ATTENTION : FEMME AU TRAVAIL

ATTENTION : FEMME AU TRAVAIL

Mia Anderson* traduction Édouard Casaubon et Mia Anderson

Assise dans ce vénérable chœur dont les piliers ont été élevés par Guillaume de Sens au 12e siècle, les murs restaurés au 14e siècle, où la messe a été dite et la prière murmurée et chantée dès avant que saint Augustin de Cantorbéry, en 597 de notre ère, eut amené de Rome ses quarante moines à la demande du pape Grégoire le Grand, je regarde les hommes et les femmes, clairs ou laïcs en soutanes noires ou toges, s’affairant tranquillement à préparer la nef pour la « Sainte Communion » du dimanche.

Je me vois à ma petite paroisse de la capitale nationale, présidant moi-même le culte, presque à chaque dimanche. Je pense à mon époux à mes côtés et prêtre lui aussi qui m’aide toujours à préparer la table, mettant le couvert ou desservant, qui assume la cérémonie quand je dois partir en virée pour le compte de l’Église. Je pense à mes assistants laïcs dirigeant le culte en notre absence, nous permettant de nous asseoir ici en ce moment.

Comme je me sens profondément reliée à ce qui se présente ici à mes yeux, au grand autel de la cathédrale de Cantorbéry, il me vient à l’esprit ce passage du psaume 84, v. 3-4 : « Le moineau lui-même trouve une maison, et l’hirondelle un nid pour mettre sa couvée, près de tes autels, Seigneur tout puissant, mon roi et mon Dieu. » (Yea, the sparrow hath found her an house, and the swallow a nest where she may lay her young : even thine altars, O Lord of Hosts, my King and my God). Ce doit être là, à mon avis, la chanson-thème, le leitmotiv et le chant du cœur de chaque femme ordonnée prêtre. Oui, nous déposons là sur l’autel nos poussins, les âmes des paroissiens qui nous sont confiées, toutes celles que nous nourrissons et qui relèvent de notre charge de « cure des d’âmes » – nous qui sommes avec Dieu en portant le peuple sur notre cœur, comme l’a écrit un jour Michael Ramsey, l’un de nos plus grands archevêques de Cantorbéry. Car les hommes aussi font cela. Ils nourrissent.

Je fais partie de la longue chaîne des ordonnés qui se sont passé le relais de main en main (en se servant bien sûr de leur tête) depuis l’Église primitive  des Augustin, Cuthbert,  Anselme,  Becket, Laud, Temple, ou autres,  parmi les 104 archevêques de Cantorbéry dont 99 ont précédé la question de l’ordination des femmes. Bien peu d’entre eux se seraient attendu à me voir aujourd’hui à mon autel,  l’autel du Seigneur, dans la petite église où je me sens comme à la maison, à 5000 kilomètres de cette cathédrale fondatrice.

On passe à l’acte

L’offertoire vient d’être offert. Je chante : « Le Seigneur soit avec vous » et le peuple répond en chantant : « Élevons notre cœur ». J’élève alors ces cœurs invisibles dans la paume de mes mains comme quelque chose d’assez léger pour s’envoler jusqu’au ciel et l’assemblée chante son assentiment. Je m’étonne de voir  combien peu de prêtres font  encore ce beau geste à la fois mouvant et émouvant comme une musique. Moi j’ai  choisi de le faire. Après tout, une partie de mon travail consiste à faire des choix liturgiques. Alors j’en fais tout plein. Je suis une expérimentatrice en liturgie.

Sans aucun doute, il existe  une belle latitude dans l’Église de la  « Communion anglicane ». Chaque Église nationale ou provinciale  possède sa variété de prières eucharistiques approuvées, permettant une riche diversité autour du noyau central des « paroles d’institution » – où de toute façon nous ne disposons  tous que de traductions ! Ce que je choisis de dire ou de chanter au Seigneur  devant l’autel où l’assemblée a évolué avec moi et en moi. Ainsi, à mesure que je frayais  dans les paroles de consécration, j’apprenais à les porter sur mes épaules comme une chasuble. Je trouvais alors ce qui me convenait le mieux pour  converser avec ce Dieu qui est ma vie, vie qui est appel sacerdotal à porter une communauté sur son cœur.

Quand moi, femme, je  prononce  les paroles de l’institution, les paroles du Christ, je fais l’expérience d’être in loco Christi ;  et cela ne me semble pas révolutionnaire. On ne fait pas tourner les tables ici. Ce qui est révolutionnaire – et l’a toujours été- c’est le fait que c’est un  humain qui agit. Pour ce que ça vaut, remplacer un sémite de 33 ans par une occidentale d’un certain âge ne me semble pas plus loin de la nature des choses que de le remplacer soit par un costaud jeune congolais imberbe, ou un petit oriental d’âge moyen ou un vieil italien replet et chauve. On parle ici de nos corps. Tout ânes ou âmes qu’ils soient, ils sont plus qu’un sexe.

Il est certain que le sexe joue sa partition en nous. La poésie amoureuse attribuée  à Dieu bien présente dans notre langage spirituel, et l’amour que ce Dieu amoureux exige de nous, comment les mâles vivent-ils cela ? Je ne le saurai jamais pleinement. J’aurais beau cuisiner mon mari à ce sujet, je ne peux écarter le mystère que son expérience d’homme diffère de la mienne et de ma propre facilité comme femme à me relier au Bien-Aimé. Pour ce qui est des femmes hétérosexuelles dont je suis, elles recherchent un Bien-aimé qu’elles peuvent embrasser sur la bouche, en chantant le Cantique des Cantiques : « Qu’il m’embrasse à pleine bouche ! ». C’est un amour pour un homme exalté jusqu’au septième ciel, comme ce le fut  pour certaines Marie de la Bible, de Magdala et de Béthanie. Les anciens Pères de l’Église ont accordé au Cantique des Cantiques une bien plus grande importance théologique fondamentale que nous ne le faisons aujourd’hui. Je crois qu’ils avaient raison.

Il y a donc des moments où je suis face à face avec le Bien-aimé. Mais il y a aussi des moments où je suis le Bien-aimé. (Pensons à Catherine dans le roman d’Émily Brontë, Wuthering Heights, amante de Heathcliff qui s’écrie : « Je suis Heathcliff ! »). À d’autres moments, car le rituel est fluide comme l’eau, je me tiens solidaire de l’assemblée. Vous vous souvenez du prêtre qui officiait face à l’est ? Cela m’arrive de le faire toujours dans une petite église de campagne. Je m’oriente alors comme les fidèles.  Ils peuvent s’identifier avec le prêtre, suivre ses pas, comme ceux d’un maître de danse devant sa classe. Quand je me tourne vers les participants, je montre les pas à faire, je les leur reflète comme un miroir pour qu’ils comprennent ; alors, il devient plus simple de me retourner et de faire le mouvement tel que l’effectue leur propre corps. Je répète la chorégraphie avec eux et leur rappelle les mouvements qui vont les entraîner dans un divin pas de deux.

Enfin vient le point croustillant, le nœud du débat, le hocus-pocus, « Hoc est corpus meum » le moment magique où le pain est changé au corps et le vin au sang. Un grand poète de ma tradition a écrit :

« Love is that liquour sweet and most divine,

Which my God feels as blood ; but I , as wine »

Ce pourrait être traduit  grosso modo par :

« L’amour est liqueur douce, d’essence divine

que mon Dieu, lui, ressent comme du sang ; mais moi, comme du vin. »

La théologie œcuménique moderne fait preuve d’humilité ici. Grand est le mystère de la foi. Ce qui se passe selon mon expérience et quand, je ne saurais vous le relater. Je l’ignore. Je sais seulement que je viens juste de commencer à parler au Pain.

Je vous ai dit que j’expérimente en liturgie. Je parle donc au Christ. Mes prières passent à la deuxième personne, ou plutôt ce « Tu » auquel je m’adresse, cette deuxième personne, change. En utilisant la deuxième personne je parle à la Deuxième Personne. Avant, c’était le Père, maintenant c’est le Fils, le Christ, Yeshua. « Saint et miséricordieux Seigneur Jésus Christ ! La nuit où tu fus livré à la souffrance et à la mort, tu pris du pain … » Là, j’ai hésité ! J’allais à petits pas ! J’aime bien une succession apostolique sans accrocs, une continuité avec les premiers consécrateurs des espèces.  Que diraient-ils devant mon audace ? Ont-ils jamais fait ainsi ? Étais-je en train de briser la chaîne ? Le courant passait-il encore ? Pour me couvrir, j’ai donc vérifié ma pratique avec un spécialiste en liturgie anglicane enseignant  dans une université catholique et dans une université anglicane. Y aurait-il un fondement à une prière de consécration qui s’adresserait à la Personne du Christ ? Après un doute initial, sa recherche subséquente a répondu Oui. Il y a plein de précédents authentiques en fait. Je continue donc. Qu’en dites-vous, cher lecteur ? Sommes-nous en territoire inconnu ? Cela vous parle-t-il ? Mon époux aussi trouve le changement linguistique touchant et important pour lui  – comme auditeur ou comme officiant. Ah, ces grands face-à-face : celui de Moïse, ardent comme son Buisson, celui de Paul, si certain que oui, cela s’en vient.

Si le Pain est devenu Yeshua, Yeshua est devenu le Pain. « Pain tellement bien — aimé, tu as offert à tes disciples ce que je tiens dans mes mains ici et maintenant, le don de toi-même, et tu as dit : Faites cela chaque fois et je serai là. Prenez-moi en vous, nous deviendrons un. Devant la puissance de cela et devant son mystère, nous te prenons au mot, nous acceptons ton invitation. Nous dînons avec toi, de toi, Berger et Agneau. Corps et Pain. Voyons ! Cela ne s’explique pas avec des mots. Mais cela se produit.

Ensuite nous chantons, nous chantons tous l’acclamation, un fragment musical de la vaste œuvre liturgique du dominicain André Gouzes. Étonnamment, il utilise déjà la deuxième personne et moi qui chante cela depuis des mois, je viens de m’apercevoir que c’est à la deuxième personne, comme ma propre prière – « nous rappelons ta mort, Seigneur ressuscité … » On exploite le même filon.

Puis, après avoir initié la prière en m’adressant au Père et être arrivée en plein cœur en parlant au Fils, j’invoque l’Esprit. Pourquoi ne pas l’inclure ? Où serait mon hospitalité de bonne hôtesse  si je l’oubliais ? Si la Trinité est là. Elle est là, point ; c’est tout simple. Un ami prêtre disait :  ne pas parler directement à quelqu’un devant soi, c’est « affreusement impoli, voyons ! » Alors la demande au Père d’envoyer l’Esprit se change en invocation de l’Esprit à l’Esprit. Nous voilà dans un environnement très familier. Aux ordinations et à bien d’autres moments nous chantons tous Veni creator spiritus. Mes mains, ces dansantes ballerines, voltigent alors bien au-dessus du calice  et de la patène, assez haut pour redescendre dans un mouvement qui est quasiment l’inverse de l’élévation des cœurs du sursum corda.

Je me demande encore une fois, pourquoi les prêtres omettent-ils ce geste maintenant ? En fait, je l’ai inclus dans ma gestuelle après une formation en catéchèse du Bon Berger pour les tout-petits, une pédagogie créée à Rome par une universitaire ordinaire, Dr Sofia Cavaletti. Le geste qu’elle utilisait pour faire comprendre aux petits la descente du don de l’Esprit provenait tout simplement de son observation assidue à la messe. Elle enseigne donc aux 4-5 ans ce qu’elle a vu faire et bien d’autres choses encore dans sa magnifique méthode sur l’agir sacerdotal. Néanmoins je connais des formateurs et des enseignants de cette catéchèse qui se sentent  frustrés d’avoir fait le cadeau  de ce beau geste aux enfants parce qu’ils ne le retrouvent pas dans leur église paroissiale. C’est bien triste. Je n’ai pas voulu perpétuer cette brisure du langage corporel et du sens et  maintenant je fais beaucoup plus précisément la descente des mains au moment de l’épiclèse.

Au royaume du Saint-Esprit

Et la danse continue ce courant dans lequel plongent nos corps, ces objets qui seront ressuscités avec le Christ. Puis vient le moment où ayant demandé au Père d’envoyer l’Esprit sur les espèces du Christ sur l’autel, je m’adresse au Saint-Esprit – en un sens plus présent que jamais : « Viens, Saint-Esprit, remplis-nous et raffermis notre foi en toute vérité… » Je sens mes mains se lever, s’ouvrir, s’étendre pour embrasser les gens devant moi, jusqu’à inclure l’univers – quel mystère ! Je n’ai rien planifié. Tout est dans la logique de ce moment sacré, la logique de ces mots et non les miens. Ce n’est pas moi qui ai écrit ces mots. Ils ont été expérimentés avant moi par des liturgistes  et des prêtres et sont passés par le cerveau et les lèvres des autres. Après tout, nous sommes ensemble là-dedans et  la chrétienté est une pratique communautaire. Sinon elle n’est rien.

Un phénomène semble se produire dans le mouvement du 3e concerto qui est le mouvement de l’Esprit : nos corps sont déjà investis d’un sixième sens, le sens du Royaume. L’Esprit ouvre ce Royaume que  nos corps semblent percevoir. Nos corps reconnaissent l’Esprit… Mes bras s’ouvrent alors dans un geste irrépressible, car l’Esprit proclame que la raison constitutive de cette messe est l’entrée dans le Royaume. Mes bras invitent alors à entrer dans ce Royaume que l’Esprit fait se déployer devant nous. Lui, il est à ses affaires, moi, je ne suis qu’une marionnette consentante. Je pourrais bien sûr tirer mes propres ficelles, reculer et résister au doigté de l’artiste.  Ce serait facile, mais je m’y refuse. Je fais le choix de me laisser soulever, d’être facile à ouvrir. Et j’invite les autres à se laisser emporter et à entrer eux aussi. Puis j’en invite plein d’autres à s’élever et à se disposer à sauter dans le royaume. C’est ce que l’on fait chaque dimanche. D’avance on touche  à des petits bouts du Royaume. Notre travail à tous : relier ensemble ces bouts de fil en un crin d’archet faisant vibrer le violoncelle en notes continues : Royaume… Esprit…Musique.

* Mia Anderson est pasteure dans l’Église anglicane à Québec.