POUVOIR, SANTÉ ET FEMMES CROYANTES : LE POUVOIR CONFIÉ À L’AUTORITÉ ET LA VISION CONFESSIONNELLE DANS LES MILIEUX DE SANTÉ AU QUÉBEC

POUVOIR, SANTÉ ET FEMMES CROYANTES : LE POUVOIR CONFIÉ À L’AUTORITÉ ET LA VISION CONFESSIONNELLE DANS LES MILIEUX DE SANTÉ AU QUÉBEC

Johanne Philipps

La question de l’accession des femmes au pouvoir économique est souvent débattue. La possibilité que l’État prenne des mesures pour soutenir l’habilitation des femmes dans le réseau des affaires entre autres par une meilleure représentation des femmes dans les conseils d’administration des grandes entreprises a été avancée. Par contre, l’intervention de l’État dans le domaine religieux qui soutiendrait les femmes croyantes afin qu’elles acquièrent plus de pouvoir semble être un sujet tabou. On admet généralement que dans notre société l’État devrait faire preuve de neutralité en matière de religion et donc qu’il s’abstienne de prendre parti 1. Mais dans l’affrontement qui oppose les femmes croyantes aux autorités religieuses qui les maintiennent dans un état de subordination, comment se comporte concrètement l’État québécois ? Une description de l’encadrement de la gestion des services de soins spirituels dans les milieux de la santé au Québec questionne sérieusement la neutralité de l’État. La gestion des services religieux et spirituels en milieu hospitalier et en Centre d’hébergement de soins de longue durée (CHSLD), bien qu’elle soit en évolution, est fortement marquée par la référence aux autorités religieuses, censée garantir la compétence des intervenantes ainsi que par une vision religieuse traditionnelle axée sur la pratique sacramentelle. Un regard sur l’organisation de la gestion de ce qui est encore à maints endroit appelé Service de pastorale aide à révéler comment le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) conçoit une organisation des services de soins spirituels 2 sans égard pour la représentation des femmes et leur subordination religieuse. Ce qui corrobore les propos de Madhavi Sunder 3 qui affirme que l’État renforce le pouvoir des courants religieux traditionalistes au détriment des forces progressistes des communautés. Je présenterai quelques éléments, qui depuis 10 ans, illustrent la place qu’accorde l’État québécois aux autorités religieuses (principalement catholique) dans l’organisation des services de soins spirituels en milieu de santé. J’évoquerai quelques conséquences sur la capacité d’agir des femmes dans le domaine religieux.

En avril 2001, un protocole d’entente intervient entre, d’une part, le  MSSS, l’ Association des CLSC et des CHSLD,  l’Association des hôpitaux du Québec, la Conférence des Régies régionales de la Santé et des Services sociaux et, d’autre part, les autorités religieuses représentées par l’Assemblée des Évêques du Québec, l’Église anglicane du Québec, l’Église Unie du Canada et la Fédération des services de la communauté juive de Montréal. Ce protocole résulte de l’application de la Loi sur les services de santé et des services sociaux et du Règlement sur l’organisation et l’administration des établissements qui oblige les établissements de santé à adopter un règlement portant sur l’organisation des services de pastorale. Dans ce protocole, le Ministère reconnaît la nécessité d’offrir, dans ses établissements, des services de pastorale. Une place considérable était dévolue aux autorités religieuses. On y stipule que le mandat pastoral4, émis par les autorités religieuses, est nécessaire au maintien en emploi et que dans « son essence, le mandat pastoral ou son équivalent est comparable à un ‘permis de pratique ’ […] »5. Le même article prévoit que la durée de ce mandat est déterminée par les autorités religieuses. Cette référence aux autorités religieuses, seules capables de délivrer un « permis de pratique », subordonne nombre d’intervenantes à leur autorité puisque sans la possession d’un mandat, une professionnelle ne pouvait exercer sa fonction6. Dans ce contexte, plusieurs intervenantes en soins spirituels peuvent voir leur capacité d’agir dans le domaine religieux réduite. Elles peuvent se retrouver soumises à l’arbitraire de leur autorité religieuse lorsque vient le temps d’adopter et de développer des pratiques spirituelles non conformes à l’orthodoxie de leur tradition pour répondre aux besoins de leurs patientes. Sans appui d’une direction d’établissement soucieuse de prendre en compte les besoins spirituels et religieux réels en se basant sur une approche compétente, les intervenantes s’exposent au risque de se voir retirer leur mandat pastoral et être soumises à un congédiement. Au Québec, l’application de ce protocole a entraîné des congédiements. Entre autres, pour des situations de vie conjugale ne répondant pas à l’enseignement officiel de la hiérarchie de l’Église catholique. Aussi, une femme a dû entreprendre en 2002 un recours juridique, qu’elle a gagné7, après avoir été congédiée suite à sa décision de joindre l’Église Unie, dont les orientations lui convenaient mieux. Bien que l’Église Unie fût signataire du protocole, et que cette intervenante ait obtenu l’équivalent d’un mandat pastoral émis par cette église son employeur, le Service régional de pastorale de la santé administré par le Centre hospitalier affilié universitaire de Québec, n’a pas accepté de la garder en emploi.

Son employeur a prétexté devant le tribunal que puisque la majorité de la population de Québec était catholique8, les besoins de cette population étaient reliés à la religion catholique et que pour cette raison, les animateurs et animatrices de pastorale se devaient d’être catholiques. Dans une lettre envoyée à monseigneur Couture et citée par le commissaire qui a entendu la plainte,  l’intervenante, Nicole Hamel écrivait :

« Pendant 33 ans, je me suis engagée avec toute la sincérité qui m’habite malgré un discours officiel avec lequel je n’étais pas toujours à l’aise. Depuis longtemps, mon lien avec l’institution de l’Église catholique est source de déchirements. »

Les gestionnaires semblaient ignorer que le déchirement et le malaise vécus par madame Hamel pouvaient trouver écho dans la population catholique. L’argumentaire juridique utilisé témoigne de l’occultation, voire même du mépris envers les luttes et le vécu des femmes croyantes qui depuis longtemps dénoncent une autorité qui produit à leur égard un discours religieux oppressif9. Aussi l’employeur présumait de la spiritualité de la population de la région de Québec et de la façon dont elle vit sa religion : une patiente dite catholique n’est pas supposée vivre des déchirements et des malaises comme ceux vécus par madame Hamel. L’employeur ne s’encombrait pas non plus d’une considération pour la compétence professionnelle nécessaire afin de répondre aux besoins réels de la population. Les gestionnaires, ainsi que le procureur général du Québec mis en cause, ont insisté sur l’importance d’une pratique confessionnelle comme si le réseau de la santé n’avait pas comme première responsabilité d’engager une personne compétente en mesure d’identifier et d’évaluer les besoins, sans a priori, et de prodiguer les soins en étant libre par rapport aux pressions qu’une autorité religieuse peut exercer. Par contre devant la preuve qui lui était soumise, le commissaire a dans son jugement affirmé « qu’il n’existe pas de lien rationnel entre l’exigence du mandat pastoral catholique et les exigences objectives du travail de la plaignante. »10

Même après ce jugement, l’insistance portée sur la vision confessionnelle catholique perdure. Le protocole d’entente de 2001 contenait une description de tâche plus actualisée. Par contre, la description de tâche des intervenantes en soins spirituels, héritée de la négociation d’une nouvelle convention collective en 2006 pour les professionnels du réseau de la santé, affirme aujourd’hui qu’une des premières tâches est d’« administrer les sacrements et les rites »11. Cette description constitue un recul pour la reconnaissance professionnelle des femmes, car ainsi formulé cette description favorise l’embauche d’un membre du clergé en mesure d’administrer les sacrements. Cela met aussi un frein au recrutement de non-catholique.

En 2007, le MSSS a mis fin au protocole d’entente de 2001. En février 2011, un autre document12 venait en quelque sorte servir de nouveau cadre de référence. Dans ce document, bien que le mandat pastoral ne soit plus mis comme exigence, dans la pratique, il demeure très souvent requis13 pour être engagé. Aussi, la référence aux autorités religieuses demeure importante. À propos de la sélection du personnel on dit que : « La participation ou la consultation des autorités religieuses peut être utile ». En regard de l’organisation du lieu de culte disponible dans les établissements, on écrit que celui-ci doit prendre en considération les besoins des autorités religieuses concernées. Ce document mentionne que l’établissement doit s’assurer de créer des liens avec les autorités religieuses. De plus, on précise que les Agences de santé et des services sociaux doivent s’assurer que chaque établissement crée de tels liens. Dans ce document d’orientation, on ne fait nulle part référence à l’Association des intervenants et intervenantes en soins spirituels qui à travers la supervision des stages en milieu de santé promeut la qualification professionnelle. La prise en considération de cette organisation aurait pu aider les gestionnaires à être attentifs aux besoins religieux et spirituels d’une plus grande partie de la population.  Ainsi pourrait être conçue une organisation de services plus ajustée, capable de prendre ses distances par rapport aux autorités religieuses. Une organisation faisant place à plus de neutralité.

Selon Louise Melançon14, le pouvoir dans le monde séculier peut être défini comme l’exercice d’une capacité d’agir et, idéalement, il est une force qui agit en réciprocité en favorisant la collaboration. On doit constater que ce n’est pas le cas à l’heure actuelle dans plusieurs milieux du réseau de la santé. Le pouvoir séculier est au service de l’autoritarisme. L’organisation des services de soins spirituels au Québec participe à l’occultation des femmes croyantes. La pratique professionnelle des femmes y est semée d’embûches. Bien qu’elles développent des pratiques de soins spirituels holistiques, mieux à même de répondre aux besoins de la population, les intervenantes se retrouvent souvent dans l’obligation de conjuguer avec un pouvoir autoritaire. Celui-ci se trouve soutenu par les politiques du MSSS, qui font obstacle à leur capacité de déployer des pratiques adaptées aux besoins diversifiés de la population. Entre les autorités religieuses excluant l’expérience des femmes et l’habilitation (empowerment) des femmes croyantes, l’État a fait son choix sans égard pour ses impacts sur les femmes croyantes qui œuvrent à titre de professionnelle en soins spirituels et sur toutes les femmes qui reçoivent des services.

1. Dans le débat sur la laïcité qui fait les manchettes régulièrement au Québec, en s’attardant principalement à la question du port de signes religieux ostentatoires, la neutralité de l’État est mise de l’avant comme une composante importante de la laïcité qui devrait caractériser l’État québécois.
2. J’emploierai l’appellation soins spirituels telle qu’utilisée par l’Association des intervenants et intervenantes en soins spirituels(AIISSQ) qui regroupe les professionnels exerçants la profession d’animateur de pastorale, dans ce que la plupart des milieux nomment toujours service de pastorale. Au moment d’écrire ces lignes, l’AIISSQ espère que la nouvelle appellation d’emploi déposée en avril 2011 entrera en vigueur et que l’appellation animateur de pastorale sera remplacée par celle d‘intervenant en soins spirituels.
3. SUNDER, Madhavi. « Piercing the Veil. » The Yale Law Journal, 112 : 6, 2003, p. 1399-1472.
4. Le terme même de « mandat pastoral » est problématique dans une perspective de diversité religieuse.
5. « Le mandat pastoral, ou son équivalent, est octroyé par l’autorité religieuse concernée. Il détermine le lien entre la dénomination religieuse et l’animateur de pastorale qui en bénéficie et qui agit au nom de celle-ci. Dans son essence, le mandat pastoral ou son équivalent est comparable à un ‘permis de pratique’ et est nécessaire au maintien de l’emploi. » Article 5
6. L’AIISSQ espère que la nouvelle convention collective qui a été signée en avril 2011 verra l’exigence du mandat pastoral retirée.
7. Le jugement rendu par la Commission des relations du travail du Québec est disponible à l’adresse
http://www.jugements.qc.ca/php/resultat.php?liste=52724062
8. Idem paragraphe 29.
9. Le paragraphe 82 du jugement mériterait à lui seul une analyse approfondie.  Le commissaire écrit : « Par contre, il [le procureur général du Québec] estime que pour préserver la sécurité, l’ordre, la santé ou les mœurs publiques ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui, il peut s’avérer nécessaire d’assujettir la pratique religieuse de la plaignante à des restrictions. » Faut-il comprendre que pour le procureur général du Québec, la pratique religieuse des femmes qui décident de prendre ouvertement leur distance avec l’autorité catholique constitue une menace à la sécurité, à la santé voire aux mœurs publiques ?
10. Idem paragraphe 92.
11. Cette nomenclature est utilisée par nombre d’hôpitaux tel qu’en témoigne la publication des offres d’emploi de l‘Institut Universitaire de gériatrie de Sherbrooke paru du 18 février 2011 au 28 février 2011 et de celle de l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont paru du 20  septembre au 20 octobre  2010 sur le site d’offre d’emploi des Agences de la Santé et des Services sociaux du Québec http://www.santemontreal.qc.ca/rh/pub/fr/
12. Orientation ministérielle pour l’organisation du service d’animation spirituelle en établissement de santé et de services sociaux.
13. Il arrive même que l’on demande à une personne postulant un poste de signer un document attestant sa solidarité avec l’enseignement et la doctrine de l’Église catholique, de même que de la conformité de sa vie conjugale avec cet enseignement.
14. MELANÇON, Louise. « Je crois en Dieue… La théologie féministe et la question du pouvoir. » Théologiques2 : 8, 2000, p. 77-97.