AU COMMENCEMENT FUT L’ORGUEIL…
Marie Gratton, L’autre Parole
C’est par la récitation de l’« Acte d’humilité » que l’orgueil est entré dans ma vie. J’avais huit ans, je n’avais jamais quitté la chaleur du foyer, et voilà que les circonstances avaient forcé ma mère à m’inscrire dans un pensionnat. Une religieuse, soucieuse de voir toutes ses élèves éviter le mal et pratiquer la vertu, nous avait de toute urgence enseigné l’« Acte d’humilité ». Mon Dieu, je ne suis que cendre et poussière, réprimez les mouvements d’orgueil qui s’élèvent dans mon âme, et apprenez-moi à me mépriser moi-même, vous qui résistez aux superbes, et qui donnez votre grâce aux humbles.
Je connaissais déjà la vanité, eh oui !, mais pas l’orgueil, je le jure ! La récitation quotidienne de ce fameux « Acte », nous a été recommandée, année après année, comme un antidote à nos penchants mauvais, et nous avons été invitées avec conviction par toutes nos éducatrices à prendre une dose de rappel avant chaque examen. Étonnant, mais vrai. Inciter des enfants à demander le mépris d’elles-mêmes supposait un manque total de psychologie infantile. Sans doute, par un miracle de la grâce, cela n’a pas causé grand dommage dans l’esprit de la fillette timide, mais rieuse et décidée, que j’étais. Je m’estimais très chanceuse de ne pas sentir de pervers mouvements d’orgueil s’élever dans mon âme. C’est bien plus tard que j’ai compris à quoi l’orgueil ressemblait, et quels ravages il faisait quand il s’érigeait en système.
J’ai pris conscience, au bout d’un certain temps, que l’« Acte », que je répétais avec une inquiétante régularité, n’en était pas un d’humilité, mais d’humiliation. La révélation m’en est venue en un éclair au moment où je le récitais avant un examen de mathématiques. C’était une épreuve que j’abordais avec la hantise de décrocher une mauvaise note, et donc avec une infinie humilité. Pourquoi fallait-il m’humilier devant Dieu pour espérer réussir ? C’est de confiance en moi-même dont j’avais besoin, en forte dose. Mais une fois cela compris, il restait à régler l’histoire de notre mère Ève, l’orgueilleuse, celle qui voulait savoir !
Le troisième chapitre de la Genèse nous rapporte le mythe de la tentation et de la chute de nos premiers parents. Rappelez-vous de ce que le serpent a prétendument soufflé à l’oreille d’Ève pour la décider à croquer dans le fruit défendu : « Si vous en mangez, vous deviendrez comme des dieux, connaissant le bien et le mal ». Adam avait-il entendu lui aussi cette alléchante promesse ? Le texte ne le dit pas, mais il ne se fit pas prier pour mordre dans le fruit qu’Ève lui tendait. Le sort en était jeté. Gare à eux, gare à nous ! Ève, je vous le signale, avait, pour sa part, résisté un peu, en rappelant à son tentateur la défense divine de toucher aux fruits de l’arbre planté au milieu du jardin. Un détail intéressant sur lequel on insiste peu.
Vouloir être comme Dieu, voilà la faute « originelle ». Au commencement était l’orgueil. Le mythe nous enseigne qu’il est non seulement la première faute commise, mais la source de toutes les autres. Nous connaissons la chanson. En voici le premier couplet. Avec la connaissance vient le pouvoir. Dans notre tradition, les clercs sont ceux qui savent. Ils savent qui est Dieu, quelles sont ses volontés. Et ce, jusque dans les plus menus détails. Ils nous en entretiennent d’ailleurs à tout propos. Et cette science, et ce pouvoir, ils les tiennent de Dieu. Branchés directement sur l’Esprit, comment pouvons-nous mettre en doute l’idée que non seulement leurs connaissances, mais aussi leur pouvoir viennent de Dieu ? D’autres traditions religieuses s’appuient sur d’autres mythes, pour assurer leur domination sur les esprits et sur les coeurs.
Vous allez voir, la chanson a un autre couplet. En effet, l’auteur de la Genèse n’est pas qu’un fin connaisseur de la nature humaine, il est aussi un homme de sa culture et de son temps. L’univers patriarcal auquel il appartient cisèle la composition des mythes aussi sûrement qu’elle construit les modèles et les rapports sociaux. Yahvé, toujours selon le récit biblique, avait eu beau créer Ève comme le vis-à-vis d’Adam, comme son égale, le patriarcat marchait d’un autre pas ! Il était donc tout « naturel » qu’Ève, dans sa faiblesse présumée, fût la première à succomber à la tentation, celle de savoir, la plus dangereuse de toutes. Le désir de connaître et le pouvoir qui en découle, quand les femmes y aspirent, ne peuvent être inspirés que par l’orgueil. Il faut donc que le patriarcat en dénie l’accès aux femmes pour les siècles des siècles. C’est le second couplet, décliné à travers le monde avec mille variantes, et à l’origine de tant de nos maux, à nous les femmes. L’orgueil des clercs, c’est-à-dire de tous ceux qui se disent éclairés, détenteurs de la science sacrée, et du pouvoir qui y est attaché, puisqu’il est prétendument issu de Dieu et sanctionné par lui, est le plus dangereux de tous, parce qu’il joue sur la corde la plus sensible du cœur humain : le besoin de salut. Et ce n’est pas l’orgueil qui la fait vibrer, mais au contraire un sens aigu de son indignité, entretenu avec tant de soin, pendant tant de siècles, par une pastorale de la peur et de l’humiliation. Nous venons de voir les deux couplets de la chanson, en voici le refrain : « Nous savons, vous n’êtes que de simples fidèles, et pire encore, vous êtes, vous femmes, filles d’Ève… »
Bien sûr, l’orgueil n’épargne pas les femmes. Elles y succombent, par manque d’humilité, évidemment ! Mais qu’est-ce donc que l’humilité ? Thérèse de Lisieux la définissait ainsi : « L’humilité, c’est la vérité ». Elle qu’on mettait en garde contre l’orgueil, parce qu’elle aspirait à être une « grande sainte », et qu’on humiliait volontiers, avait compris cela. L’humiliation n’entraîne pas l’humilité. Elle appelle au contraire au rétablissement de la vérité de l’être, pour l’empêcher de sombrer dans le dénigrement de soi-même. Le féminisme est né de là, mais il n’a jamais fait de l’orgueil un système de gouvernement. Sur les humiliées et humiliés de notre monde, l’Esprit souffle un vent de dignité.