De certaines impasses du féminisme occidental face à l’islam

De certaines impasses du féminisme occidental face à l’islam

Karine Gantin *

Le chemin de l’émancipation féministe possède des points communs avec le cheminement spirituel : tous deux se présentent comme un chemin, une voie particulière de l’accès à l’universel, un moyen de toucher celui-ci au travers d’un parcours en propre.

Le chemin même de l’émancipation exige à mon sens une forme de spiritualité, fût-elle qualifiée d’humaniste. Or, la spiritualité est aujourd’hui trop souvent reléguée au second plan dans le féminisme occidental, qui lui préfère la seule vision de la religion comme système figé d’organisation sociale et d’ordonnancement moral, puis en vient à détourner même celui-ci à son tour vers des enjeux géopolitiques inattendus éventuellement à des fins racistes particulières. C’est ce que je veux essayer de raconter ici.

Émancipation et spiritualité. Pour comprendre la complexité de l’humain et appréhender cette vie terrestre, rassembler dans sa main les fils de l’universel et du particulier, de l’intemporel et de la circonstance, du collectif et de l’individu, il n’est pas suffisant en effet de lire les grands penseurs ou les sages. Il faut refaire par soi-même l’intégralité du chemin qui mène à leur pensée ou à leur sagesse. En référence à une image connue de la philosophie méditerranéenne, il ne suffit pas de lire Platon, il faut refaire après Socrate tout le long chemin du désenchaînement personnel du fond de cette caverne qu’est la vie sociale, puis refaire aussi à son tour la rude escalade vers l’ouverture de lumière qui la surplombe, vers la Connaissance, en tâtonnant dans la semi-pénombre, et sans présumer pour autant qu’une fois confrontée enfin à la source même de la lumière, qu’une fois à l’air libre, le chemin se finit.

Or, ce chemin ardu est entrepris par des femmes justement aussi. Les écrits de la féministe musulmane Asma Lamrabet, présidente du GIERFI, y font référence dans le domaine de l’islam. D’autres écrits, comme L’Histoire des Femmes philosophes, publié en France en 1690 par Gilles Ménage et consacré aux penseurs féminins antiques (réédité en 2005 : L’Histoire des Femmes philosophes, de Gilles Ménage, Paris, Ed. Arléa, déc.05), en témoignent également, avec le même constat : tant de noms féminins lumineux de force intellectuelle et de sagesse, ont été oubliés en cours de route par l’Histoire. Je pense encore à l’évangile de Marie, dont on ne sait plus s’il s’agit d’un apocryphe, et qui aurait été écarté d’emblée du canon, dit-on parfois, du fait de son « sexe », ainsi que d’autres écrits d’apôtres de Jésus qui faisaient une trop grande place aux femmes. L’élévation de la pensée aurait-elle donc un sexe ?

De fait, l’exclusion du pouvoir politique que subissent les femmes en cache une autre, plus taboue encore : celle du domaine de la sagesse, et du droit d’exercer a fortiori une autorité morale. Or, le féminisme, en tant que réflexion sur le sort des femmes et, partant, sur l’organisation humaine et sociale, en tant que lutte émancipatrice tout simplement, le féminisme peut être un chemin de sagesse qui débouche sur une contemplation de l’universel. Il peut être une tentative philosophique de concilier sa lutte particulière à soi avec une vision intelligente et sensible de l’humanité entière.

Hélas, c’est tel un strict lobbying communautaire (les droits des femmes) sans perspective collective apparente (la Cité globale), non tel une sagesse, que secrètement est perçu bien souvent le féminisme dans nos sociétés. Tel une revendication corporatiste. Aujourd’hui, le féminisme occidental est plus amer qu’il ne veut l’admettre. Certes, ses avancées ont été majeures. Les résultats concrets de ses luttes, que ce soit dans la société, les cuisines ou les chambres à coucher, sont inégaux. En outre, il faut évoquer encore les polémiques concernant la concurrence que le féminisme aurait fait vivre aux autres combats, la lutte des classes, ou, en d’autres lieux, les luttes nationales de libération. Ces polémiques-là ne sont pas vraiment retombées. Aussi, quand nos féministes au Nord parlent aujourd’hui des droits des femmes comme d’un enjeu politique et sociétal global, acquiesce-t-on distraitement, pour le principe, car c’est le discours devenu aujourd’hui légitime, le prêt-à-porter politique qui vous autorise à concourir dans l’arène. Mais dans la pratique elles restent largement renvoyées à un problème de type corporatiste sans portée citoyenne élargie : enjeux de quotas, obligation « politi-quement correcte » de les mettre en tribune, etc. Les hommes dirigeants traitent pour la plupart la place des femmes et la question de leurs droits comme un sujet contraint, comme une obligation pour eux de recul devant un communautarisme « tabou » et cependant malvenu. Bien sûr, il existe des différences d’un pays à l’autre. On ne peut faire l’impasse non plus sur l’imprégnation culturelle à terme que représentent ces transformations. Et pourtant. Que d’effroyables déceptions. Des succès sur le terrain. Mais un placard persistant pour les femmes.

Une partie des féministes occidentales a, dès lors, au fil du temps, par compensation, stylisé ses luttes de libération passées comme un moment absolu. D’abord, cet élan de nostalgie compréhensible et légitime était doublé d’une lucidité critique face au présent. Et puis, les choses ont changé quelque peu. Au lieu de reprendre de la vigueur face aux défis de la « guerre des civilisations » et à la visibilité renouvelée des femmes comme objet de polémique entre « islam » et « occident », au lieu de retrouver leur souffle libertaire initial de contestation de l’ordre moral établi, guerrier et impérialiste ici, moralisateur et défensif là, au lieu de réanimer leur créativité théorique passée, une partie des féministes ont accepté benoîtement une légitimité à prix réduit qu’on leur offrait soudain. Elles ont soutenu des discours au minimum ambigu, voire explicitement impérialistes, racistes et discriminants à l’égard des couches populaires immigrées notamment musulmanes, s’autoproclamant gardiennes des valeurs féministes universelles, et partant, gardiennes de l’Occident. Un rôle phare inédit dont elles rêvaient sans doute secrètement ! Sortie du placard !

Des féministes occidentales ou « occidentalisées » en viennent ainsi à faire alliance aujourd’hui avec les États du Nord pour « défendre » ensemble l’universalité des droits des femmes. Non qu’ils aient tort de formuler une si noble ambition. Et une riche palette d’attitudes existe en situation. Mais il faut examiner ce qui se joue ici. Les États du Nord, ceux-là même dont les dirigeants incluent en ronchonnant la nécessité de promouvoir des femmes à leurs côtés, et les dédaignent souvent dans la pratique, s’approprient ici le monopole de l’universalisme et les avancées du féminisme ensemble, eux qui récemment encore ridiculisaient ce dernier. Ce qui se joue : des intérêts géopolitiques immédiats, des guerres et des jeux de dominations à justifier ; le confortement en interne des États existants, de leur régression sociale et de leurs politiques sécuritaires ; le bilan enfin de la période antérieure des colonisations, impossible à solder dans un tel contexte, et qui grève insupportablement les mémoires des peuples et leurs rapports entre eux. Tout ça pris ensemble, a pour nom la guerre des civilisations. Côté occidental, on appelle ça aussi les politiques antiterroristes. Au passage, le féminisme s’oublie comme voie d’accès à l’universel réellement, et concoure à la stigmatisation d’une religion, l’islam. Mais qu’est allé faire le féminisme dans cette galère ? !

Une bonne partie des féministes occidentales contribue à cela. Du moins une majeure partie de celles qui ont acquis aujourd’hui des positions de légitimité sociale du fait de leur parcours, car la nouvelle génération émergente porte un discours différent, heureusement. Ces féministes complices d’un nouveau racisme y trouvent une reconnaissance sociale tardive. Devenues les alliées objectives de leurs États, elles peuvent passer outre les déceptions et les vexations subies. S’arrêtant dans leur réflexion et leur lutte, elles ont choisi la légitimation de leurs luttes passées par ceux qui hier encore les moquaient, plutôt que de mener à son terme, pour un nouveau tour d’effort, le chemin de la réflexion émancipatrice et de la solidarité nécessaire entre les opprimés. D’une lutte libertaire et de contestation à vocation d’émancipation universelle, elles ont fait une cause civilisationnelle au profit des tendances sécuritaires voire guerrières des pouvoirs dont elles-mêmes dépendent.

Pourtant, le féminisme, en tant qu’universalisme, est riche de pistes utiles et nombreuses pour le temps présent. Le féminisme mené à son terme, c’est la reconnaissance de l’autre, de prise en compte de cet autre, en tant que semblable et autre à la fois. C’est le fondement même de la mise en œuvre des droits humains, mais aussi le début de la démocratie, de l’universalisme, de l’humanisme, de la tolérance, du respect, du fondement social. C’est également l’obligation de regarder en face les schémas de domination, mais sous un jour particulier : ce n’est pas l’autre lointain qui est dominant, ni un groupe social ou national résolument extérieur, mais c’est l’autre au plus près de nous, nos voisins, nos intimes et nos concitoyens. Et, parce que nous ne cherchons pas quelque guerre des sexes, sauf dans une perspective féministe radicale de type occidental qui présente un fort intérêt théorique mais n’est pas viable en pratique, nous voici à défendre la nécessité de composer tous ensemble pour avancer, non dans une opposition systématique entre les sexes, mais dans une négociation constante, que nous manions déjà en vérité depuis longtemps, pour un horizon commun, et, autant que possible, pour des valeurs communes en partage. Cela contraint à ne pas considérer l’autre comme une abstraction de pur dominant, mais comme un être complexe avec lequel négocier, et qui est porteur des contradictions de ce monde. C’est que nous sommes donc nécessairement aussi autres et semblables en miroir. Tel un grain de sable qui contient le désert entier, nous voici alors à plonger en nous-mêmes pour y contempler soudain l’humanité dans ses mouvements, ses blocages, ses possibilités. Le féminisme porte en lui finalement toutes les prémices de l’humanisme et de la sagesse. Pas moins.

En outre, en s’appuyant sur les droits humains universels, qui par nature ne souffrent aucune hiérarchie entre eux et sont un impératif constant, le féminisme rappelle que les droits des femmes ne peuvent passer à la trappe au profit d’autres enjeux qui seraient plus urgents. Les féministes n’ont pas à rougir d’insister sur les droits des femmes au beau milieu d’une lutte collective d’une autre nature, qu’elle soit sociale, religieuse, nationaliste, économique ou autre : ce faisant, elles sont dans leur droit, mais en outre, elles empêchent l’enfermement dans une dérive suicidaire. C’est un apport majeur, une obligation toute dynamique de se penser en interne aussi dans sa complexité et son ambition d’universalité, bref, de ne pas perdre de vue l’humain, même au prix d’efforts difficiles. Oublier cette dimension profondément spirituelle du combat féministe, cette injonction constante et exigeante de dissidence utile, c’est donner raison aux distorsions agressives dont le féminisme se porte actuellement trop souvent garant au Nord. Et le laïcisme dont il s’affuble alors, au-delà des raisonnements politiques nécessaires, n’est que le haillon hideux qui signale son néfaste appauvrissement.

*Karine Gantin gère le site d’informations féministes Topics&Roses (www.topicsandroses.com). Ancienne journaliste, militante dans le domaine des droits humains et de la coopération internationale, elle assiste via Centre Artemis Paris pour les droits fondamentaux des projets de coopération avec la société civile dans l’espace euro-méditerranéen élargi, jusqu’en Irak, où elle travaille sous la bannière notamment de l’ONG québéquoise Alternatives (www.alternatives.ca). L’article ci-après est nourri du travail de l’auteure sur le projet Topics&Roses ainsi que de conférences qu’elle a données à Barcelone et à Rabat sur le thème de l’universalisme au féminin, ensemble avec le GIERFI (http://gierfi.wordpress.com/).  Voir aussi : www.centre-artemis-paris.info.