COMMENT ESPÉRER AUJOURD’HUI

COMMENT ESPÉRER AUJOURD’HUI

Louise Melançon, Myriam

Dans la tradition judéo-chrétienne, l’espérance tient une place importante parce que Dieu se révèle dans des promesses toujours renouvelées au cours de l’histoire.

 Qu’on pense à Abraham, le père des croyants, à qui est promise une terre ou à ces femmes stériles à qui sont accordées des naissances surprenantes, l’histoire biblique est traversée par un grand souffle d’espérance. Après la mort de Jésus le Nazaréen,  les disciples, relisant leurs écritures, lui attribueront le titre de “fils de la Promesse”, sauveur et seigneur du monde, par qui viendra le “règne de Dieu” avec “de nouveaux cieux et une nouvelle terre”.

l. À la suite de l’expérience des premiers chrétiens, et à partir des contextes d’où elle était issue, la théologie a développé des représentations et des compréhensions conduisant à une nouvelle “doctrine de l’espérance “. Ce qui a prévalu alors comme objet d’espérance, pendant un certain temps, ce fut la représentation des fins dernières”. Les personnes de ma génération s’en souviennent. Ce n’est que vers les années 1960 qu’on a pu constater l’impact de la modernité et l’avancée de la sécularisation sur ces représentations déphasées. Je suis arrivée en théologie à ce moment là.1 Et je garde vive en ma mémoire cette   phrase d’un grand théologien suisse du 20e siècle,  Von Balthasar : « Le traité des fins dernières est “fermé cause de réparation” ».

Au même moment naissait, avec Jûrgen Moltmann, théologien allemand de foi protestante, ce que l’on appela la nouvelle théologie de l’espérance. Après l’événement de la Shoah, c’était l’acte même d’espérer qui était mis à l’épreuve. Pour les témoins des camps d’extermination nazis, comme pour les chrétiens allemands, cette nuit de la foi entraînait nécessairement celle de l’espérance. Alors Moltmann, s’appuyant sur le développement des études exégétiques du début du siècle,  se ressourçait à la Parole de Dieu, de l’ancien et du nouveau testament, pour rappeler le grand souffle d’espérance qui s’y trouve.

Mais  c’était aussi la période des grands mouvements révolutionnaires. La pensée marxiste, créait un contexte optimiste où l’espoir de transformer le monde et de l’humaniser semblait plausible. L’œuvre magistrale du philosophe allemand Ernst Bloch, lui-même marxiste, a d’ailleurs fourni à cette nouvelle théologie de l’espérance des outils d’ordre épistémologique, ontologique et anthropologique des plus appropriés. Curieusement, ce philosophe athée, d’origine juive, remettait l’espérance au cœur de la pensée moderne2 européenne. Dans le contexte latino-américain, l’influence des mouvements révolutionnaires entraîna une nouvelle lecture de la Parole de Dieu et une nouvelle compréhension de la foi-espérance-charité, qu’on nomma théologie de la libération.3

C’est à cette période révolutionnaire où l’on mettait en action l’espérance d’un autre monde, non dans l’au-delà mais dans l’ici et maintenant que naquit le mouvement des femmes. Un monde de justice, de paix, d’égalité, de respect des différences rejoignait les grandes valeurs dites “utopiques” ou “eschatologiques” qu’on trouve dans la Bible. Je peux témoigner que c’est dans ce contexte qu’a surgi L’autre Parole4. Nous respirions alors plus à l’aise parce que nous étions, comme “les enfants d’un siècle fou”5, animées d’un immense espoir, d’une belle espérance que les choses pouvaient être autrement. Il s’agissait de passer à l’action, de créer de la solidarité entre ceux et celles qui partageaient cette vision du monde ou de la foi chrétienne, et d’imaginer une autre façon de vivre, une autre manière d’être, une nouvelle humanité. Nous avions la naïveté de la jeunesse… mais aussi toute son énergie. Même l’Église romaine, à ce moment-là, prenait acte de ce nouveau contexte. Sous les mots du bon Pape Jean XXIII, le mouvement des femmes, tout comme l’irruption du Tiers-monde, faisaient partie “des signes des temps” qui indiquaient la venue de Dieu dans notre monde.

2. Le monde avait changé. Nul doute là-dessus. Mais l’humanité nouvelle n’est pas advenue comme “le grand soir” promis. Les grandes valeurs humanistes ne mènent pas encore le monde. On peut même affirmer que le monde est en crise, les sociétés comme les individus… et la nature aussi. On parle de la crise des valeurs, mais aussi des échanges économiques, du monde du travail, de la famille, des rapports entre les sexes, de l’environnement : dégâts climatiques, crise des espèces aussi bien animales que végétales. Depuis 2001, en particulier, des événements politiques nous ouvrent les yeux sur des réalités qui s’imposent maintenant à l’Occident moderne et sécularisé. Les religions ne sont pas mortes. Elles semblent même faire un retour en force, souvent dans la démesure et la violence.

Il y a de quoi faire surgir bien des scénarios apocalyptiques, qui donnent lieu à un profond désenchantement et inspirent des sentiments d’impuissance, qui confrontent la “belle espérance” de notre jeunesse, “cette petite fille de rien du tout qui, selon l’expression de Péguy, entraîne ses deux grandes sœurs , la foi et la charité”….

Sans tomber dans le relativisme, le nihilisme et l’absurde, tentations pourtant bien légitimes…, on ne peut plus penser l’espérance de cette façon, ni en parler naïvement, ni en vivre facilement. La théologienne doit se remettre au travail… et les croyants retourner à leurs sources bibliques pour nourrir une “espérance contre toute espérance”…

Dans ce contexte critique, une nouvelle conscience est appelée à se développer à la grandeur de la planète. Je dirais que cette nouvelle conscience présenterait surtout deux grands traits qui lui viennent de la perspective écologique, et de la rencontre des “altérités”. La théologie féministe a déjà entrepris du travail dans la perspective écologique. Je pense en particulier à celle de Rosemary Ruether 6 mais à bien d’autres aussi. Sur la rencontre des différences, les voies ouvertes par Luce Irigaray continuent d’être fortement interpellantes. Mais en ce début du 21e siècle, il me semble y avoir urgence de tenter des représentations nouvelles selon ‘l’avenir promis’, pour transmettre, plus humblement ( ?), plus modestement, le message d’espérance venant de notre tradition. Mais avant tout, il s’agit de trouver, identifier, créer des lieux pour vivre  l’espérance avec les autres, dans un engagement d’attente active, appuyée sur des ressources intérieures fortes, une foi créatrice et imaginative, et sur la douceur de la compassion.

Pour revenir à notre tradition, on peut dire que la foi est espérance parce qu’elle se vit dans la condition humaine et dans l’histoire, et non dans un instant de présence à l’Absolu, au-dessus des contingences de l’histoire. Par contre, ce qui est central dans la foi chrétienne, c’est l’amour : amour de Dieu, amour des autres, intimement liés. La foi n’est pas que recherche d’intelligence, elle est aussi un “mouvement affectif”  pia affectio, selon Thomas d’Aquin, comme un désir amoureux tendu7 vers l’union à son Aimé-e, mais vécu dans des conditions qui requièrent persévérance, courage et patience. Foi, espérance, amour sont les trois faces d’un même acte spirituel. Que manque l’une ou l’autre, les trois sont en manque. Et disons-le clairement, l’espérance n’est pas “une petite fille”,8 elle est comme une femme qui accouche dans la douleur et l’amour..

1. .Mon mémoire de maîtrise porta sur ce sujet de l’espérance  et de l’eschatologie (étude des fins dernières).
2.Il est l’auteur de deux tomes intitulés : Principe Espérance I et II ( Prinzip das Hoffnung).
3.J’ai eu le culot de faire ma thèse de Doctorat en théologie sur ce nouveau phénomène, à partir de l’Europe…
4.Je pourrais dire que ce fut mon Amérique latine…
5. Paroles d’une chanson québécoise bien connue : Les enfants de l’avenir.
6.Surtout dans son livre Gaia and God. An Ecofeminist Theology of Earth Healing, New York, Harper & Collins, 1992.
7.Le film encore sur nos écrans “Un long dimanche de fiançailles” (Jeunet) m’a fait redécouvrir l’importance de l’amour pour vivre l’espérance.
8. Cette métaphore de la petite fille m’est apparue “étrangement dérangeante” dans le contexte des viols d’enfants (féminins…) dans les camps abritant les rescapés des récents Tsunamis d’Asie.