Religieuses féministes : quelques réflexions

Religieuses féministes : quelques réflexions

Marie-Andrée Roy, Vasthi

 

Je vous propose quelques réflexions issues de ma relecture d’écrits de L’autre Parole, dont le no 41 (1989) qui avait pour thème « Les sœurs » et où j’avais formulé quelques hypothèses sur l’avenir des communautés religieuses. Qu’en est-il 32 ans plus tard ?

En 1976, Monique Dumais, jeune religieuse théologienne, lançait une invitation pour regrouper les femmes en Église ; Louise Melançon et moi-même y avions répondu et la collective L’autre Parole naissait en août de la même année. En 1981, Monique Dumais, signe dans la revue L’autre Parole (no 14, 1981, p. 3) un texte éditorial bien senti en faveur d’un engagement féministe des religieuses : « Laissons-nous envahir par la sagesse créatrice, féconde, lumineuse, qui n’a pas peur des audaces ! ».  Aujourd’hui, on peut affirmer que la naissance et le dynamisme de la collective sont en bonne partie redevables à l’engagement féministe indéfectible de cette religieuse visionnaire.

Huit ans plus tard, la revue L’autre Parole (no 41, 1989) publie un numéro entier sur « Les sœurs » qui manifeste clairement la volonté de la collective de comprendre comment les religieuses vivent leur engagement féministe. Pas question de soutenir ici que toutes les religieuses sont féministes, mais, force est de reconnaître que plusieurs vivent de solides engagements féministes. Dans ce numéro, Monique Dumais écrit :

[…] je ne me sens pas seulement membre de la communauté des Ursulines, mais je me perçois en partage avec une autre communauté plus vaste, plus fluctuante, parfois plus engageante, celle des femmes à la recherche de leur identité, soucieuses de leur autonomie et de leur participation entière à la société et aussi à l’Église catholique. Cette communauté des femmes, qui se vit dans une “ekklésia” des femmes […] est un appel sans cesse lancé dans le monde d’aujourd’hui (L’autre Parole, no 41, p. 7-8).

Cette association de la collective à l’ekklésia des femmes m’apparaît particulièrement forte et traduit l’intensité et la portée de l’engagement de Monique Dumais à son endroit. La thématique de l’ekklésia est reprise par Réjeanne Martin, sœur de Sainte-Anne, membre de la collective pendant de nombreuses années qui proclame haut et fort que :

C’est de cette Ecclesia[1] de femmes chrétiennes et féministes

que se dresse au-dessus de vents et marées

une « bonne sœur » reconnue et aimée comme femme,

une « bonne sœur » résolument solidaire dans la lutte contre toute forme d’oppression faite aux femmes,

une « bonne sœur » définitivement tendue vers son devenir éternel.

Une « bonne sœur féministe » : oui assurément.

(L’autre Parole, no 41, p. 16).

 

Des religieuses féministes espèrent contre toute espérance même si elles pressentent la fin plus ou moins rapprochée de leur communauté. Dans le même numéro, on retrouve un texte éloquent de l’une des féministes les plus radicales de la collective, Yvette Laprise, membre de la congrégation des Filles de la Charité du Sacré-Cœur de Jésus. D’une lucidité décapante et d’une sérénité têtue, elle écrit :

[…] Le vieux tronc ridé qui sent venir sa fin n’a-t-il pas raison de se réjouir en contemplant à ses pieds les jeunes pousses surgies de ses racines ?

À voir ces surgeons, qui feront la forêt de demain,

comment céder à la désespérance ?

(L’autre Parole, no 41, p. 22).

Des religieuses féministes singulièrement lucides. Dans ce même numéro, Louise Roy, sœur de Sainte-Anne également membre de la collective pendant de nombreuses années, signe un texte argumenté sur les multiples mécanismes de contrôle des communautés religieuses féminines par les autorités ecclésiastiques et sur le traitement différencié qu’elles subissent par rapport aux communautés religieuses masculines. Ce texte traduit, je pense, la conscience aigüe qu’avaient et qu’ont des religieuses des rapports de subordination et d’infériorisation qu’elles vivent dans l’institution et leur volonté de s’en émanciper.

Dans ce même numéro, je formulais, sous forme d’hypothèses, quelques scénarios sur l’avenir des communautés religieuses d’ici (« Les sœurs ont-elles un avenir ? », no 41, p. 27-29). Il y aurait : « Tarissement à peu près complet des entrées dans les communautés religieuses féminines traditionnelles [et d]isparition de la race des sœurs autour de l’an 2050 ». Je soutenais que « La très grande majorité  des sœurs (90 %) [auraient] d’ici une quinzaine d’années, plus de 65 ans ».

Qu’en est-il aujourd’hui ? Les données chiffrées fournissent un portrait assez saisissant de la décroissance des communautés religieuses féminines au Québec et de leur inéluctable disparition.

1975 : 30 447 religieuses

1987 : 22 623 religieuses

2004 : 12 703 religieuses

2011 : 10 698 religieuses

2021 :   5 335 religieuses[2].

 

En 1987, le vieillissement des communautés était déjà bien affirmé ; la fin d’un monde, celui des religieuses, approche : 58,65 % des religieuses avaient déjà plus de 65 ans et seulement 6,68 % avaient moins de 45 ans[3].

En 2004, elles avaient une moyenne d’âge de 73,81 ans ; en 2021, elles ont atteint une moyenne d’âge de 82,5 ans. En comparaison, la population féminine québécoise en 2020 a une moyenne d’âge de 42,6 ans[4].

Au Québec, en 2021, seulement 28,4 % de la population féminine a 60 ans et plus[5] alors que selon les données statistiques de la CRC, 94 % des religieuses ont plus de 65 ans. Le monde des religieuses n’est pas en mesure de se reproduire ni de se renouveler.

En 1975 on dénombrait 294 jeunes femmes en formation au sein des communautés religieuses, en 2004 il y en avait 90 ; je ne suis pas parvenue à retracer le nombre de jeunes femmes en formation pour 2021. Chose certaine, de nombreuses communautés canadiennes, depuis plusieurs années déjà, n’admettent plus de nouvelles candidates à la vie religieuse. Celles qui en accueillent encore sont souvent des communautés d’ici qui poursuivent un recrutement dans différents pays en Amérique du Sud, en Afrique ou en Asie où elles ont toujours des missions.

En 1989, je suggérais que le vieillissement des communautés religieuses aurait des conséquences importantes : les paroisses et les diocèses perdraient progressivement leur main-d’œuvre féminine à bon marché, à la fois compétente, dévouée et pas trop contestataire, et que les groupes populaires (maisons pour femmes battues, groupes d’assistés sociaux, etc.) n’auraient plus accès à plusieurs ressources humaines et à une source importante de financement.

En 2021, ces prédictions se sont assez largement matérialisées en ce qui a trait au tarissement de la main-d’œuvre ; les communautés religieuses se sont par ailleurs appliquées, dans la mesure du possible, à maintenir leur soutien financier auprès des groupes qui œuvrent pour la justice sociale même si leurs ressources financières, compte tenu des lourdes charges financières qu’elles doivent assumer, fondent en ce moment comme neige au soleil.

Je voyais les résidences des religieuses se vider et être vendues parce que ces dernières auraient de plus en plus de difficultés à les entretenir. Les maisons-mères serviraient de gigantesques nécropoles et les communautés religieuses seraient obligées d’engager un important personnel laïque pour s’occuper des plus malades. On assisterait au regroupement de certaines communautés afin de contrer les effets les plus désastreux de cette fin d’un monde. Je pensais que ce déséquilibre démographique pourrait être générateur d’une surcharge de travail pour le petit bastion de femmes d’âge mûr qui ploierait sous le poids des exigences internes de leur communauté : gestion, fonctions de direction, économat, etc. Tout cela s’est en bonne partie concrétisé et je dirais que le processus évolue à la vitesse grand V. Il est minuit moins une.

 

Remarques conclusives

Religieuses féministes ? Plus que jamais, même si au sein des communautés l’appellation continue de soulever des réserves. Plusieurs observations me permettent de soutenir cette lecture. Le bilan de l’apport des communautés religieuses féminines québécoises au mouvement des femmes reste à faire, mais tout indique que celui-ci est considérable et couvre plusieurs axes d’action : soutien indéfectible pour assurer aux femmes accès à l’éducation et, à travers ces pratiques éducatives, développement du leadership féminin ; engagement contre les différentes formes de violence vécues par les femmes, violences que nombre de religieuses ont elles-mêmes subies au sein de l’institution ecclésiale ; solidarité ininterrompue en matière de lutte à la pauvreté des femmes et de soutien au développement de leur autonomie économique ; adhésion forte à l’écoféminisme et pratique systématique d’une justice sociale qui impacte sur les conditions de vie des femmes.

Les pratiques actuelles des communautés en matière d’accompagnement de fin de vie de leurs membres et de gestion de la fermeture de leurs institutions sont riches d’enseignements éthiques et féministes. Nos politiques en matière de santé et de services sociaux pourraient avantageusement s’en inspirer ! On discerne en effet une volonté claire d’assurer à chaque religieuse, jusqu’au dernier souffle de sa vie, un accompagnement personnalisé et une qualité de vie matérielle et spirituelle faite de respect et de dignité. Au Québec et également au Canada, chaque mois, des maisons religieuses ferment ; les personnes quittent des lieux et des institutions qui les ont fait vivre, qui ont donné sens à leur vie et où elles ont donné le meilleur d’elles-mêmes ; elles déménagent dans des résidences plus petites, souvent provisoires. Elles savent que l’enterrement de leur personne sera suivi de l’enterrement de leur communauté. Cependant, on ne les entend pas se plaindre, manifester de l’amertume. Avec la détermination qu’on leur connait et leur capacité de mener des actions systématiques, on les voit, jour après jour, se soucier simplement de la transmission de leurs valeurs, des savoir-faire et des savoir-être qui peuvent guider d’autres humains vers une société plus juste. Elles ne cherchent pas la gloire ; elles veulent simplement transmettre le souffle qui les a fait vivre et qui les anime toujours.

En 1961, les religieuses représentaient 2,22 % de la population féminine québécoise et une fraction beaucoup plus importante de la main-d’œuvre féminine active[6] ; sur 1 000 femmes, tous âges confondus, 22 étaient des religieuses. Elles avaient alors un réel pouvoir d’action sociale même si elles restaient un groupe dominé par des instances patriarcales dans l’Église et la société.

En 2021, les religieuses ne représentent plus que 0,12 % de la population féminine d’ici[7] et une fraction infinitésimale de la population active ; aujourd’hui, sur 1 000 femmes, tous âges confondus, 1 seule est religieuse et… très âgée. Le pouvoir d’antan n’est plus. Pourtant, des sentiments contradictoires envers les religieuses continuent de circuler dans notre société ; on dirait que certains les fantasment comme encore toutes puissantes. Comment expliquer ce phénomène ? Ne règle-t-on pas un certain anticléricalisme sur le dos des sœurs, n’est-ce pas là un anticléricalisme facile qui se double d’un sexisme ?

Au crépuscule de la vie individuelle et collective des religieuses, sans chercher à les canoniser, n’est-ce pas le temps de leur exprimer ce que nous avons à leur dire ? Demain il sera trop tard. Un simple mot me monte aux lèvres : « Merci les sœurs ! » Merci pour tout ce que vous avez fait et tout ce que vous laissez comme héritage à la société québécoise en matière d’éducation, de solidarité, de justice et de paix. Vous êtes des femmes inspirantes ; ce que vous avez semé si généreusement vous survivra. Vous avez toute notre reconnaissance et notre affection !

 

[1] Plus d’une manière d’écrire le terme ekklésia est possible et a été utilisée dans le no 41. On y retrouve également plusieurs mots en caractères gras que nous n’avons pas reproduits ici. Nous optons pour la graphie « ecclésia » dans nos écrits actuels.

[2] Source : Pour 1975, 2004, 2011, données travaillées à partir des Statistiques de la CRC pour 2011 en faisant l’hypothèse que les femmes constituent de manière constante 83 % du contingent des religieuses et des religieux au Canada et que les Québécoises forment au cours de cette période (1975-2004) 69 % du bassin des religieuses au Canada. https://crc-canada.org/wp-content/uploads/2017/02/Statistiques-2011-2012.pdf . Pour 1987, la donnée est tirée d’un article de Micheline Dumont, « Les charismes perdus. L’avenir des congrégations religieuses féminines en l’an 2000 », revue Recherches féministes, Vol. 3, no 2, 1990, p. 75. Pour 2021, données travaillées à partir des Statistiques de la CRC pour 2020.

https://crc-canada.org/wp-content/uploads/2021/07/statistiques-crc-2020-sommaire.pdf Pages consultées le 29 août 2021.

[3] Cette dernière statistique, qui touche l’ensemble des religieuses canadiennes, est tirée du texte d’Yvette Laprise, « Femmes et religieuses », no 41, p. 21.

[4] Source :  https://statistique.quebec.ca/fr/document/population-et-structure-par-age-et-sexe-le-quebec/tableau/estimations-de-la-population-selon-lage-et-le-sexe-quebec#tri_pop=10  Page consultée le 2 septembre 2021.

[5] Source : https://qe.cirano.qc.ca/theme/demographie/population/tableau-repartition-population-quebec-selon-lage-sexe-2020

[6] Jusqu’en 1951, une travailleuse sur trois était une religieuse et, en 1961, les religieuses détenaient plus de 40 % des postes de cadre occupés par des femmes au Québec ! Voir l’article de Lorraine DUCHESNE et Nicole LAURIN, « Les trajectoires professionnelles des religieuses au Québec, de 1922 à 1971 », revue Population, 50e année, no 2, 1995, p. 388-389 et 391.   https://www.persee.fr/doc/pop_0032-4663_1995_num_50_2_5947.

[7] Source : Données obtenues en travaillant les données de l’Institut de la statistique du Québec avec celles de la CRC. Les résultats ne prétendent pas à une exactitude parfaite des résultats chiffrés, mais traduisent, je pense, assez fidèlement, les grandes tendances qui s’esquissent depuis près d’un siècle. http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/pages/statistiques/6404.html.