Christa et reconnaissance des femmes

Christa et reconnaissance des femmes

Elle vit, oui.  Et lire son nom Kim Phuc au dessus d’une boîte au lettres, avant de la rencontrer ici, dans un petit appartement de deux pièce, au cœur d’un quartier chinois de Toronto, vinq-cinq ans après le fameux cliché, a quelque chose d’irréel. Comment dire ? l’impression d’approcher d’une icône et de la voir glisser de son cadre, exposé soudain un grand souffles de la vie. »

Voilà ce que nous rapportait Annick Cojean, du journal Le Monde que Le Devoir a reproduit dans son édition du 19 août 19971. La découverte de ce texte, alors que j’étais à la recherche de l’identité de Christa, m’a vivement remuée. J’emprunterai donc quelques éléments de cet écrit, entre autres, pour présenter Christa.

Christa

Qui est Christa pour nous ? Christa ne se présente pas toujours sous des apparences aussi tragiques que celles de Kim Phuc, mais elle revêt de multiples formes dans le quotidien. Il s’agit de surveiller ses apparitions comme l’a d’ailleurs fait Sylvie Germain dans son roman La pleurante des rues de Prague 2 où elle présente une femme sous les différents traits de la misère humaine.

Pour Carter Heyward, dans (Speaking of Christ : A Lesbian Feminist Voice 3), Christa est d’abord le nom donné à une statue de Jésus femme, les bras étendus comme les crucifiés, sculptée par Edwina Sandys.

Selon Heyward, les questions classiques en christologie, par exemple : Jésus était-il Dieu ? Était-il homme ? et le débat au sujet du Jésus de l’histoire en regard du Christ de la foi sont dépassées. Il est temps de réimaginer Jésus en s’autorisant à réinterpréter librement l’Écriture et la Tradition dans le but de comprendre sa propre existence. Nous sommes Christa. Notre propre foi chrétienne nous apprend que dans le partage de nos engagements pour le bien-être des humains, nous sommes « Elle » : porteuse et portée, mère et enfant4.

Christa et les expériences de femmes

C’est donc à travers nos expériences de femmes que Christa devient, se dessine devant nous. Il est temps de la regarder, de la reconnaître, de l’embrasser en nous, parmi nous.

Elisabeth Johnson signale à bon escient comment la reconnaissance des expériences des femmes comme expériences de Dieu joue un rôle important en théologie : « L’expérience de soi des femmes comme expérience de Dieu, revêtue des valeurs caractéristiques de leurs façons d’être dans le monde, soulève un point critique en théologie quand elles commencent à s’exprimer et à agir en accord avec leur dignité d’imago De/, d’imago Christ !  »5

Au dire de Kalsky, les christologies féministes ne peuvent se développer qu’immergées dans la rencontre actuelle des femmes et dans leurs histoires individuelles d’oppression multidimensionnelles.6

Dans un mémoire de maîtrise (1986), portant sur female self-esteem and female God-symbols, Kathleen Zang7 a fortement démontré comment des références à des symboles féminins pour représenter Dieu peuvent contribuer à développer et à accroître l’estime de soi chez les femmes. « Quand j’entends parler de Dieu sous un mode féminin, rapporte l’une des femmes interrogées lors de sa recherche, j’éprouve un immense sentiment de joie. En percevant Dieu comme femme, nous nous sentons plus pleinement inclus dans le Corps du Christ »8.

Quant à la Christa Kim Phuc, voici ce qu’elle disait au sujet des larmes et du pardon : « Je ne les laisse pas venir ! De quoi pourrais-je me plaindre ? Jamais, même aux pires moments, je n’ai surpris de colère, de haine, de rancune dans les yeux de mes parents. On ne peut changer le passé. Alors à quoi bon s’y noyer ? Il n’est utile que pour s’élever. » Et l’an passé, Kim, invitée à Washington à la cérémonie commémorative de la guerre du Vietnam, prend la parole. Devant un parterre de plusieurs milliers de vétérans médusés, elle évoque l’espoir et le pardon : « Si je pouvais me trouver face à face avec le pilote de l’avion qui a lancé la bombe, je lui dirais : on ne peut pas changer l’histoire, mais au moins peut-on essayer de faire de notre mieux dans le présent et le futur pour promouvoir la paix. »

Christa et le monde des relations

Pour un bon nombre de théologiennes féministes des États-Unis et de l’Europe, le discours christologique propose de passer de la christologie du « héros individuel » ou « héros libérateur » à une construction théologique basée sur la relation. Carter Heyward justifie cette façon de voir la christologie comme une situation relationnelle lorsqu’elle écrit : « Nous venons au monde dans un réseau de relations, liées l’une à l’autre -par le sang, la chair, l’histoire, la mémoire, la culture, la foi, la joie, la passion, la violence, la douleur et la lutte…9. »

Nakashima Brock, pour qui l’emphase mise sur le Christ libérateur fait considérer les opprimés comme des victimes pour qui Jésus parie et agit, propose, à son tour, que la christologie féministe ne soit plus centrée sur Jésus, le héros individuel et libérateur mais sur une communauté de Christas comme centre de guérison du christianisme. Jésus se situe au centre de cette communauté de Christas.

Dorénavant ce qui est vraiment christologique, ce qui est vraiment révélé touchant l’incarnation de Dieu et de son pouvoir salvifique dans la vie humaine doit résider dans une collectivité et non seulement dans de simples individus10.

Christa et les passages

Christa, c’est celle qui advient, qui devient dans différentes trajectoires de vie et de mort, de mort et de résurrection. Après les terribles brûlures infligées à son corps lors du bombardement de juin 1972, Kim Phuc a dû faire de nombreux passages. Traitée pendant quatorze mois dans un hôpital de Saïgon, elle a dû subir dix-sept greffes et des opérations diverses qui ont tellement remodelé son corps qu’il n’avait plus pour ainsi dire que l’aspect de viande cuite.

Les femmes ont effectué et effectuent encore aujourd’hui bien des passages à travers les luttes qu’elles doivent mener et soutenir pour que disparaissent les structures d’exploitation et d’oppression et qu’advienne une plus grande justice pour tous les êtres humains.

Christa et la reconnaissance d’autrui

La reconnaissance d’autrui fait partie de la vie de toute société qui confère un statut d’individu, de citoyen à une personne, la confirmant ainsi dans sa dignité d’existant, de membre de l’humanité avec ses droits et ses devoirs.

Dans la foi chrétienne, c’est l’affirmation d’être enfant de Dieu qui crée, chez chaque personne, un espace de gratification. Les théologies de la libération ont contribué de façon évidente à rendre la dignité aux personnes humaines. Elles ont eu l’audace de dénoncer les situations d’oppression socio-économique, culturelle ou autre, et d’annoncer des possibilités d’humanisation pour toutes et tous, qu’il s’agisse des femmes, des Noirs, des Latino américains ou des homosexuels.

Pour Letty M. Russell, c’est dans la recherche d’une authentique humanité, englobant tous les domaines de la vie et tous les temps, que se développe cette reconnaissance11. C’est aussi dans la reconnaissance des multiples expressions de l’énergie des personnes qu’advient et se réalise Christa.

J’avais eu l’impression d’approcher une « Icône », a révélé Annick Cojean, en découvrant la photographie de Kim Phuc. C’est sous cet aspect, parmi d’autres, que nous avons à découvrir Christa dans ses multiples incarnations.

« L’icône est une écriture spécifiquement théologique. Elle relève directement de la théologie de la Gloire et de la Lumière qu’elle exprime par la couleur et la splendeur. À ce titre, elle ne comporte jamais d’ombre, ni source, ni jeux de lumière, étant elle-même lumière. »12.

Grâce à cet éclairage, nous essaierons, à notre tour, d’exprimer, à travers nos expériences de femmes, les relations créées et les passages réalisés dans notre processus de Christa en devenir.

1 Annick Cojean, « L’enfant symbole d’un Vietnam en feu », Le Devoir, 19 août 1997, p.A1 et A8.

2 Sylvie Germain, La pleurante des rues de Prague, Paris, Gallimard, 1992.

3 Isabel Carter Heyward, Speaking of Christ : A Lesbian Feminist Voice, New York, Pilgrim Press, 1989.

4 Elisabeth Schùssler Fiorenza, Jésus, Myriam’s Child, Sophia’s Prophet. Critical issues in feminist christology, New York, Continuum , p.50. Traduction de Monique Dumais.

5 Elisabeth Johnson, She whois, New York, Crossroad, 1993, p.69. Traduction de Louise Melançon.

6 Manuela Kalsky, Vom Veriangen nach Heih Eine feministiche Christologie oder messianische Heilsgeschichten ? in Vom Veriangen nach Heilwerden, p.226

7 Kathleen Zang, Female Self-Esteem and Female God-Symbols, mémoire de maîtrise èsarts, présenté au département of Religious Studies. The University of Calgary, Alberta, ApriM986, 122p.

8 Ibid., p.29.

9 Isabel Carter Heyward, The Rédemption of God : A Theology of Mutual Relation, New York, University Press of America, 1980.

10 Rita Nakashima Brock, Journeys by Hearts : A Christology of Erotic Power, New York, Crossroad, 1988, p.52.

11 Letty M. Russell, Théologie féministe de la libération, Préface d’Elisabeth Moltmann- Wendel et Jùrgen Moltmann. Traduit de l’américain par Marcelle Jossua, Paris, Cerf, 1976, p.165-171.

12 André Lagaillardie, L’icône, reflet de la gloire. Fêtes et Saisons, n. 429-430, novembredécembre 1988, p.33.