QUAND DES FÉMINISTES DANS L’ÉGLISE RENCONTRENT UN ÉVÊQUE
A la demande des membres d’un groupe de Montréal du collectif « L’autre Parole » monseigneur Lebel, un des quatre évêques délégués par l’Église canadienne au Synode sur la famille, a accepté de rencontrer Flore, Ginette, Hélène, Judith, Marie-Andrée, Marie-Diane et Réjeanne avant son départ pour Rome.
Monseigneur nous a dit, en entrée en matière, qu’il était égal aux plus petits de son diocèse. Quand on nous dit ainsi que l’Église c’est aussi nous les laïques, nous les femmes, nous le savons ; mais nous savons aussi que c’est devant Dieu que nous sommes égaux et que dans l’Église où se vit la parole de Dieu, dans l’Église organisée en institution, nos cheminements et nos questionnements pénètrent difficilement jusqu’au cœur des dignes assemblées décisionnelles. C’est pourtant de ces dernières que partent les grandes interprétations et les directives ; c’est aussi elles qui ont le pouvoir de rejoindre chaque catholique par ses propres canaux de transmission ou par des alliances avec le pouvoir civil.
Or dans une institution hiérarchisée, quand on détient un poste de grand commis, il est évident qu’il y en a qui sont plus égaux que d’autres. Noblesse oblige et nous avons donc demandé à monseigneur Lebel d’écouter nos voix pour les faire entendre à Rome. La rencontre fut cordiale ; nous avons voulu établir une dynamique constructive et nous remercions monseigneur Lebel pour sa participation. Ainsi, devant notre mandaté, nous sommes restées des femmes sagement en colère contre une Église qui, à cause de sa pratique discriminante envers les femmes, se voit dans l’obligation de continuer à bâtir un discours souvent plus fidèle à servir les intérêts d’une institution traditionnellement mâle qu’à rendre fidèlement compte de la parole du Christ.
Un synode sur la famille ne peut qu’alerter les militantes féministes et chrétiennes, concernées qu1elles sont par le sort qui sera fait, dans l’enthousiasme général, à la moitié des catholiques si mal représentées à Rome. L’Église a traditionnellement fait de la femme le personnage central de la famille. Vatican II s’il n’érige pas en absolu la vocation au foyer des femmes et encourage même leur participation à la vie sociale et économique, n’en pose.pas moins des balises strictes, « à condition, y est-il dit, que cela ne nuise pas à la stabilité essentielle et à la santé du mariage et de la famille ». Cet encouragement bien circonstancié qui ouvre largement la porte à l’interprétation arbitraire, n’a jamais été fait aux hommes comme si la stabilité et la santé de la famille reposaient sur les seules épaules de la femme.
Qui plus est, quand les femmes savent que les prescriptions morales qui s’ensuivront couvrent un champ où elles sont sur la ligne de feu : contraception, avortement, indissolubilité du mariage, éducation des enfants, etc., elles sont quelque peu justifiées de craindre cette belle lancée évangélique. Les femmes sont aussi concernées parce qu’elles sont les premières à vouloir de belles familles et une bonne vie familiale ; elles portent leurs enfants et les aiment. Elles refusent cependant, que par le biais de la famille, on réduise leur participation dans la Création de Dieu, à leurs seules fonctions biologiques. Elles souhaitent qu’on donne à la famille quelle qu’elle soit, les garanties économiques et sociales qui lui permettront de fonctionner harmonieusement mais elles ne veulent pas faire les frais unilatéralement de cette entreprise où tous sont impliqués : femmes et hommes, société civile et Église. Enfin, faire reposer le salut du monde sur la famille sans en redéfinir les fonctions et les rôles, en sacralisant de plus en plus les valeurs d’unité, de durabilité et de fécondité, c’est renvoyer les femmes à l’angoisse existentielle de se savoir responsable du salut de ce monde et cela, sans prises sur les moyens d’arriver à cette fin. Il n’est donc pas surprenant que ces femmes se sentent concernées et apeurées par un synode sur la famille.
Pour préparer cette rencontre, nous avons d’abord fouillé dans nos idées de femmes et de mères encore dans l’Église. Ensuite, nous avons pris connaissance du document de travail de la Conférence des Évêques Catholiques Canadiens intitulé « Le mariage et la famille » et produit en juin 1980. Monseigneur Lebel nous a cependant fait remarquer qu’il s’agissait d’un simple document ne liant en rien les commanditaires. Il reste, tout de même, que ce document de deux cents pages mérite qu’on en retienne quelques lignes générales comme le feront aussi sans doute les évêques.
Il nous est d’abord sauté aux yeux que les rédacteurs, les collaborateurs et les coordonnateurs sont en grande majorité mâles, soit seize sur dix-sept.
Ensuite, au fil de la lecture, émerge l’idée que la famille chrétienne assise sur les valeurs traditionnelles de permanence et de continuité, peut seule christianiser le monde, c’est-à-dire le rendre meilleur. Une citation de Denis O’Callaghan, tirée du numéro 55 de Concilium et placée en exergue, sert à proclamer le but de cette mission évangélisatrice : « Le chrétien est désigné pour humaniser et civiliser la terre et pour être une force rédemptrice irradiant la puissance du Christ en des cercles toujours plus étendus …. p. 141 ».
Puis nous avons dû admettre que jamais, dans ce document, on s’inspire de sources féministes. De plus, les seuls auteurs dont on se réfère pour marquer les différences entre hommes et femmes procèdent à partir des déterminismes biologiques pour construire une distinction des sexes. (Van Der Poel).
Il nous a semblé aussi que la peur tisse une trame de fond : peur de perdre du terrain, peur d’envisager de nouveaux modèles où la participation de tous à la pro-création et à la transmission des valeurs évangéliques répondrait mieux au respect et à l’égalité de tous les êtres humains que le modèle occidental contemporain. Et en accompagnement de cette peur, il y a toute la nostalgie qui embellit les réalités d’autrefois : 11La sécularisation des fonctions sociales désacralise les rapports humains … les valeurs de générosité, de gratuité, d’attention à la personne sont oubliées ».
Enfin, on ne peut qu’être frappé par le vibrant appel à serrer les rangs, à noyauter les organismes où se prennent les décisions afin que les valeurs chrétiennes, dont la famille serait
la dépositaire et la seule capable de les préserver, puissent être respectées par tous et partout.
Par contre, le document parle peu des difficultés vécues quotidiennement par les couples chrétiens placés entre les exigences d’une vie qui n’est pas que reproductrice et les enseignements de l’Église sur la contraception. On y parle peu des divorcés qui se recréent d’autres lieux, d’autres liens, sous d’autres formes en continuant d’assumer leur dignité d’êtres humains. Il est peu question des familles monoparentales qui questionnent pourtant justement toute la structure traditionnelle de la famille. Il n’est pas question du fait social observable que constitue le nombre grandissant de femmes qui prennent conscience qu’une tradition patriarcale les a jusqu’ici définies injustement dans la société et dans l’Église.
En nous adressant à l’évêque délégué au Synode et non à l’homme charmant que nous avions devant nous, nous avons présenté nos griefs de féministes situées à 1 ‘intérieur de l’Église catholique.
Nous faisons grief à cette Église de ne pas tenir les femmes en haute estime par sa pratique discriminatoire (sacerdoce, célibat des prêtres. etc.) et par son discours qui continue à appréhender la réalité féminine par le biais de la détermination rigide des fonctions et r6les à partir de la 11nature » des êtres •…
Nous lui faisons grief de juger le féminisme comme un phénomène malsain et égoïste …
Nous lui faisons grief d’avoir perdu le sens du risque, qualité pourtant bien chrétienne, ce qui l’amène à refuser l’interpellation du féminisme cette force montante et bien vivante ….
Nous lui faisons grief de ne plus croire à la capacité de l’être humain dans l’organisation de son salut tant temporel qu’éternel, sans avoir recours à un encadrement juridique rigide….
Nous lui faisons grief de chercher à « irradier la puissance du Christ » plutôt que de braquer les feux sur sa vie toute marquée par le refus du pouvoir et toute axée sur la libération des oppressions de toutes sortes, individuelles et collectives (sexiste, sociales, économiques, nationales, etc.) …..
Monseigneur Lebel nous a entendues ; il a réagi à nos griefs. Il nous a parlé de son engagement du côté des pauvres dont les statistiques nous disent que la majorité sont des femmes. Il nous a raconté les pressions très fortes et très dures des intégristes auprès de la hiérarchie. Il nous a avoué son plaisir de rencontrer des féministes qui luttent désespérément pour continuer à être elles-mêmes et à vivre leur foi chrétienne. Il nous a enfin rassurées en nous promettant de ne pas oublier nos conversations … Nous l’avons alors assuré de notre support … en pensées … tout au long de ce Synode.
Nous ne savons pas encore ce qui sortira de ce Synode. Nous ne croyons pas que le salut de la femme s’y jouera … mais nous voudrions au moins minimalement que les revendications des femmes soient reconnues comme s’inscrivant dans la grande foulée libératrice du Christ. Nous voudrions aussi que soit dénoncée la politique de deux poids deux mesures quand l’Église se fait la championne des droits de la personne et en même temps nie à la femme une existence à part entière dans son institution. Nous voudrions enfin, que l’Église cesse d’avoir peur et qu’elle fasse confiance en ses membres en leur donnant la latitude de chercher, avec tout ce que cela peut produire d’erreurs, de tâtonnements mais aussi d’audaces créatrices, de nouveaux modes d’asseoir les rapports humains. Le modèle de la famille figé dont les rôles sont départagés selon les sexes et où tout est axé sur la procréation nous semble réducteur des possibilités immenses de générosité et d’amour dont sont pourvus les êtres humains.
Si l’Église de la fin du vingtième siècle ne commence pas à montrer son honnêteté par des gestes concrets et osés, qu’en adviendra-t-il de la foi vivante des femmes et de leur espérance ? Ces femmes, ne l’oublions pas, luttent aussi dans la société civile pour être respectées comme des humains à part entière (droit de vote, etc.). A ces occasions-là, en coude à coude avec d’autres femmes et pour la collectivité des femmes, elles se rendent souvent compte que les valeurs de solidarité, de justice et de générosité ne sont pas de vains mots mais des réalités (chrétiennes) vivantes, stimulantes et gratifiantes~
Montréal, octobre 1980 Judith Dufour