La femme déchue selon Jean-Paul II

La femme déchue selon Jean-Paul II

Denise Couture, Bonne Nouv’ailes

La figure inattendue de la femme déchue surgit dans le cadre la « théologie de la femme » de Jean-Paul II. Qui est-elle ? Que fait-elle ? Peut-elle sortir de sa déchéance ? Et, si oui, comment ? Ces questions apparaissent d’autant plus intéressantes que c’est dans la section sur le péché que le pape dénonce la domination de l’homme sur la femme et qu’il salue la revendication des droits des femmes1.

Pour comprendre le point de vue du pape, il faut considérer la division de sa « théologie de la femme » en trois moments et selon les trois ordres de la nature de la femme : l’ordre premier (le paradis), l’ordre déchu (après la chute) et l’ordre de la rédemption (le temps de l’Église). Ces distinctions sont devenues inhabituelles pour l’auditoire du discours de Jean-Paul II. On n’a probablement pas encore pris la mesure de l’étrangeté de sa pensée pour le monde contemporain.

Dans le deuxième ordre, celui du péché, que se passe-t-il ? Selon l’interprétation de Jean-Paul II, le péché d’Adam et Ève déséquilibre le rapport entre les sexes qui était harmonieux dans le paradis (il s’agissait d’une complémentarité des rôles dans la différence). Mais le péché entraine des conséquences plus graves et plus défavorables pour la femme, car l’homme dominera désormais sur elle selon la phrase de Genèse : « Le désir te portera vers ton mari, et lui dominera sur toi » (Gn 3,16). Le pape est conscient que ce fait risque d’être difficile à comprendre2 et, pour cette raison, il commente : « Nous touchons ici un point extrêmement délicat dans le domaine de ‘l’ethos’ inscrit dès l’origine par le Créateur […] »3. Cette conséquence du péché concerne la relation de couple, mais également, écrit Jean-Paul II, plus largement les autres « situations dans lesquelles la femme est désavantagée ou objet de discrimination pour le seul fait d’être femme »4. Dans l’ordre de la rédemption, l’homme est invité à agir de manière à retrouver l’harmonie des rapports entre homme et femme. Dans un discours de théologie de la femme de la première partie du vingtième siècle, Edith Stein écrivait que, dans l’ordre de la rédemption, l’homme redevenait « un bon maître ». Selon Édith Stein,  dans l’ordre de la rédemption, « la femme, dans une subordination libre et aimante, doit honorer en son mari l’image et le reflet du Christ »5. Une telle chose est indicible aujourd’hui. Jean-Paul II dit plutôt que l’homme et la femme retrouvent l’harmonie de leur relation, ce qu’il exprime par la notion de complémentarité des rôles dans la différence.

Qu’en est-il de la femme déchue ? Jean-Paul II reconnaît une légitime revendication des droits des femmes, mais elle ne doit pas conduire les femmes à s’éloigner de leur nature spécifique et de leur rôle maternel. II écrit : « […] même la juste opposition de la femme face à ce qu’expriment les paroles bibliques ‘lui dominera sur toi’ (Gn 3, 16) ne peut sous aucun prétexte conduire à ‘masculiniser’ les femmes. La femme ne peut – au nom de sa libération de la ‘domination’ de l’homme – tendre à s’approprier les caractéristiques masculines, au détriment de sa propre ‘originalité’ féminine. Il existe une crainte fondée qu’en agissant ainsi la femme ne ‘s’épanouira’ pas mais pourrait au contraire déformer et perdre ce qui constitue sa richesse essentielle. Il s’agit d’une richesse énorme ».6

Cette position crée deux types de disparité entre les hommes et les femmes. Premièrement, alors qu’il est demandé aux hommes de cultiver les aspects masculin et féminin de leur être, un thème sur lequel Jean-Paul II revient à plusieurs reprises, la réciproque n’existe pas pour les femmes. Elles sont reléguées aux qualités féminines. Voilà une caractéristique centrale d’un système qui subordonne les femmes aux hommes. Deuxièmement, pour sortir de l’état de péché sur le plan du rapport entre les sexes, l’homme a la responsabilité de lutter contre sa tendance dominatrice alors que la femme doit incarner les caractéristiques proprement féminines qui la définissent essentiellement comme une aide pour l’homme. Dans l’ordre de la rédemption, elle est maintenue dans la subordination à l’homme. De son point de vue à elle, le moins que l’on puisse dire est que cela n’est pas rédempteur.

Il importe de faire une lecture féministe de la « théologie de la femme » du Saint-Siège même si ce travail est douloureux sinon fastidieux. Une des stratégies discursives du Saint-Siège consiste à réutiliser des concepts féministes connotés positivement en les détournant de leur signification, tels ceux d’égalité, de lutte contre la domination, de discrimination subie par les femmes, de revendication des droits des femmes, et ainsi de suite. Cela camoufle sa philosophie, sa théologie et sa politique de subordination de la femme à l’homme. La stratégie semble réussir puisqu’un nombre considérable de personnes se laissent prendre au jeu et persistent à croire que le Saint-Siège affirme l’égalité entre les femmes et les hommes. Du moins, il appert qu’une bonne partie de l’auditoire du discours ne juge ni très urgent ni très important de résister à la « théologie de la femme » du Saint-Siège. Ce discours occupe pourtant une position normative de force dont on ne saurait minimiser les effets néfastes sur les femmes !

1. Voir Jean-Paul II, Mulieris Dignitatem, La vocation et la dignité de la femme, 1988, no 10. La femme déchue est la femme pécheresse.
2. En effet, cela naturalise, et sacralise en même temps, le phallocentrisme. Il ne serait plus un système sociopolitique construit et destructible, mais il correspondrait à une étape de l’histoire du salut.
3. Ibid., souligné dans le texte original.
4. Ibid.
5. STEIN, Edith. La femme. Cours et conférences, Paris, Cerf, 2000, p. 147. Ce volume présente des textes de l’auteure, traduits de l’allemand, qui datent des années 1930.
6. Jean-Paul II, Mulieris Dignitatem, La vocation et la dignité de la femme, 1988, no 10., souligné dans le texte original.