Féminisme islamique au Maroc. Autour des positions des protagonistes

Féminisme islamique au Maroc. Autour des positions des protagonistes

Naïma Chikhaoui*

L’activisme féministe islamique au Maroc est en quête actuellement de légitimation dans un pays musulman ! Il fait face à un antagonisme sous-entendu, voire explicitement soulevé entre d’une part un féminisme toujours jugé comme mouvement laïque d’importation impérialiste, de tendance d’activistes de gauche, et d’autre part des groupements de femmes et de certaines individualités qui se réclament féministes islamiques en référence au religieux.

 Ces féministes islamiques rejettent toute autre catégorisation de féministes islamistes et donc toute instrumentalisation politique de la religion et disent aller au-delà du fait qu’elles soient musulmanes de naissance et souvent de pratique religieuse. En somme, de quelles sources, de quelle symbolique, de quel référentiel tentent-elles de puiser cette légitimité ? Quel projet de société globalement, celui pour les femmes en particulier portent-elles et revendiquent-elles ? De quelles stratégies usent-elles pour faire aboutir ces projets et leur idéel, ou plutôt idéal ?

De prime abord, il faut rappeler que ce dualisme, souvent approché comme contradictoire entre féminisme et référentiel religieux, n’est pas propre à l’actualité des mouvements féministes dans les pays arabes et musulmans en général. La terre, reconnue comme terrain initial de naissance des mouvements féministes structurés, occidental et européen, n’a pas été indemne de ce débat et de ce fait donc historique :  « La critique féministe dans le domaine des religions est longtemps restée cantonnée dans une approche politique et anticléricale en opposition frontale »1. Il n’en demeure pas moins qu’une problématique différentielle majeure et occultée, de paradigme et de contexte historique, remettrait en cause cette comparaison. Si les féministes chrétiennes eurent à agir, à penser, à théoriser et à revisiter leur religion dans un terrain politiquement et socialement sécularisé, celles dites féministes islamiques agissent dans un contexte où l’islam est souvent officiellement religion d’État et où le religieux traverse la quotidienneté, l’éthique et l’institutionnel. Le contexte est en plus jugé connaître un retour de l’orthodoxie religieuse rigide et de la politisation islamiste, voire fondamentaliste extrémiste.

Nous sommes, en effet, loin d’une théologie féministe — du moins à ce stade — à l’instar de ce qui est observable en Occident, encore loin d’un mouvement féministe activiste politique. Il s’agit tantôt d’initiatives plus à portée réflexive, par moment intellectuelle, tantôt d’attitudes réactionnelles de certaines partisanes au sein du parti politique « Justice et développement » contre les positions desdites féministes laïques ou vis-à-vis des attitudes discriminatoires de leurs propres camarades, hommes. Ce parti se revendique du référentiel religieux islamique et compte quelques associations sympathisantes à coloration notamment religieuse. Ces initiatives et attitudes se qualifiant de féministes islamiques s’avèrent encore loin d’un positionnement militant déclaré en tant que tel. Il se présente tout spécifiquement confus quant à son paradigme épistémique.

Néanmoins, elles trouvent écho à un niveau transnational, ce qui est notoire. En effet, à partir du milieu de cette décennie, il est aisé d’observer la multiplication de rencontres scientifiques et de débat à l’échelle internationale autour des questions relatives au genre et Islam, mais aussi de manière explicite au féminisme islamique. Des figures féminines trop médiatisées pour être considérées comme initiatrices intellectuelles de ce mouvement, marquent souvent de leur présence des événements, comme Amina Waddud, professeure des études islamiques à l’Université du Commonwealth de Virginie (États-Unis), etc.2

À l’échelle nationale marocaine, l’écoute du tissu associatif féminin et féministe est de plus en plus attentive à l’émergence de cette tendance de féminisme islamique, tout particulièrement par lucidité et par vigilance quant à la préservation des récents acquis juridiques grâce au code de la famille de 2004 qui est fondé théoriquement sur le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes, sujets juridiques. Il faut rappeler que les lieux de discrimination sexuelle qui traversaient l’ancien code (« Moudawana »), étaient d’inspiration ou de lecture religieuses, car il avait recours à la « Charia » islamique basée au Maroc sur le dogme « Malékite », « loi » religieuse qui régissait presque exclusivement l’institution familiale.3 Ce positionnement féministe de veilleuse sur les droits acquis, reste faible dans la mesure où il continue lui-même de souffrir d’un amalgame interne, historiquement ancré au sein du mouvement féministe national ; à savoir le double référentiel féministe ou du moins revendicatif de l’égalité genre et des droits humains et celui religieux islamique.

L’appel à la réforme juridique et à l’adoption d’un nouveau code de la famille ne s’était jamais fait en dehors du discours sur la dimension égalitariste de l’islam et sur la nécessité d’opérer un « Ijtihad » et donc une relecture interprétative de l’intérieur de la religion, de la « Charia », quoiqu’en élargissant cet effort interprétatif à d’autres sources scientifiques, telles celles des sciences humaines comme la sociologie, la psychologie, notamment à travers des compétences féminines, les plus concernées. Le référentiel islamique n’a jamais été ouvertement écarté même par celles qui étaient jugées être laïques par les adversaires. Certes, les revendications, comme l’interdiction de la polygamie, l’appel au divorce judiciaire allaient à l’encontre de l’esprit et des textes religieux francs dans ce sens, mais stratégiquement ou par intimidation, aucune féministe n’appelait explicitement et à haute voix à la sécularisation et à la dissociation du juridique légiférant les rapports entre les hommes et les femmes et de la religion. Cet état de fait, expliquerait en partie le recours à l’arbitrage royal en tant qu’« Amir El Mouminin » (Commandant des croyants) qui fut l’issue de la résolution du conflit sociopolitique (1998-2004) entre les résistants islamistes relativement à la réforme de la « Moudawana » et celles qui appelaient à ce changement par l’instauration de l’égalité genre. Ce fait est à retenir dans toute analyse des perspectives évolutives du féminisme marocain, entre autres celui islamique.

Au demeurant, quel est le projet des féministes islamiques pour les femmes marocaines et quelles modalités de changement de leurs réalités prônent-elles et défendent-elles ? À nos jours, nous ne pouvons que déceler quelques éléments de réponses à travers les traces audibles et écrites disponibles de leurs discours, car la production discursive et de théorisation est encore très embryonnaire.

Les discours féministes islamiques révèlent deux revendications majeures. Premièrement, le droit à une relecture du livre saint qui démystifie l’image « authentique » telle que dépeinte par le Coran « véridique », laquelle devrait refléter sa place égale et équitable dans la société. Deuxièmement, palier à l’occultation des figures féminines de proue glorifiées dans le Coran ou des personnages historiques témoins de l’islam égalitaire, à commencer par celles des épouses du Prophète, « Aïcha » la Bienaimée et qui avait veillé sur l’écriture du Texte Sacré (Coran) et prêché des conduites non discriminatoires à l’ensemble des musulmans, « Hafsa » sa conseillère politique ou Rayhana, captive qui refusa de se convertir à l’Islam et opta pour le statut de concubine non musulmane. Cette mise en exergue de ces symboles féminins scotomisés même s’ils sont représentés par des femmes reconnues historiquement, est voulue comme une révélation d’une machination machiavélique machiste pour asseoir leur pouvoir au nom d’une religion qui est dite au masculin et qui s’adresse au masculin et des doctrines islamiques rigoristes.

Les démarches fondamentales préconisées par les féministes islamiques se résumeraient en quatre points principaux :

1.        Revisiter tous les corpus de littérature religieuse, dont le Livre Sacré, le Coran, avec un regard critique et analytique sensible à l’empreinte masculine misogyne et à celle théologique obscurantiste.

2.        Investir les champs religieux autant sur le plan institutionnel officiel et officieux que sur celui de la production théologique en tant que deux espaces de pouvoir et de travail sur la prise de décisions.

3.        Créer des alliances et instaurer des réseaux de lobbying et d’influence à l’échelle musulmane mondiale au profit des droits des femmes musulmanes.

Agir autant au niveau des influences impérialistes défigurantes de l’Islam à travers la dévalorisation de l’image des femmes dans les terres musulmanes et en Occident qu’au niveau des dangers fondamentalistes islamistes, tendances sexuellement ségrégationnistes et menaçantes du processus initié de la libération des femmes de confession musulmane.

Ce faisant, ces féministes islamiques laissent passer sous silence les lieux scripturaires de discrimination sexuelle qui persisteraient à défaut de réinterprétation argumentée théologiquement, éthiquement, philosophiquement, anthropologiquement ou historiquement. Cet effort de production scientifique parallèle, à même de produire de nouveaux paradigmes, d’expliciter de nouvelles données, d’élaborer une nouvelle nomenclature conceptuelle exempte des postulats et a priori masculins ségrégationnistes, n’est toujours pas entamé chez les féministes islamiques au Maroc afin de soutenir leur discours en dehors du discours théologique classique.

Aussi, ces mêmes féministes semblent s’attarder et s’attaquer ouvertement aux enjeux politiques et sociaux que représentent les courants et les mouvements fondamentalistes qui tentent d’instrumentaliser ces discours au profit d’un plus de légitimité auprès des masses et un plus d’influence des femmes à claustrer symboliquement dans un costume religieux voilant ou effectivement dans un espace privé réprimant.

Enfin, ces nouvelles militantes pour les droits des femmes musulmanes n’ont toujours pas suffisamment démontré aux féministes qui ont longtemps incriminé l’ensemble des religions monothéistes comme responsables en grande partie des inégalités entre les hommes et les femmes et des marginalisations de ces dernières, comment ces religions sont fondamentalement, intégralement favorables à l’égalité entre les hommes et les femmes, comme principe fédérateur et organisateur de la quotidienneté et de la vie des citoyens et des citoyennes ; peu importe si c’est dans la différence, la complémentarité ou la liberté totale et légalement et démocratiquement contrôlée.

 * L’auteure est anthropologue et professeure à la Faculté des lettres et des sciences humaines de  l’Université Mohamed V à Rabat/Agdal, au Maroc. Chercheuse qui se positionne et se revendique comme militante intellectuelle féministe, elle a publié des articles sur les rapports sociaux entre les hommes et les femmes au Maroc dans leur dimension anthropologique.

1 Florence Rochefort,  « Le Siècle des féminismes », Éliane Gubin, Catherine Jacques, Florence Rochefort (dir.), Paris, Éditions de l’Atelier, 2004.

2 Congrès international du féminisme islamique du 27 au 29 octobre 2005 à Barcelone ;  Colloque à l’UNESCO : « Existe-t-il un féminisme musulman ? », les 18 et 19 septembre 2006, organisé par la Commission Islam et Laïcité ; etc.

3 Cette « Moudawana » adoptée en 1958, qui a connu une première révision en 1993, s’était aussi inspirée du code français de la famille à cette époque coloniale.