RÉTICENCES ET ESPÉRANCES

Je suis allée au colloque de Rimouski malgré deux réticences. La première portait sur le fait qu’il ne regroupait que des femmes, alors que je crois aux vertus de la mixité. La deuxième avait trait au thème qui me paraissait tomber dans le piège d’une dichotomie entretenue par une certaine tradition théologique et que je juge pernicieuse, celle qui tend à dissocier corps et esprit. Je préfère toujours parler de personne. Je tiens par principe il une vision unitive de la femme, comme de 1’homme, cela va de soi. « Le corps de la femme et l’Eglise » cela me faisait d’instinct grincer des dents.

L’aventure vécue « sur les bords du grand fleuve » m’a obligée il reviser mes opinions, sans les renier cependant. Je m’en explique.

« La moitié du monde est une femme » disait la chanson-thème de l’Année internationale de la femme. C’est à la fois notre force : numériquement nous pouvons négocier les conditions de notre existence et de notre épanouissement d’égal à égale. Nous ne sommes pas une minorité, même si nous avons souvent eu au long de notre histoire collective des réactions propres aux groupes minoritaires : crainte, repliement sur soi, soumission, j’en passe et des meilleures••. ou des pires, c’est une question de point de vue.

Nous sommes la moitié du monde : telle est notre force. Mais nous ne sommes que la moitié du monde : tel est notre talon d’Achille, surtout si l’on songe que le pouvoir, massivement, se trouve en d’autres mains. Nous détenons les outils d’un rétablissement d‘équilibre des forces mais nous sommes trop timides et trop individualistes pour nous en servir efficacement. Tout le monde féminin n’a pas l’âme d’une Lysistrata !

Il m’arrive de rêver à ce que pourrait être l’avenir des femmes si Lysistrata se levait, ralliait les femmes autour de son serment et gagnait sa guerre. Mais hélas, Aristophane en rigole encore, Lysistrata est un mythe. Mais ceci est une autre histoire.

Donc, dans la société humaine, numériquement, pour nous tout va très bien, le handicap n’est que psychologique.

Dans la société ecclésiale, il y a tout lieu de penser que la balance se maintient au chapitre du nombre des baptisés. Mais au niveau de la pratique, le nombre penche carrément en faveur des femmes.

C’est un avantage que nous n’avons jamais cherché à exploiter, ce qui, je le concède, serait assez odieux, avantage qui ne nous a jamais non plus valu aucune concession, la chose n’étant jamais apparue nécessaire aux détenteurs du pouvoir dans l’Eglise.

En tant que théologiennes cependant nous ne sommes qu’une poignée et nous risquons si nous n’attirons pas les hommes dans notre cercle de réflexion de crier dans le désert. De ce point de vue, j’estime que nous n’aurons pas longtemps avantage à faire bande à part.

Cependant, j’admets que ce colloque, qui a permis aux femmes de se dire entre elles, pour mieux se comprendre, m’est apparu fort utile. Nous venions d’horizons très différents et nous ne parlions pas toutes le même langage, mais nous avions, je crois, tout à apprendre, les unes des autres. Il peut être indispensable de nous entendre sur le sens des mots pour ensuite arriver à formuler nos aspirations et nos revendications avec toute la cohérence souhaitable.

Ce travail de sensibilisation entre femmes m’a donc semblé profitable. Mais j’aime à penser qu’il est consistoire dans l’esprit de chacune uniquement comme une étape stratégique dans la marche qui doit nous mener comme femmes et comme croyantes au sein de l’Eglise à la pleine reconnaissance de notre être et de nos droits.

Voilà pour mon premier problème : l’expérience de Rimouski m’a permis de le relativiser, mais pas de le résoudre à mon entière satisfaction. Voyons maintenant quel sort a subi le second.

Je craignais, je l’ai dit, que le thème du colloque « Le corps de la femme et l’Eglise » ne perpétue une vue dualiste de la femme. Déformation platonicienne véhiculée à travers la tradition et dont nous n’avons que trop souffert. Et puis, avouons-le, je redoutais l’ironie des hommes. On a déjà dit que le ridicule ne tuait pas au. Québec, mais pourquoi courir des risques inutiles ? Le titre donc m’agaçait. Je me suis en partie réconciliée avec lui quand j’ai compris que certaines femmes avaient encore besoin d’affirmer, d’assumer et de « justifier » leur différence à ce plan-là, mais je persiste à croire que ce n’est pas d’abord et surtout notre corps qui pose problème face aux hommes, c’est tout notre être.

Le malentendu vient de nos ressemblances existentielles que nos différences corporelles contribuent à masquer. Ce sont nos similitudes qui font problème aux hommes et cette affirmation qui peut paraître paradoxale j’estime être en mesure de la démontrer, mais ce n’est pas ici le lieu.

La difficulté fondamentale qui surgit des rapports entre hommes et femmes ne vient pas de nos différences mais de nos similitudes.

Or la société s’est édifiée sur nos différences. Remettre en lumière nos ressemblances et revendiquer à ce titre des droits égaux, c’est menacer l’ordre ( ?) existant. Les hommes en général aiment à penser que nous sommes d’abord et surtout différentes. J’estime que nous sommes d’abord et avant tout semblables, pétris tous de la même farine pour le meilleur et pour le pire. Et à cause de la façon dont le système social fonctionne actuellement les hommes ont avantage à minimiser cette réalité pour ne pas avoir à en assumer les implications qui sont énormes. on s’en doute bien.

Beaucoup d’idées fascinantes ont surgi au cours de ces journées. Je retiens, pour l’approfondir plus tard, celle qui veut que nous ayons des choses importantes à dire aux hommes sur la relation à Dieu, en tant que femmes ayant vécu des expériences privilégiées de possession et de dépossession, aussi bien dans notre corps que dans tout notre être. J’estime pour ma part que c’est dans la maternité que j’ai touché au coeur de cette expérience.

Certaines par ailleurs ont insisté sur la nécessité d’inscrire la réflexion dans le cadre de la Tradition et ont souligné les périls du subjectivisme.

Ce sont des soucis que je partage. Comme disait ma grand-mère : « on ne peut pas réinventer tous les jours le fil à couper le beurre ». Et comme disait quelqu’un de plus savant que ma grand-mère : « Vae soli ».

Prudence donc à l’égard d’opinions élaborées hors de tout enracinement dans un terreau solide, nourricier, fertile, et prudence aussi à l’égard d’opinions fantaisistes conçues par des individualistes convaincus d’être seuls à avoir le pas. Soutenue par le passé, j’ai quand même le goût et je sens le besoin de marcher droit devant. En effet, je crois pour ma part connaître les position de l’Ecriture, de la Tradition et du Magistère face à la femme, à sa nature, à sa destinée, à ses fonctions. Je crois aussi comprendre, autant que faire se peut avec le recul du temps, les enracinements psychologiques, sociologiques, philosophiques et bibliques dans lesquels la Tradition s’est instaurée et transmise. Je sais les justifications de ce qu’on considère son bien-fondé. Je n’ai pas de mérite à cela, ce sont toujours les mêmes arguments qui sont repris avec une constance inébranlable. Mais je persiste à penser profondément que la conception traditionnelle de la femme dans la tradition judéo-chrétienne, pour ne nommer que celle-là qui nous intéresse plus particulièrement, repose sur un malentendu : on a voulu nous assimiler nous, vraies femmes de la vraie vie, à des archétypes symboliques de péché et de grâce, Eve et Marie. Or ma conviction est que cette classification répond peut-être à des fantasmes masculins mais qu’elle ne correspond pas à l’expérience féminine commune.

Quel homme sensé voudrait se voir réduit à n’être pour l’inconscient féminin qu’un eunuque ou qu’un don Juan ?

De quel droit, nous femmes, accepterions-nous d’étouffer dans pareil carcan ?

Il n’est absolument pas dans mes intentions de faire porter à la Tradition chrétienne ou à l’Eglise tout l’odieux de ce que je considère être une vision à la fois idéalisée et étriquée de la femme, tantôt ange, tantôt démon, selon la commodité. Le christianisme a hérité de données enfouies profondément dans l’inconscient collectif et véhiculées par la culture dans laquelle il s’est d’abord développé. Mais ce qu’on peut regretter c’est qu’il ait contribué à ancrer plus profondément les tabous et les mythes ancestraux sur la femme plutôt que de les transcender.

Je sais bien avec Henri-Irénée Marrou que « le christianisme crée par les civilisations », mais je regrette certains entérinements du « sociologique » par « l’ecclésial ». D’autant plus que ces entérinements ne vont pas de coutume dans le sens de la libéralisation ni des mœurs ni des idées.

Or, j’estime que m’imposer d’être Eve ou Marie c’est m’enfermer dans un faux dilemme, m’emprisonner dans un malentendu dont on s’étonne que son incohérence n’ait pas consacré plus tôt sa perte.

« Sexe faible », « sexe le plus faible », « vases fragiles » répète saint Augustin.

« Fragilité ton nom est femme » reprend le Hamlet de Shakespeare en écho.

Comment, en toute logique, de ces êtres si totalement démunis physiquement, mentalement et moralement, car les meilleurs auteurs situent notre faiblesse à ces trois niveaux, pourrait-on attendre qu’elles portent les hommes vers le salut à bout de bras ?

Ni portes de l’enfer, ni portes du ciel, ni obstacles, ni ponts, nous sommes, un point c’est tout. Au même titre que les hommes.

Et si nous portons un mystère, c’est le mystère commun à toute créature humaine vis-à-vis le Tout-Autre.

Notre tâche en tant que femmes, je ne dis même pas en tant que féministes ou en tant que théologiennes, je dis en tant que femmes, est de nous dire entre nous et aux hommes dans notre vérité.

Notre tâche c’est de briser les miroirs déformants, (ce sont toujours des miroirs aux alouettes) qui nous renvoient une image idéalisée ou ravalée de nous-mêmes.

Notre tâche c’est de bâtir ensemble, hommes et femmes, respectueux de nos différences, mais conscients surtout de notre fondamentale unité, l’espérance dont nous tenons les prémices et la promesse en Jésus-Christ.

C’est pour être fidèles aux plus hautes intuitions de la tradition chrétienne qu’il faudra y retourner pour en extraire avec une audace qui ne supprimera ni la prudence ni le respect, une vision de l’être féminin plus conforme au niveau actuel des connaissances en psychologie, en sociologie, en philosophie comme en exégèse, et mieux adaptée aux aspirations, aux possibilités et aux espérances des femmes de notre temps.

Sherbrooke, 31 aout 1978

Marie Gratton Boucher