QUARANTE JOURS AU DÉSERT…

QUARANTE JOURS AU DÉSERT…

Odette Mainville

Jésus était allé entendre Jean, le Baptiste, et il avait été saisi par son message. Un message dénonciateur des inégalités et des injustices, qui plaçait en aval de toute pratique religieuse le respect et la dignité de l’être humain. Un message d’ailleurs inscrit dans le droit fil des exhortations des prophètes de la tradition juive. Jésus avait aimé les enseignements de Jean au point de s’en faire le disciple ; ce qu’il avait publiquement signifié en se faisant baptiser par lui.

Jésus était ensuite revenu dans sa Galilée natale afin d’y initier sa propre mission. Mais selon les évangiles 1, avant de s’y adonner pleinement, il s’accorda d’abord un temps de réflexion d’une durée de quarante jours en se retirant au désert ; un endroit où, précise-t-on, il a subi les assauts de Satan. Les événements relatés se veulent évidemment un tableau imagé de la période préparatoire à son entrée en scène. Il convient donc d’en décoder le message au-delà de la littéralité narrative, et pour ce faire, de mettre en lumière la valeur des symboles qui tissent les récits.

Tout d’abord, la symbolique du désert. Lieu de désolation, espace vide où, paradoxalement, s’affrontent les forces du bien et du mal, lieu à l’abri des sollicitations du quotidien, et de ce fait propice aux remises en question ; lieu de dépouillement favorable à la rencontre avec Dieu, le désert se fait alors creuset où les choix de vie se redéfinissent et se restructurent dans des formes nouvelles, souvent radicalement neuves.

Quant au chiffre 40, fréquemment utilisé dans la Bible, il représente soit un temps de formation, de maturation, d’épreuve, de purification, soit le passage d’une génération à une autre, d’un état existentiel à un autre ; une traversée au sortir de laquelle les humains impliqués se retrouvent transformés. On voit alors la pertinence de l’utilisation concomitante des deux symboliques, désert et chiffre 40, pour marquer la période préparatoire de Jésus à sa mission.

Quoiqu’il en soit de l’authenticité de son séjour de quarante jours au désert, on ne peut douter que Jésus se soit accordé une sérieuse période de réflexion avant de s’engager sans réserve dans la cause humaine, qui devait lui couter la vie. Une période, délimitée par un avant et un après, si transformatrice qu’il devenait pertinent de la placer sous la bannière des grands symboles bibliques du désert et du chiffre 40.

Un avant

Le parcours de Jésus, jusqu’à sa rencontre avec Jean, s’inscrit dans le sillage de la religion juive, fort structurée tant du point de vue scripturaire qu’éthique et liturgique. Toutes les facettes de l’existence du Juif étaient codifiées dans la Loi et son quotidien était réglé au quart de tour. La Loi régissait effectivement tout : comment s’acquitter des obligations cultuelles ; comment prier ; comment manger ; comment jeûner ; comment respecter les règles de pureté ; comment se comporter envers les étrangers ; et tous les ‘comment’ imaginables qui règlementaient sa vie. Et parmi ces ‘comment’, il y avait évidemment ceux concernant la femme, son statut et ses rapports avec son entourage et avec le monde extérieur.

Ainsi Jésus avait-il pu observer tout l’espace accordé par les autorités juives à l’observance intégrale de la Loi, au point de n’en plus laisser à l’autonomie individuelle. Une observance obsessive qui pouvait même avoir préséance sur des initiatives humanitaires aussi élémentaires que de soigner un malade le jour du sabbat. L’être humain était donc au service de la Loi et non l’inverse.

Mais il arrive que le pouvoir corrompe. Ce qui, malheureusement, s’avéra au sein même des têtes dirigeantes du peuple juif, dont le gouvernement s’exerçait à partir de la prestigieuse institution du Temple de Jérusalem. Dans le Temple siégeait effectivement le Sanhédrin, grand Conseil formé de soixante-dix membres à la tête duquel régnait le Grand-Prêtre, nommé par l’occupant romain. De ce lieu « saint » émanaient donc abus et malversations dont le peuple était inévitablement affligé. Or, comme la longévité du mandat du Grand-Prêtre dépendait grandement de sa collaboration avec le pouvoir étranger, lequel n’hésitait pas à le déposer s’il se montrait le moindrement rétif, connivences et collusions entre les deux paliers du pouvoir devenaient alors monnaie courante.

Le pouvoir judiciaire juif s’exerçait également à l’intérieur du Temple. C’est bel et bien dans le Temple que le Sanhédrin prit la décision d’exécuter Jésus. Mais c’est encore dans le Temple que s’opérait la gestion du Trésor. On y encaissait des sommes colossales provenant des lourds impôts et des taxes prélevés tout autant des Juifs de la diaspora que ceux habitant le territoire palestinien. Et bien sûr, le peuple devait également absorber les taxes et impôts exigés par Rome.

Ce tableau à grands traits brossé permet d’entrevoir l’impact de cette gouvernance bicéphale sur les habitants du pays de Jésus. Un véritable climat d’oppression pesait sur eux, et ce, avec une intensité accrue sur les marginalisés de la société et de la religion, plus particulièrement sur les femmes, déjà défavorisées de par leur statut. Un statut qui faisait d’elles d’éternelles mineures du berceau à la tombe, toujours sous la tutelle d’hommes, pères, maris ou fils. Soustraites de la vie publique, elles ne pouvaient sortir en ville sans avoir le visage voilé ; et bien sûr, elles ne pouvaient adresser la parole à un homme en public. Elles n’avaient pas droit à l’instruction, ni de gagner de l’argent. Ainsi prisonnières de leur condition, elles n’avaient de véritable reconnaissance que dans la maternité ; d’où le drame de la femme stérile.

C’est sur ce fond de scène qu’a dû s’élaborer la réflexion de Jésus et qu’ont dû se dessiner ses options avant qu’il ne se lançât dans la mêlée. On peut imaginer cependant ce qu’il lui en a fallu de courage et de détermination pour affronter un système millénaire, quasi infrangible. Et si on veut encore décrypter la symbolique de l’assaut de Satan, on peut supposer que la nature réelle de la tentation à laquelle Jésus fut confronté a pu être celle de renoncer à la folle aventure de s’attaquer à ce rocher que représentait le système en place et de poursuivre paisiblement son humble métier de charpentier.

Un après

À l’instar de son maitre, Jean, le Baptiste, Jésus choisit donc d’accorder priorité à la justice sociale, avec la ferme volonté de redonner à l’être humain toute sa dignité 2. Voici quelques exemples probants à cet effet : il guérit les infirmes et les malades dont les conditions étaient imputées à leurs propres fautes morales ou à celles de leurs parents ; il fréquente les étrangers considérés comme impurs par sa religion ; il s’attable avec les pécheurs bien que l’interdise la Loi ; il cite en exemple de généreux Samaritains ardemment méprisés par les Juifs ; il intègre dans son groupe un publicain, membre d’une catégorie inscrite sur la liste noire ; et un zélote, issu d’un groupe d’insoumis qui sèment la terreur au sein du peuple. Et tant d’autres choix et attitudes qui le rendaient complètement indigne de s’adresser aux défenseurs de l’orthodoxie et surtout, de se présenter comme légitime interlocuteur des autorités juives.

De toutes ces prises de position de Jésus, qui ont vraisemblablement germé au fil de ses « quarante jours au désert », nulle n’égalait cependant, en termes d’audace, celle à l’endroit des femmes. De toutes ses prises de décision d’établir l’équité dans les relations humaines, la plus inouïe, la plus ‘irréaliste’ dans la société de l’époque, fut sans contredit celle de reconnaitre en la femme un être égal à l’homme et d’entreprendre de lui accorder des droits et des privilèges équivalents. Son attitude à l’égard de ces « éternelles mineures » n’était rien de moins qu’un renversement inimaginable à l’époque. Oui, Jésus a définitivement reconnu la femme comme égale de l’homme et il a orienté ses interventions en vue de la libérer du joug de la domination masculine.

Jésus s’est attaqué, en effet, à de multiples situations aliénantes des femmes et a posé des gestes allant complètement à l’encontre des prescriptions de la Loi. Pensons seulement à ces deux femmes, ses amies, qu’il visite dans leur maison, en l’absence de leur frère, Lazare. L’une d’elles, Marthe, s’affaire à la préparation du repas, tandis que l’autre, Marie, s’accroupit aux pieds de Jésus. Que l’on ne se méprenne ! La position de Marie n’en est pas d’abord une d’humilité, mais bien d’écoute ; celle du disciple qui reçoit l’enseignement du maitre. Quoi ! Jésus aurait donc reconnu à la femme le droit à l’instruction ? Tout en sachant pertinemment que l’instruction crée une ouverture sur le monde ; que l’instruction doit rejaillir sur la société et se redonner en bénéfices pour elle ; que l’instruction confère des pouvoirs.

Pensons encore à cette femme passible de lapidation pour cause d’adultère ; car en cas d’adultère, seule la femme était condamnée à la mort… comme si elle pouvait commettre l’adultère seule. Dans ce cas précis, simplement par ses paroles et son attitude envers elle, Jésus dénonce une situation d’iniquité et rétablit un équilibre entre les genres. Que dire de cette femme étiquetée de pécheresse3 par qui il se laisse toucher — outrage suprême à la condition masculine ! — en présence d’un pharisien, par-dessus le marché ! Cette femme que, d’ailleurs, Jésus finira même par citer en exemple à son hôte, Simon. Et que dire de cette femme affligée de perte sanguine, dont le seul fait d’entrer en contact avec elle rendait impur, à qui Jésus rend la possibilité d’avoir une vie conjugale normale, tout en l’affranchissant de l’humiliation d’être ostracisée. Et encore, ce groupe de femmes qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée jusqu’à Jérusalem4 ? Sans la présence de leurs maris ! Suivre n’est-il le verbe habituellement utilisé pour marquer précisément le statut de disciple ? On ne réfléchit peut-être pas suffisamment au portrait d’ensemble qu’offrait le spectacle de ces femmes, non accompagnées de leurs hommes, suivant un maitre sur une route aussi longue que celle de la Galilée à la Judée. On ne réalise pas tout le travail d’apprivoisement et d’éducation, dissimulé derrière la brièveté des récits évangéliques, de la part de Jésus, pour en arriver à convaincre ses disciples masculins, et même les femmes, qu’il était légitime et souhaitable que ces dernières acquièrent une telle autonomie. Sans compter le rôle de leadership qui est attribué à Marie de Magdala. Et que dire encore des rôles majeurs attribués aux femmes au sein des récits entourant la naissance de Jésus (Lc 1-2) et les tristes événements reliés à sa mort ?

Tant de libérations de femmes occultées, voire étouffées, par la tradition chrétienne !

Conclusion

Le nombre de femmes qui se retrouvent dans les évangiles est incroyable dans une société où elles se devaient d’être invisibles. C’est pourtant une indéniable réalité. Deux critères d’historicité plaident en faveur de l’authenticité de cette place immense que Jésus leur a accordée : celui de l’attestation multiple et celui de l’embarras. Les actions de Jésus en faveur des femmes sont partout attestées dans les évangiles et cela, dans une diversité inouïe de situations. Mais plus encore, cette attitude féministe de Jésus avait de quoi placer ses disciples dans des situations les plus embarrassantes. Or, si les évangélistes avaient pu gommer ces scènes de leurs écrits, il n’aurait pas manqué de le faire. D’autant plus qu’au tournant du premier siècle, quand les églises maison s’ouvrent progressivement à une plus grande intégration sociale, quand elles s’institutionnalisent, alors qu’elles prennent de plus en plus les couleurs des sociétés ambiantes, on constate alors une fermeture à l’égard des femmes que l’on renvoie à leur condition de soumission5. Une fermeture qui se conforme effectivement aux exigences des sociétés où l’Église connait son expansion.

Toutes les interventions libératrices de Jésus à l’égard des femmes étaient embryonnaires, pourrions-nous dire. Aurait-il pu en être autrement dans le si court laps de temps qu’a duré sa mission et dans une société complètement fermée à de telles idées si radicalement novatrices ? Mais un embryon n’est-il pas destiné à se développer pour atteindre la complétude de son être ? Ne contient-il pas en germe tout ce qu’il faut pour y arriver ?

Jésus avait jeté une semence incroyable qui aurait dû changer totalement le destin des femmes à l’intérieur de l’histoire de l’Église. Pourtant tout au cours des vingt siècles de christianisme, l’Église a été et demeure le fief des hommes. On n’a jamais cessé de nier aux femmes des droits élémentaires à l’intérieur de l’Institution. On a légitimé ces comportements par toutes sortes d’artifices, tout à fait dénués de fondement théologique, avec le culot de brandir l’argument de la fidélité à Jésus pour les justifier.

Quelle trahison !

1. Mc 1,12-13 ; Mt 4,1-11 ; Lc 4,1-13.
2. Comparer les orientations sociales de la prédication de Jean (Lc 3,10-14) et celle de Jésus (Mt 25,31-40).
3. Lc 7,36-50. À noter que, contrairement à ce que la tradition a toujours véhiculé, ladite pécheresse, d’ailleurs jamais nommée, n’est pas Marie de Magdala. La confusion vient du fait qu’immédiatement après l’épisode chez Simon, le texte de Luc enchaine en présentant « Marie de Magdala dont étaient sortis sept démons » (8,3). Or, il faut distinguer les démons de Satan : les premiers sont les causes de maladies et d’infirmités, alors que le second est incitateur au mal moral. Que Marie fût sous le joug de sept démons peut signifier qu’elle était atteinte d’une maladie totalement envahissante, le chiffre sept signifiant la globalité.
4. Lc 8,2-3 ; 23,55.
5. Voir Ép 3,21-24. À noter que l’épitre aux Éphésiens, bien que placée sous le patronyme de Paul, n’est pas de lui. Elle pourrait même avoir été écrite quelques décennies après la mort de Paul.