Qui a été Marie Gratton pour moi
Marie Bouclin, Photina
Marie Gratton a été pour moi une mentore et beaucoup plus, une de ces personnes « pivot » qui réorientent notre vie. Elle est partie sans que j’aie eu l’occasion de le lui dire et de lui faire mes adieux. Merci à la collective L’autre Parole, de m’offrir l’occasion d’évoquer quelques souvenirs et de lui rendre un bref hommage.
C’est à l’automne 1989 que j’ai rencontré Marie, dans le cadre des cours à distance de la Faculté de théologie de l’Université de Sherbrooke, plus précisément du cours « Projet de salut en Jésus Christ ». Parlant du rôle des femmes dans l’Église, Marie avait dit avec un brin d’ironie dans la voix, « Les femmes ne peuvent pas être prêtres. Après tout, qu’est-ce qu’elles connaissent à part mettre au monde des enfants, nourrir une famille, soigner les malades, accompagner les personnes en fin de vie, entretenir leur vie de couple ? » Et Marie de sourire…
Moi, la femme soumise, fille fidèle et obéissante de l’Église institutionnelle, je devenais féministe. J’avais la permission de poser des questions, de chercher des réponses. Dans ses remarques sur mon travail de fin de session, elle m’attribue de l’ouverture d’esprit et du sens critique, des qualités bien faites pour lui plaire. Son accolade m’avait fait rêver de devenir théologienne.
Autre précieux souvenir : notre première rencontre « en personne ». Elle était venue souper chez nous, à Sudbury, lors d’une visite à notre groupe d’étudiant∙e∙s à distance du programme SerFADET de l’Université de Sherbrooke. M’excusant d’un repas plutôt simple, car j’arrivais du travail, elle m’avait dit de ne jamais me déprécier. J’ai compris que souvent les femmes se déprécient pour aller chercher des compliments. Astuce indigne d’une adulte. Quand on sait qui l’on est, on n’en a pas besoin. L’humilité vraie consiste à reconnaître non seulement nos limites, mais aussi nos talents et nos qualités. Elle renchérira sur ce point quelques années plus tard, écrivant au sujet de l’ancien Acte d’humilité du Catéchisme (que nous avions récité ensemble, en riant dans ma cuisine) : « J’ai compris à l’usage que c’était là une prière dangereuse, démoralisante et ignorante de la psychologie la plus élémentaire. Se mépriser soi-même, c’est côtoyer sans cesse des précipices, courir à la catastrophe, car on finit toujours par ressembler au portrait qu’on s’est tracé de soi-même. Aussi, il est souhaitable, il est nécessaire, il est même indispensable d’entretenir de soi une bonne opinion, voire une excellente opinion.[1] »
Un autre moment clé remonte à l’automne de 1996. Je venais de présenter, en classe, mon projet de mémoire de maîtrise qui portait sur les femmes abusées par des clercs. Marie avait entendu les propos de ce diacre étudiant particulièrement offusqué, se disant lui aussi « clerc ». Les autres autour de la table étaient également très mal à l’aise, surtout quand j’ai répondu : « Je parle de prêtres et d’évêques abuseurs ». En sortant, elle m’accroche le bras pour m’encourager, disant : « Vous savez, Marie, ces femmes-là sont très malades ». ─ « Oui, je sais, mais moi je veux chercher comment les guérir. » ─ « Oh, alors là ! Ça risque d’être dangereusement intéressant ! Donnez-moi votre projet. » La semaine suivante, je recevais un courriel que mon projet était accepté, que Louise Melançon serait ma directrice de mémoire. Après le dépôt de mon mémoire, Marie venait d’annoncer sa retraite, mais elle a lu le mémoire, et m’a offert de déplacer quelques montagnes afin qu’il soit publié : elle a facilité une rencontre avec l’éditeur Médiaspaul, a offert beaucoup d’aide à la révision et elle a rédigé la préface. Elle a aussi bémolisé mes propos assez corrosifs à l’endroit du clergé en assurant les lectrices et les lecteurs que mon livre « n’a rien d’accusateur. Il n’implique pas de mises en accusation ni le rappel des griefs passés, il évoque plutôt la ferme détermination des femmes d’échapper à l’impasse dans laquelle elles s’étaient laissées piéger…[2] »
Sans l’aide de Marie, je n’aurais pas eu le courage de mener ma recherche auprès de celles que j’appelle les femmes battues de l’Église. Je me demande si j’aurais trouvé ce que je croyais être ma vocation dans l’Église : aider ces femmes dans leur quête de justice et de guérison. Quoi qu’il en soit, la publication de ma recherche m’a valu d’être invité eau « Faith/Trust Institute » de Seattle, Washington, afin de suivre un cours destiné aux personnes responsables d’élaborer des protocoles pour répondre aux accusations d’inconduite sexuelle de la part du clergé. Ce séjour a entraîné un autre moment pivot dans ma vie.Marie Fortune, responsable du programme, a commencé par nous dire : « Ce n’est que lorsque les femmes ont été ordonnées dans les Églises protestantes que les problèmes de la violence familiale et de l’inconduite sexuelle de la part du clergé ont commencé à être pris au sérieux ». Aucun espoir pour les femmes catholiques, me suis-je dit. Le pape ne veut même pas qu’on parle de l’ordination des femmes. Que faire ? D’abord m’engager activement dans les regroupements qui militent pour l’accès des femmes aux ministères ordonnés dans l’Église. Où j’habitais, il y avait un groupe local du Réseau catholique pour l’égalité des femmes (Catholic Network for Women’s Equality)[3].
Fini le rêve de faire un doctorat et de devenir professeure de théologie. Je n’étais ni conseillère ni thérapeute, mais je pouvais offrir des ateliers et des retraites aux femmes victimes d’abus dans l’Église. Mon rôle était de raconter les histoires qui m’avaient été confiées pour ensuite orienter celles qui s’y reconnaissaient vers des services professionnels : thérapeutes, avocat∙e∙s, et même intervention de la police dans les cas d’agression sexuelle, ou encore référence à un organisme spécialisé dans l’aide aux femmes violentées. Avec le temps, j’ai constaté que même si les victimes recouvraient un certain équilibre sur le plan de la santé physique et mentale, la majorité était devenue incroyante et ne voulait rien savoir de l’institution ecclésiale. De plus, les survivantes étaient très peu enclines à explorer le vide spirituel causé par le viol de leur âme. Elles n’iraient certainement pas chercher de l’aide auprès d’un prêtre, car celui-ci leur rappellerait trop l’abuseur. Mais peut-être que s’il y avait des femmes prêtres…
Un concours de circonstances alors que je coordonnais le conseil de direction de Women’sOrdination Worldwide allait me mener jusqu’à l’ordination contra legem. Marie ne voyait pas en quoi l’ordination « illégale » avançait la cause de l’égalité des femmes dans l’Église. Son hésitation se fondait, je pense, sur la crainte que les femmes prêtres catholiques romaines adoptent le modèle clérical masculin. Ou peut-être, se demandait-elle comment les femmes prêtres catholiques pourraient rejoindre les autres femmes catholiques alors que nous étions excommuniées. Même marginalisées, lui disais-je, nous pouvons servir de pont pour traverser de la vieille religion patriarcale misogyne à une spiritualité évangélique et adulte. Nous étions d’accord qu’il fallait rejeter le langage exclusif et « féminiser le discours sur Dieu, pour faire contrepoids au discours dominant, et mettre en échec le sexisme impénitent des personnes qui semblent croire que si[4] “Dieu est mâle, le mâle est Dieu”, pour reprendre la formule choc de l’Américaine Mary Daly. »[5]Les liturgies calcinées et « plates », comme le disent de nombreux et nombreuses fidèles, devaient faire place à de nouveaux rituels bâtis sur des reconstructions et sur des réécritures féministes. Surtout, il fallait laisser tomber la théologie de l’expiation sur laquelle se fonde le cléricalisme qui dédouane l’institution ecclésiale de ses abus de pouvoir. Je lui faisais valoir que les femmes ordonnées proposent un nouveau modèle qui garde le meilleur de la tradition intellectuelle catholique, y compris les théologies féministes et l’érudition biblique des chrétiennes de diverses confessions pour renouveler le discours religieux, la liturgie et l’éthique — autant d’outils pour aider les femmes blessées, frustrées et enragées contre l’Église à vouloir comprendre la Réalité divine autrement et parvenir à prier. « Peut-être bien », opinait-elle lorsque je parlais de l’ordination comme obéissance prophétique à l’Esprit. Là, j’ai cru avoir rejoint sa pensée puisqu’elle avait écrit : « La mission prophétique […] appartient à chacune et chacun d’entre nous qui sommes conscients de la marée de souffrance qui déferle sur le monde et que notre solidarité peut contribuer à endiguer, si nous y mettons assez de détermination et de persévérance.[6] » Elle se disait quand même heureuse que je ne porte pas le « collet romain »…
Marie continue à m’inspirer. J’aurais le goût de plagier, tout cuit, ce texte de Noël qui me donne les mots pour parler de Jésus et de communiquer « la bonté, la miséricorde de Dieu qu’on voit à l’œuvre d’une manière sensible, bouleversante et intelligente »[7] . D’ailleurs, mon homélie pour Noël 2019 ressemble beaucoup à cet article que je viens de relire : « Il est venu chez les siens […] Et les siens ne l’ont pas reçu.[8] »
Lorsque Marie est décédée, j’ai relu et souligné quelques passages de Côté cour, côté jardin, en particulier sur le vieillissement[9] et la mort, y compris la sienne.[10] C’est que Marie reste pour moi guide et modèle à imiter. Je lui laisse le dernier mot :
Nos initiatives, nos engagements, ont souvent des répercussions importantes, bien qu’inattendues. Osons donc entreprendre, osons nous surpasser et, de nos gestes les plus simples, laissons l’avenir mesurer la portée.[11]
[1] Marie GRATTON. Côté cour, côté jardin. Voyage intérieur en 365 jours, Montréal, Médiaspaul, 2001, 643 pages, p. 68.
[2]Marie GRATTON. « Préface », dans Marie Evans BOUCLIN. Pour vivre debout : femmes et pouvoir dans l’Église, Montréal, Médiaspaul, 2000, 152 pages, p. 8.
[3] Je suivais également les activités de L’autre Parole, Femmes et Ministères, Femmes et Hommes en Église aujourd’hui connu sous le nom de FHEDLES (Femmes et Hommes, Égalité, Droits et Libertés dans les Églises et la Société), Future Church, Women-Church Convergence.
[4] NDLR Erreur typographique, l’on comprendra que la phrase choc est : « si Dieu est mâle, le mâle est Dieu. »
[5]Marie GRATTON. Côté cour, côté jardin, op. cit., p 425.
[6]Ibidem, p. 368.
[7] Marie GRATTON. « Revisitons Noël en tant que féministes chrétiennes », L’autre Parole, no 141, mai 2015, p. 10.
[8] Marie GRATTON. Côté cour, côté jardin, op. cit., p. 16-17.
[9]Ibid., p. 69-70.
[10]Ibid., p. 232.
[11]Ibid., p. 329.