Portraits de la Prostitution médiévale

Portraits de la Prostitution médiévale

On dit de la prostitution qu’elle est « le plus vieux métier au monde » et, effectivement, on trouve des traces de sa pratique à travers des sociétés et des époques très distantes les unes des autres. Dans cet essai, je donnerai un aperçu de ce qu’était la prostitution à la fin du Moyen Âge, quelles étaient les circonstances dans lesquelles de jeunes femmes devenaient prostituées, dans quels milieux elles vivaient, et ce qui arrivait aux femmes qui voulaient s’en sortir ? 

L’étude de Jacques Rossiaud, La prostitution médiévale, se penche sur la pratique de la prostitution du treizième au quinzième siècle en France. En témoignent de nombreux documents dont des jalons autobiographiques consignés dans des interrogatoires judiciaires, les statuts des  « Maisons des repenties » ainsi que dans les testaments et les contrats de mariage.

Les interrogatoires permettent de constituer un portrait typique des femmes qui se prostituaient à Dijon à cette époque. Originaires, pour la plupart, de la ville même ou des campagnes à proximité, ces femmes n’étaient pas des vagabondes ni  des passagères.  Ordinairement elles commençaient à se prostituer vers 17 ans, mais certaines étaient  contraintes de se vendre avant l’âge de 15 ans.  Peu de femmes se prostituaient de leur plein gré.  Dans bien des cas, les jeunes femmes utilisaient ce moyen pour échapper à la misère ou à un conflit familial. 15 % de ces  femmes ont été livrées à la prostitution par des parents proches (belle-mère, parâtre, mère, oncle, tante).  Près de la moitié des 77 femmes qui ont témoigné sont devenues prostituées à la suite d’une ou plusieurs épisodes de violence : 17 par maquerellage  (proxénétisme) s’accompagnant de violence et 21 à la suite d’un  viol.

En effet, au début du 15ème siècle, des bandes de jeunes hommes usaient, à l’égard de leurs victimes, d’une violence sexuelle très peu réprouvée. Aux yeux de la société d’alors, la vertu d’une femme  dépendait en grande partie de son statut social. Ainsi une servante ou une épouse d’artisan faisait l’objet d’une plus grande convoitise :  moins d’amendes à verser et  peu de risque de représailles de la part de la famille.  La victime, souillée par ce qu’elle avait subi, se trouvait alors dépourvue d’options pour sa survie.  Célibataire, elle avait peu de chance de devenir une épouse potentielle ; mariée, elle était parfois abandonnée par son mari.

C’est alors que commençait son parcours  de prostituée publique.  Les jeunes femmes,  de 15 ans et plus, devenaient souvent concubines ou « filles secrètes » de clients particuliers, mais généralement elles se trouvaient, quelques années plus tard, dans les étuves (moyenne d’âge : 20 ans) et finissaient leur carrière dans une maison publique  (moyenne d’âge : 28 ans).  Les maisons publiques étaient régies par la municipalité, et les femmes qui y travaillaient devaient prêter serment à la ville et verser le loyer hebdomadaire de leur chambre à l’« abbesse » du bordel.

Aux  treizième et quatorzième siècles, la prostitution était tolérée, même par l’Église. « Lordo conjugatorum ne se concevait pas sans une prostitution ordonnée ».  À ce propos, les intellectuels citaient souvent ce passage de saint Augustin : « Chasse les courtisanes, aussitôt les passions troubleront tout […elles] ont quant aux mœurs une vie tout à fait impure mais les lois de l’ordre leur assignent une place, la plus vile qui soit. ».  Pour protéger l’ordre moral, il convenait de pousser les jeunes célibataires et les veufs vers des prostituées « belles et agoustantes ».  Thomas d’Aquin développe, pour sa part, un principe de tolérance. C’est ainsi qu’Alain de Lille conseille aux confesseurs de poser à leur pénitent la question suivante :« Celle en qui le péché fut commis était-elle belle ?  Dans l’affirmative, il convient de modérer la pénitence ».

Si les prostituées ont une place dans la société, il s’agit d’une place particulière.    La société du douzième siècle est très tolérante à leur égard, tellement elles sont perçues comme utiles à l’ordre social.  Mais à partir de la deuxième moitié du 13ème siècle, la prostituée est considérée comme impure, voire intouchable : il est interdit à la meretrix  (tenancière d’un bordel) – ainsi qu’ au juif – de toucher à des aliments au marché sous peine de devoir les acheter sur-le-champ.  La prostituée doit porter une aiguillette de couleur tranchante sur l’épaule, et il lui est interdit de porter la coiffe ou le voile d’une honnête femme.  Pour contrer la prostitution secrète, toute femme qui reconnaît une prostituée secrète portant un voile sur la place publique a le droit, voire l’obligation, de le lui arracher !

Mais elles ne sont pas pour autant bannies.  Comme le dit Roussiaud, « la majorité des filles avaient, autour de 30 ans, de sérieuses possibilités de réinsertion sociale. »  Si dans certains cas, elles pouvaient tomber dans l’errance, la quête des aumônes et la mort prématurée, il semble bien que, le plus souvent, elles finissaient par se marier.  Parfois les aumônes du quartier ou les autorités municipales favorisaient les « repentantes » en leur offrant une dot pour faciliter leur mariage.  Il existait également des « Maisons des repenties », mais il ne s’agissait pas de maisons de retraite. Leur but était de sortir du péché de jeunes et jolies femmes qui, bien qu’encore désirables, voulaient s’en sortir. La Maison des repenties de Sainte-Marie-Madeleine d’Avignon (1450), exigeait de ses novices qu’elles soient belles et qu’elles n’aient pas plus de 25 ans.

Ce type d’accueil pour jeunes femmes repenties incitait, en des temps plus durs, des familles pauvres à prostituer leurs filles afin de pouvoir leur  trouver une place dans ces maisons, au point où le Refuge des pénitentes de Paris « fit prêter serment aux candidates … qu’elles ne s’étaient point vendues à dessein d’y être admises. »

Finalement, j’aimerais m’attarder un peu sur la question du repentir.  Dans les vies de saints du Bas Moyen Âge, les vies de putains repenties de l’Antiquité connaissent un nouvel essor.  La vie de Marie l’Égyptienne, par exemple, offre aux hagiographes l’occasion d’illustrer le repentir tout en leur permettant d’employer le style courtois si populaire à l’époque.  La belle Égyptienne est l’exemple même de la jeune femme luxurieuse, dont les traits sont exagérés à dessein.  Décrite comme une jeune femme d’une beauté extraordinaire, elle aurait quitté ses parents et choisi de se vendre dès l’âge de douze ans, non point par amour du gain ou des beaux vêtements, mais purement pour le plaisir de l’acte.  Enivrée par le pouvoir qu’elle a de corrompre tout homme sur qui  elle jette son dévolu, elle s’amuse à accompagner des pèlerins, et à condamner plusieurs d’entre eux à une damnation certaine.

Arrivée en Terre Sainte, elle est touchée par la grâce de la Vierge Marie, et son repentir est aussi spectaculaire que l’a été sa déchéance.  Elle devient ermite.  Arrachée à la vue des hommes, elle mortifie sa chair et erre dans les bois pendant trente ans.  Finalement elle rencontre un moine  du nom de Zozimas.  Impressionné par la piété ascétique de cette femme errante, il médite et prie avec elle. Au cours de cette rencontre, elle lévite miraculeusement.  Zozimas entend alors sa confession et promet de revenir un an plus tard  lui apporter la communion.  Entre temps, elle meurt. Lorsqu’il revient  il découvre son corps miraculeusement préservé de toute corruption.  Il l’enterre, aidé d’un lion qui creuse la fosse, et retourne à sa communauté pour faire connaître l’histoire de cette femme extraordinaire.

Comme c’est souvent le cas à cette époque, le péché, la rédemption et la sainteté passent par le corps.  Plusieurs vies de saintes de l’Antiquité soulignent l’extraordinaire beauté de ces femmes, qui incite les hommes à les désirer, comme si la nature de la femme se prêtait avant tout au désir charnel.  Si Catherine d’Alexandrie, Agnès, Christina et tant d’autres sont miraculeusement préservées des désirs illicites des païens de l’époque, les saintes repenties comme Marie l’Égyptienne ainsi que Thaïs et Pélagie ont d’abord mené une vie toute sensuelle et vicieuse.  Déchue à cause de son corps, c’est en châtiant ce corps que Marie démontrera son repentir.  C’est encore son corps qui, après sa mort, prouvera  sa sainteté.  Et lorsqu’enfin des paroles lui accordent un honneur et une gloire posthumes, c’est par un homme d ‘ Église qu’elles seront prononcées.  L’intérêt de son histoire est peut-être avant tout de montrer, avec  l’importance du repentir, la possibilité pour les personnes les plus honnies de  réintégrer la société des honnêtes gens… ou la communion des saints.

Sharon Hackett, Vasthi