SE DONNER NAISSANCE

SE DONNER NAISSANCE

par Monique Donnais

Parler de nos fécondités suppose que nous sommes nées. Toutefois, dans notre société qui valorise surtout les hommes, ou du moins qui a eu tendance à privilégier les hommes, il faut se demander si les femmes ont eu vraiment la possibilité de naître à elles-mêmes, c’est-à-dire d’être en contact avec tout leur potentiel et d’être capables d’en réaliser une bonne partie.

Dans ce texte, je ferai voir pour nous, les femmes, la nécessité de nous donner naissance, une urgence qui s’impose dans une société patriarcale où nos capacités ont été culturellement limitées, presque effacées de la trame historique, subjuguées par les pouvoirs et les intérêts mâles. Je livre ici quelques extraits d’un texte rédigé pendant mon année sabbatique 1982-83, alors que je m’étais donné comme tâche de recherche de discerner les caractéristiques éthiques de discours féministes. C’est ainsi que j’ai découvert une première caractéristique qui imprègne plusieurs écrits féministes :

celle de se donner naissance. J’ai été surtout inspirée par Hélène Cixous, une auteure française, dans La jeune née (écrit avec Catherine Clément, Coll. 10/18. Paris, Union générale d’éditions, 1975), et Mary Daly, une théologienne américaine, dans Beyond God thé Father (Boston, Beacon Press,1973).

Dans ce processus de naissance à soi-même qui peut également s’appeler processus d’auto-détermination, j’ai retenu trois étapes : premièrement se débarrasser du complexe d’Eve, deuxièmement se réapproprier, troisièmement s’inventer.

Se débarrasser du complexe d’Eve

Une première étape dans le processus de la naissance pour les femmes consiste dans l’évacuation d’un complexe de culpabilité, originant dans le récit de la chute, que je désigne sous le nom de complexe d’Eve. Ce complexe n’a pas été produit par les femmes. La tradition chrétienne s’est largement servi du texte de la Genèse, décrivant

la première faute humaine, pour affliger les femmes de l’initiative tentatrice. Tertullien est un illustre représentant de cette vague de cynisme contre les femmes.

Savez-vous ce que vous êtes, Eve ? Vous êtes la porte de l’Enfer. Comme vous avez détruit facilement l’homme, cette image de Dieu ! Même le fils de Dieu a dû mourir à cause de la mort que vous nous aviez occasionnée. (La toilette des femmes)

Toute la lutte contre les sorcières indique également le climat psychique de poursuite véhémente contre les femmes. « Toute la sorcellerie provient de la luxure charnelle, dont les femmes sont insatiables. » (Sprenger et Kramer, in Malleus Maleficarum).

Mary Daly, dans Beyond God the Father, a consacré tout le deuxième chapitre sur la nécessité d’exorciser Eve du mal. La faute originelle pour les femmes, c’est « l’intériorisation de la condamnation et de la culpabilité. » (p. 49) Les femmes acceptent trop facilement d’être responsables des maux qui surviennent. Ainsi, dans le contexte familial, les mères portent plus lourdement le fardeau des maladies physiques et psychiques, des erreurs de conduite de leurs enfants. Dans la société d’aujourd’hui, certains psychologues et sociologues s’empressent d’attribuer aux femmes, notamment aux féministes, la recrudescence de la violence, une plus grande fréquence de l’homosexualité, l’accroissement du taux de chômage, etc. Il demeure toujours bon de trouver des coupables, et les femmes qui n’ont pas eu le monopole de l’opinion publique deviennent d’innocentes victimes silencieuses, jugées avant d’avoir pu se défendre.

Se débarrasser du complexe d’Eve, c’est aussi se libérer du complexe d’infériorité. L’institution ecclésiale a utilisé pendant une longue période la notion d’infériorité de nature chez les femmes, telle qu’elle a été affirmée par la philosophie aristotélicienne et reprise par Thomas d’Aquin. Cette conception ressort principalement dans le rôle mineur attribué à la femme dans la procréation : elle ne fait que fournir la matière tandis que l’homme imprime la forme. « Dans la conception de l’homme, la mère fournit la matière informe du corps ; et celui-ci reçoit sa forme du pouvoir plastique inclus dans la semence du père. » (Thomas d’Aquin, Somme théologique, Suppl. q. 64, a. 3, contra) Mary Daly rétorque que « cette notion servait les institutions patriarcales que l’Eglise reflète et perpétue : l’homme peut revendiquer un droit sur sa postérité en se réclamant de son rôle majeur dans la procréation. » (Le deuxième sexe conteste. Montréal, HMH, T969, p. 22) De plus, dans la théologie scolastique, la femme est limitée à l’oeuvre de génération, parce que, pour les autres oeuvres, « l’homme trouve une aide plus efficace chez un autre homme. » (Thomas d’Aquin, Somme théologique, la, q. 92, a. 1, contra)

Se délivrer du complexe d’Eve devient pour les femmes une nécessité pour parvenir à un état vital de croissance. Elles peuvent choisir de lutter contre tous ces bruits sociaux ou tout simplement, ce qui n’est pas si aisé, ne pas tenir compte de tout ce « compérage », qui vise à les détruire.

Se réapproprier

La filiation par la mère est indéniable, mais qui est sûr du père ? (…) D’une certaine manière le père est toujours inconnu. Venu du dehors, il faut qu’il entre et donne des preuves. Etres du dehors, absolument autres, étrangers, revenants, toujours capables de revenir, le plus fragile et le plus fort, ensemble. Sortant de terre pour rentrer dans la mère, dans le palais, pour se réapproprier les corps et les biens. C’est ce qu’on appelle la civilisation. (Cixous, op.cit., p. 27)

C’est sous la loi du Père que s’est organisée la civilisation ; son autorité a su s’imposer pour déterminer les coordonnées de l’expérience humaine, vécue en société. Du même coup, les femmes ont subi une appropriation par les hommes. Colette Guillaumin a clairement montré la nature et les contraintes de cette appropriation (Questions féministes, no 2 (février 1978), pp. 5-30). Elle a basé son analyse sur le rapport de pouvoir qui est établi dans les relations hommes-femmes, en désignant par « la classe des hommes », le groupe qui approprie, et « la classe des femmes », le groupe qui est approprié. L’appropriation est entendue au sens physique lui-même, puisqu’il s’agit de la prise en main de l’unité matérielle de force de travail. Cette appropriation physique, analogue à celle exercée dans l’esclavage, le servage, est appelée « sexage ».

Les femmes ont pris conscience de cette mainmise sur leurs capacités, qui entraîne la réduction et la limitation de leurs énergies dans une seule direction. Un éveil progressif s’est opéré à travers la revendication de leurs droits dans différents domaines. Cependant, la réappropriation entreprise par les femmes porte fondamentalement sur une nouvelle compréhension de leur corps. Les femmes rejettent, d’une part, les déterminismes anatomiques et la fétichisation de leur corps que les hommes leur ont fait subir. Elles cherchent, d’autre part, à bien connaître les différentes parties de leur corps et leur fonctionnement, à développer des relations positives avec leur corps, à faire émerger toutes les sources d’énergie. Une perception saine et positive de leur propre corps invite les femmes à prendre des attitudes dynamiques et audacieuses dans les autres réalités de la vie, qu’elles soient psychologiques, sociales, affectives, intellectuelles, spirituelles, politiques.

S’inventer

 »Le devenir des femmes est quelque chose qui ressemble davantage à une nouvelle création. » (Daly, Beyond God the Father, p. 68.

Les actions de réappropriation impliquent tout un travail d’invention, de création ; car se réapproprier, c’est se réorganiser. De quelle façon ? Mary Daly a situé l’opération de transformation à travers une expérience de confrontation avec le néant » (ibid., pp. 26, 42). En effet, la distance à prendre avec le système patriarcal est tellement grande qu’elle place les femmes devant un vide, qu’elle les oblige à tout remettre en question. Il s’ensuit un temps de désert, une longue période de recherche, pleine d’incertitudes, d’ambiguïtés. Ce temps de désert, entrepris avec un « courage existentiel », se révèle toutefois d’une grande fécondité.

Acceptant un questionnement fondamental de leur condition, les femmes veulent se donner naissance, selon les critères qu’elles se seront établis. Leur point de départ et leur jauge d’évaluation et de vérification, ce sont leurs propres expériences de femmes. « Les femmes ont le choix de donner priorité à ce que nous trouvons valide dans notre propre expérience sans avoir besoin de regarder le passé pour trouver une justification. » (ibid., p. 74)

S’inventer, c’est vouloir dépasser tous les stéréotypes qui ont tenu les femmes captives.

Un processus de devenir s’inaugure : il est prometteur de tout ce qui peut émerger. Les femmes, en reprenant contact avec leurs sensations, leurs énergies, leurs désirs, et en osant les déployer, pourront faire voir de nouvelles façons d’être humain. Toutefois, elles ne cherchent pas à fixer la vie dans des modèles, qui tendent à stabiliser, à arrêter la vie.

Le travail de création est une aventure que les femmes ne veulent pas entreprendre seules. Elles ont besoin d’autres femmes pour commencer à rejeter ce qui a été si bien inculqué ; elles recherchent un support pour livrer ce qui pèse lourdement sur leurs épaules, ce qu’elles ont souffert de silence, de refus, de violence. Les groupes de prise de conscience qu’elles forment constituent un rite d’auto-initiation au nouveau monde que les femmes veulent voir émerger. Ces groupes deviennent une manifestation de solidarité où les femmes découvrent leur sororité, une sorte

D’ « alliance cosmique » (ibid., pp. 155-178).

Se donner naissance, ce serait pour les femmes se donner la possibilité d’exister avec tout leur potentiel, d’être capables de l’utiliser à son maximum, d’être reconnues positivement et à part égale avec les hommes. Le processus de mise au monde implique d’abord un rejet de tout complexe de culpabilité, d’infériorité. Les femmes se devront ensuite de réapproprier la somme des énergies, la force de travail qui leur ont été aliénées pour servir l’autorité patriarcale. Pouvoir se définir soi-même, s’auto-déterminer, devient un impératif pour parvenir à une égalité réelle entre les hommes et les femmes. Enfin, les femmes auront à s’inventer, à puiser généreusement dans leurs propres expériences pour laisser libre cours à de nouvelles façons de vivre, de s’exprimer, d’agir. Ce temps de création suppose beaucoup de courage et d’audace, pour ne pas se laisser arrêter par les inévitables temps de désert à traverser, les critiques de tous genres, les risques d’erreurs.

Cette mise au monde de soi-même, rejetant des définitions par d’autres, implique un changement de société. Chaque fois que nous évoquons la condition des femmes, nous devons tenir compte de la société globale dans laquelle nous vivons. L’acceptation entière, sans recourir à des oppositions, à des hiérarchisations entre les qualités, les valeurs, les activités de chaque sexe, ne peut se réaliser que dans une société qui aura misé sur des bases égalitaires.