CONSOMMATION ET SPIRITUALITÉ : MATIÈRE ET ESPRIT

CONSOMMATION ET SPIRITUALITÉ : MATIÈRE ET ESPRIT

Monique Dumais, Houlda

Quand on parle de consommation, on pense immédiatement à quelque chose de matériel : maison, voiture, appareils électroniques, nourriture, etc. ce qui se paie avec de l’argent, qui peut gruger son budget ou croître à la bourse…

 Et pourtant n’y a-t-il pas de lien entre la consommation et la spiritualité ?

« Au sens le plus général, il (le concept : spiritualité) signifie cet habitus éthico-religieux fondamental qui se détermine comme une  » vie selon l’esprit  » par opposition à une  » vie selon la chair « . (Maximilan Forchsner, Dictionnaire de Morale,  Fribourg, Éditions universitaires/Paris, Éditions du Cerf, 1983, p. 190) » Ce concept reçoit une interprétation  plus ou moins dualiste du monde et de la vie, en suivant les antithèses Dieu-monde, esprit-chair, ici-bas-au-delà, lumière-ténèbre, etc. Cependant, n’est-il pas possible de voir dans la consommation un souffle de l’esprit, un souffle qui cherche à donner du sens à ce que nous consommons, qui nous permet de trouver un sens plus éclaté, de vivre avec moins, d’établir des relations ?

1. Un souffle qui cherche à donner du sens à ce que nous consommons

L’esprit, en hébreu ruah, c’est le souffle. Se tenir du côté de l’esprit, c’est se laisser porter par le souffle, un souffle qui peut être partagé.  Voici ce que dit Luce Irigaray du souffle des femmes.

« Le souffle des femmes ? Une respiration qui va du dehors au dedans, du dedans au dehors du corps. Un esprit qui relie la vie de l’univers au plus profond de l’âme, ce qui inspire ne se séparant pas de la respiration cosmique, arrivant porté par le vent. »

Avec ce souffle, nous pouvons prendre le temps de considérer ce que nous mangeons, ce que nous choisissons de porter, ce que nous achetons pour fabriquer sa maison ou la réparer. La matière devient habitée par l’esprit pour lui donner un sens qui rejoint l’être humain dans sa quête vitale. S’alimenter pour vivre, pour vivre en bonne santé, pour goûter les saveurs, sentir les odeurs, agencer les couleurs. Il s’agit du sens commun de la vie à se laisser toucher dans toutes ses strates.

2. Un souffle qui nous permet de trouver un sens plus éclaté

Le souffle nous permet d’explorer de nouvelles avenues, nous amène à aller plus loin, à découvrir un sens caché, dans les profondeurs et même les replis de la matière. Teilhard de Chardin est sûrement le poète de cette destination avec sa célèbre  Messe sur le monde. D’une autre façon, Véronique Magron, doyenne de la faculté de théologie d’Angers, France, parle ainsi de la prière :

« La prière est une compagne. Compagne de fortune et d’infortune. […] Une manière fondamentale d’habiter la vie, le corps, la relation, le temps ; pas sans lui. Pas sans cet entretien qui ne finit pas, du dedans du silence.2  »

Nos bénédicités sont des façons de donner un sens à notre besoin d’alimentation, il a déjà un sens en lui-même, mais nous aimons l’inscrire dans un cercle spirituel, qui fait vibrer plus intérieurement.

Michel Serres donne deux façons de boire le vin :

« La drogue emprisonne le destin des collectivités qui s’empressent de perdre les sapiences naïves de l’empirisme. Prenez ce vin : buvez et goûtez, il faut choisir. Si vous le buvez seulement, vous garderez le verbe, le langage, seuls. Si vous le goûtez, il vous donnera votre goût, en vous donnant son goût, il ouvre en vous une nouvelle bouche, voici le jour de la deuxième communion, que la première empêche. »

3. Un souffle qui nous permet de vivre avec moins

Dans un livre collectif qui vient de paraître, Ceci n’est pas le bonheur, j’ai trouvé un passage où l’on traite de vivre avec moins.

« Au moment même où l’ascèse, en tant que pratique spirituelle un peu masochiste ou autopunitive, a complètement disparu, voici qu’elle refait surface dans notre culture en tant que voie privilégiée de libération personnelle et collective vis-à-vis d’un système économique aliénant. Elle renaît comme solution de remplacement de l’esclavage qui caractérise une économie de désir. En effet, cette ascèse, aussi étonnant que cela puisse paraître, n’est pas seulement une action positive pour la sauvegarde de la création, mais aussi, et peut-être surtout, une voie d’épanouissement parce qu’elle correspond aux besoins authentiques de la personne, qui sont bien plus au niveau de l’être que de l’avoir. »

Vivre avec moins oblige à prendre le temps de soupeser le poids du matériel, à l’ajuster à ses besoins de base.

4. Un souffle qui nous tient en relation

Établir des relations, voilà un aspect qui retient mon attention depuis un certain temps et qui est pour moi une manifestation d’une éthique selon une perspective féministe. Je n’ai pas manqué d’écrire des textes sur le sujet en lien en parlant de l’ethics of connection, l’ethics of interrelatedness avec Mary Grey, Beverly W. Harrison.

L’invitation de Luce Irigaray se fait pressante en vue d’activer les relations.

« Il convient d’être attentives, instant par instant, à respecter, dans nos paroles, notre je-elle et ses liens avec nos qualités propres : souci du sensible, de l’environnement concret et naturel, de l’intersubjectivité, de la relation à l’autre genre, du futur, de l’être et du faire ensemble, en particulier à deux. »

L’interdépendance, c’est ce qui marque notre conscience écologique, une rencontre avec les humains et les non-humains.

« Le bonheur humain authentique est un bonheur essentiellement communautaire, non seulement dans une harmonie avec les autres humains, mais avec toute la terre. D’ailleurs, aucune harmonie avec les autres ne sera possible dans l’avenir sans la protection et le partage des ressources qui sont un bien commun de l’humanité, actuelle et à venir. »

Conclusion

Mon texte est une invitation à ne pas adhérer au nouvel Évangile de la consommation : « Achetez, jouissez, c’est la loi et les prophètes. 7 »

Le souffle dont je vous ai entretenu ne se situe pas tout à fait dans le contexte d’expérience émotionnelle tel que décrit par Gilles Lipovetsky :

« C’est dans ce contexte que l’hyperconsommateur recherche moins la possession des choses pour elles-mêmes que la multiplication des expériences, le plaisir de l’expérience pour l’expérience, l’ivresse des sensations et des émotions nouvelles : le bonheur des « petites aventures » achetées forfaitisées, sans risque ni inconvénient .8  »

Ni dans le supermarché de l’âme, car, dans la société d’hyperconsommation,  même la spiritualité s’achète et se vend.

« Dans cette mouvance se multiplient les libraires spécialisées et les salons d’exposition, toute une offre commerciale faite d’ateliers avec gourou, de centre de développement personnel et spirituel, stages de zen et de yoga, ateliers sur les « chakhras », consultation en « médecine spirituelle », cours d’astrologie et de numérologie, etc.  »

Voir les sept attitudes de résistance à la consommation proposées par François Brune 10 :

« – réhabiliter l’immobilisme, c’est s’opposer à l’idéologie du progrès en cessant de courir derrière la nouveauté ; le progrès, ça s’arrête ;

– réapprendre le Désir dans son émergence profonde comme dans sa limitation nécessaire, c’est supprimer le besoin de besoins et l’envie d’envies ;

– savoir dire non, se faire joyeusement le rabat-joie de l’euphorie publicitaire, c’est briser au culte du produit et briser le lien affectif aux marques et aux étiquettes ;

-désacraliser le produit héros, c’est s’opposer au culte du produit et briser le lien affectif aux marques et aux étiquettes ;

– oser vivre des joies qui ne se voient pas, qui ne semblent pas « conformes », c’est s’opposer au bonheur normalisé ;

– éradiquer la pulsion consommatrice, c’est résister aux impatiences dévoratrices ;

– remettre au premier plan les valeurs humanistes, affirmer la primauté de ces valeurs sur tout autre objectif, notamment technique ou économique, c’est opposer à l’extinction des valeurs .11   »

Donc, tout est ouvert pour découvrir les rapports entre consommation et spiritualité. Je me proposais de revoir  Body as Spirit de Charles Davis12, un livre qui m’a guidée dès les débuts de mes réflexions féministes, car Charles Davis a beaucoup travaillé contre la dichotomie entre intelligence et sentiment (feeling), rationalité et sentiment13. Sa dédicace à Florence indique ce qu’il a appris des femmes : « For Florence, who understood the meaning of feeling before I did. »

Une sagesse des sens est à développer, Catherine Chalier a quelque chose à nous apprendre de ce côté-là, alors qu’elle met en évidence l’écoute dans la tradition hébraïque14, pour tous ces humains qui sont attentifs à l’appel de Dieu. Savons-nous entendre l’appel du spirituel dans notre monde d’hyperconsommation ?

 1. IRIGARAY, Luce, Le souffle des femmes, Paris, ACGF, 1996, p. 9.
 2. MAGRON,Véronique. Voir le bonheur,  Paris, Desclée de Brouwer, 2006, p. 178.
3. SERRES Michel. Les cinq sens, Paris, Grasset, 1985, p. 168.
4.VAILLANCOURT, Louis. « Un bonheur communau-terre », dans SNYDER, Patrick et Martine PELLETIER sous la direction de, Ceci n’est pas le bonheur, Montréal, Fides, 2009, p. 173.
5. IRIGARAY, Luce. op.cit., p. 197
6. VAILLANCOURT, Louis. op. cit., p. 178-179.
7. LIPOVETSKY, Gilles.  Le bonheur paradoxal.  Essai sur la société d’hyperconsommation, Paris, Gallimard, 2006, p. 93.
8. Ibid., p. 58.
9. Ibid., p. 120.
10. BRUNE, François. « Pour une société de frugalité : quelques lignes de position », De l’idéologie aujourd’hui, Paris, Parangon, 2005, p. 163-169.
11. cf. Martine PELLETIER. « Le bonheur à l’ère de la médianomie », Ceci n’est pas le bonheur, p. 211.
12.DAVIS, Charles. Body as Spirit.  The Nature of Religious Feeling, New York, The Seabury Press, 1976.
13. Ibid., p. 12.
14. CHALIER, Catherine. Sagesse des sens.  Le regard et l’écoute dans la tradition hébraïque, Paris, Albin Michel, 1995.