ORGUEIL : CONTEXTE FÉMINISTE ET ESTIME DE SOI

ORGUEIL : CONTEXTE FÉMINISTE ET ESTIME DE SOI

Louise Melançon, L’autre Parole

L’orgueil réfère à un excès d’estime de soi qui amène une personne à se mettre au-dessus des autres et à vouloir dominer. Mais on peut interpréter l’orgueil de manière positive quand on parle de fierté ; alors, il s’agit de l’affirmation de sa dignité, dans un contexte où elle est bafouée ou menacée.

Le mouvement féministe, dès ses débuts, du moins en contexte nord-américain1, a fait l’analyse du patriarcat et de ses effets sur les femmes, en termes de domination et aliénation. Par le fait même, la conscience féministe donnait lieu à une ré-interprétation de ce qu’on a appelé traditionnellement l’orgueil.

Mon expérience de l’orgueil est devenue consciente à certains moments de mon adolescence, dans le contexte scolaire en particulier, quand je me permettais d’avoir l’esprit critique : cela était vu comme une « tête-forte », un acte de rébellion par rapport à l’autorité de nos « maîtresses ». De manière générale, je ne cherchais pas à provoquer ; cependant, je n’en pensais pas moins intérieurement… Aussi plus tard quand j’ai découvert les premières théoriciennes féministes, Daly, Ruether, qui analysaient l’aliénation des femmes et leur manière d’en sortir, j’ai répondu allègrement à cette démarche de libération.  Mary Daly2 disait que le péché originel de la religion patriarcale est d’avoir fait des femmes les boucs émissaires du péché dans le monde ; et celui des femmes, d’avoir « intériorisé » ce blâme. Pour Daly, il manque un péché parmi les « péchés capitaux », et c’est la tromperie dont ont fait preuve nos « pères ». Aussi avions-nous, nous « filles », à exorciser ces erreurs/mensonges que nous avions intériorisés et qui s’accompagnaient de sentiments de culpabilité, d’infériorité, de mépris de soi.

Rosemary Ruether3, pour sa part, avance que « si la chute consiste dans l’aliénation entre l’humain et Dieu qui prend forme sociale dans les relations aliénées et oppressives entre les personnes, le sexisme doit alors être vu comme le modèle originel et primordial pour analyser la chute » (p.103). Pour sortir des relations de pouvoir entre les hommes et les femmes, il était donc essentiel de travailler à briser les images de nous-mêmes que nous avions intériorisées, comme faibles, mineures, dépendantes, obéissantes, soumises, réduites au corps et à l’affectivité et non compétentes pour l’intellectualité… En remettant en cause cette manière qu’ont eue les hommes de projeter sur l’autre, les autres, en l’occurrence les femmes quand il s’agit du sexisme, nous nous engagions dans un processus de conversion, pour sortir de l’aliénation, de l’exploitation. C’est ainsi que  réclamer des relations de mutualité avec les hommes relevait du sens de notre dignité, et donc de notre fierté, non de l’orgueil.

 L’avancement des connaissances en psychologie humaine nous a aussi permis de mieux comprendre ce qu’est l’orgueil. La psychologie humaniste, avec Rogers, Rollo May, Maslow, a prôné l’importance de l’estime de soi pour le développement de la personne. Dans ce contexte, l’orgueil n’est pas synonyme d’estime de soi mais réfère plutôt à une hypertrophie du sujet qui se met au-dessus des autres pour s’affirmer : ce qu’humainement on appellerait de l’arrogance. Et la personne qui a une vision négative d’elle-même, ou une faible estime de soi, n’est pas par le fait même « humble » : certains identifieraient cette personne comme névrosée… Les théoriciennes féministes qui ont promu le travail d’exorcisme d’images négatives de soi chez les femmes, dans le patriarcat, allaient en somme dans le même sens : les femmes devaient refaire leur estime d’elles-mêmes, prendre en mains leur développement personnel. Cela n’a rien à voir avec l’orgueil.

 Si on parle d’orgueil, c’est dans le contexte religieux. On est orgueilleux si on ne place pas Dieu au centre de soi, comme la source de son être. Mais pour interpréter l’orgueil dans le contexte de nos connaissances d’aujourd’hui, il est essentiel de distinguer entre estime de soi, sur le plan psychologique, et une compréhension « ontologique » de la « dépendance » ou « soumission »  à Dieu. À partir de là, on peut dire que toute personne, que ce soit en étant arrogante ou en ayant une vision méprisante d’elle-même, peut vivre de l’orgueil, en n’étant pas dans la vérité de son être, ce qui est l’humilité.

1. Je réfère particulièrement, dans le domaine religieux ou théologique, à l’oeuvre de Mary Daly et Rosemary Ruether, ces deux pionnières de la théologie féministe de la libération.

2. Beyond God the Father, Boston, Beacon Press,1973 : ch. 2 ; Gyn/ecology, Boston, Beacon Press, 1978, p.30-31.

3.From Machismo to Mutuality, New York, Paulist Press 1976, ch.7. Il s’agit de ma traduction.