Le Groupe international d’études et de réflexion sur la femme en islam (GIERFI). Un regard féminin sur l’islam

Le Groupe international d’études et de réflexion sur la femme en islam (GIERFI). Un regard féminin sur l’islam

Asma Lamrabet *

 Einstein disait qu’il est plus facile de désintégrer un atome qu’un préjugé…. Cela est particulièrement vrai pour les préjugés concernant l’islam et les femmes. Malgré toutes les bonnes volontés du monde, les soupçons restent de mise et il est presque vain de prétendre venir à bout de cette vision stéréotypée envers  les femmes et l’islam.

 La raison pour laquelle nous sommes devant cette « centralisation » récurrente de la femme dans le débat sur l’islam est complexe et multidimensionnelle, mais on peut néanmoins  en  circonscrire les causes à deux grands postulats.

Le premier est lié à la conception  « anhistorique » de l’islam  par une  civilisation occidentale, considérée elle, comme l’épicentre universel de l’Histoire.1  Depuis cette vision orientaliste, en passant par la tragédie de la colonisation et jusqu’aux stratégies géopolitiques contemporaines, on assiste aujourd’hui, d’une part, à l’institutionnalisation d’un islam  fantasmé, devenu véritable  bouc émissaire idéal et d’autre part, à la construction idéologique d’une image essentialiste, fortement ancrée dans l’imaginaire collectif occidental.

Le second postulat a à voir avec la  réalité socioéconomique des sociétés musulmanes, concrétisée par des indicateurs de développement humain des plus déplorables et une réalité culturelle fortement patriarcale qui a façonné, à sa manière, la représentation des femmes dans ces dites sociétés.

Pendant longtemps, les femmes musulmanes, ont été des sujets passifs, voire des victimes consentantes et jusqu’à une certaine mesure, amadouées par des discours, qui, au nom du religieux, les ont marginalisées dans les bas fonds d’une histoire islamique désertée par ses femmes.

Comme dans toutes les religions monothéistes, les hommes religieux, soucieux de garder un certain monopole sur le sacré, ont minutieusement effacé les empreintes féminines de l’histoire et ont marginalisé les femmes à des fonctions subalternes, leur faisant croire que c’était là leur première et seule vocation humaine.

Lors de ces dernières décennies et grâce à l’accès à l’éducation et au savoir, de nombreuses femmes musulmanes vivant, aussi bien en terre d’islam, qu’en Occident, ont constaté qu’il existait un véritable décalage entre le message spirituel de l’islam et la réalité concrète de leur quotidien, sensé être régi par des principes religieux.

Elles ont commencé, petit à petit et grâce aux connaissances acquises, à faire la part des choses entre certaines traditions culturelles discriminatoires et les véritables principes véhiculés par l’islam. En effet, à la lumière de cette relecture des textes scripturaires,  de nombreux préceptes supposés être « islamiques », se sont avérés être les produits d’une construction idéologique, culturaliste, patriarcale et donc d’une interprétation erronée de l’islam.2

C’est donc à travers cette quête du savoir que des voix féminines se libèrent petit à petit en projetant ainsi une véritable affirmation de l’autonomie individuelle allant de pair avec l’appropriation indépendante de la foi et de la tradition religieuse, durant longtemps, seul apanage des hommes. Et paradoxalement, le retour du religieux, remarqué aussi bien dans les sociétés majoritairement musulmanes qu’au sein des communautés islamiques en Occident, a ouvert la voie à une nouvelle conception de l’islam, exprimée par des femmes profondément pratiquantes mais néanmoins tout à fait conscientes de la nécessité d’une critique des interprétations traditionnelles et d’une réforme radicale des lois juridiques islamiques.

Force est de constater que cette dynamique féminine innovante demeure encore minoritaire, devant toutes les autres tendances, autrement dit, celles de femmes qui restent encore très soumises, voire inhibées par l’ordre religieux patriarcal ou celles qui s’excluent de la modernité par frustration identitaire et toutes les autres qui font le choix de rejeter la tradition religieuse dans sa totalité.

La problématique est donc complexe et il est évident que nous sommes loin des clichés « uniformisants » sur la femme musulmane et qui ne reflètent en rien les réa-lités changeantes et jamais définitives des sociétés musulmanes contemporaines.

Cependant, en tant que femmes musulmanes, nous nous retrouvons toutes plus ou moins aujourd’hui, confrontées à une double problématique. D’une part, celle qui de l’intérieur de notre tradition islamique nous impose des lectures discriminatoires elles-mêmes édictées au nom d’une interprétation littéraliste et réductrice des textes sacrés. D’autre part, celle des stéréotypes et préjugés de la vision occidentale à l’égard des femmes musulmanes, en particulier, et de l’islam en général.

Face à cela, il est devenu urgent de répondre aux attentes de nombreuses musulmanes aussi bien dans les sociétés majoritairement musulmanes qu’en Occident et qui ne se retrouvent plus, ni dans les discours islamiques officiels et creux ni dans les représentations hypermédiatisées des femmes musulmanes en Occident, érigées en  éternelles victimes d’un islam perçu le plus souvent comme  barbare et machiste.

C’est dans ce sens, que la création d’un groupe à l’instar du GIERFI est une tentative de réappropriation de cette prise de parole que l’on nous a, pendant des siècles, confisquée d’une manière impitoyable.

Il est indéniable que le message spirituel de l’islam est porteur de principes d’émancipation de la femme et que seule une lecture littéraliste et rigoriste semble aujourd’hui ignorer ou marginaliser. Mais il semble bien que le discours défensif, prôné par les musulmans pour contrecarrer les accusations récurrentes, soit devenu, aujourd’hui, insuffisant pour ne pas dire totalement contreproductif devant une réalité socioculturelle aux antipodes du message spirituel.

Le GIERFI a donc été créé et pensé afin de pallier au  discours actuel sur les femmes et l’islam. Un discours qui ne cesse de ressasser les mêmes litanies et qui, dans les faits,  infantilise les femmes et les marginalise afin de mieux les dominer.

L’initiative de ce groupe est celle d’un ensemble de femmes musulmanes, venant de contextes culturels différents certes,  mais qui partagent le même défi, à savoir, celui de faire entendre leurs revendications légitimes. Le GIERFI, c’est une autre façon de dire qu’en tant que femmes musulmanes vivant au XXIe siècle, nous ne nous retrouvons plus dans les différentes législations prônées par la majorité des pays islamiques ni dans l’idéologie culturelle véhiculée par les représentants religieux des communautés musulmanes en Occident.

Ce groupe a donc été créé afin de répondre aux nécessités urgentes d’une nouvelle voie d’émancipation qui permettra aux musulmanes en quête de sens de concilier, sans culpabilité ni mauvaise conscience, leur foi avec leur besoin légitime de vivre leur modernité. Il s’agit de choisir de se libérer aussi bien d’un matérialisme abstrait et aliénant que d’un rigorisme religieux tout autant aliénant et fermé à toute tentative de réforme.

Nous faisons le choix d’adhérer aux principes d’une émancipation spirituelle qui s’inscrit dans la tradition islamique parce que nous sommes précisément convaincues du message libérateur de l’islam.

Nous sommes aussi conscientes de l’importance du religieux dans nos sociétés et de son instrumentalisation — tout au long de l’histoire de la civilisation islamique — par les pouvoirs politiques qui oppriment tout autant les femmes que les hommes en s’appuyant sur des argumentaires religieux fallacieux afin de mieux conforter leur légitimité.

À travers ce groupe de réflexion, nous revendiquons aussi notre attachement aux valeurs universelles, car nous sommes aussi convaincues que les valeurs véhiculées par toutes les traditions religieuses ne sont pas incompatibles avec les valeurs dites universelles et que le religieux, en tant que point de repère de l’existence, continuera d’accompagner le cheminement de l’humanité.

Il est important aussi de souligner que notre  vision s’articule autour de quatre dimensions essentielles : spirituelle, solidaire, post-coloniale et humaniste. Ces dimensions constituent le socle intellectuel du groupe.

La dimension spirituelle est au cœur de notre réflexion et s’inscrit dans la grande tradition réformiste — mais tristement abandonnée actuellement — de cette religion. Il s’agit donc de revendiquer des droits et des libertés au nom d’un référentiel islamique affranchi des lectures ethno-culturalistes qui ont, entre autres, intériorisé l’idéologie de l’infériorité féminine, sous forme de l’image idéalisée de femme-épouse ou de femme-mère. On peut revendiquer, comme le préconise l’islam ainsi que les autres traditions spirituelles, le droit à l’épanouissement féminin personnel, tout en insistant sur notre engagement indiscutable aux valeurs familiales mais sans pour autant réduire inéluctablement les femmes à des fonctions de subordination au sein du couple, comme l’imposent certaines lectures patriarcales.

La dimension solidaire est celle qui s’insère dans le cadre du mouvement mondial des femmes qui luttent contre les différentes formes d’asservissement et de discrimination. À ce titre, nous revendiquons notre appartenance à un mouvement féministe pluriel, ouvert, et respectueux des différences de choix dans les stratégies de lutte des femmes et ce quel que soit leur référentiel religieux, culturel, athée ou agnostique.

La dimension post–coloniale est celle de notre vécu en tant que femmes du Sud ou de femmes issues d’une immigration venue du Sud. De part notre héritage historique, nous refusons la vision ethnocentrique de certaines féministes occidentales qui pendant longtemps ont considéré les femmes du Sud et plus particulièrement les musulmanes comme des « sujets d’étude », qu’il fallait observer, décortiquer, analyser et qui n’ont jamais eu le droit à la parole, car les « féministes occidentales » étaient toujours  là pour parler à leur place.3

Enfin, la dimension humaniste qui sous-tend notre réflexion est celle qui croit fermement en une lutte commune contre toutes  les oppressions et les exactions des droits humains et ce quelles que soient leurs origines. Les femmes musulmanes — comme les hommes — souffrent dans la majorité de pays musulmans d’un déficit en démocratie et en libertés individuelles et de surcroît elles subissent, à l’instar des autres femmes du Sud comme du Nord, la même oppression due à une mondialisation économique néolibérale déstructurante qui a exacerbé leur pauvreté, leur surexploitation et leur exclusion sociale.

Les défis qui nous attendent sont donc importants et multiples. D’une part il s’agit pour le GIERFI d’inciter les femmes musulmanes à redevenir des actrices centrales dans les processus de transformation en cours dans les sociétés dans lesquelles elles évoluent. Pour cela, il faudra encourager  la participation des femmes à tous les niveaux de la relecture des textes et de la réforme de la pensée islamique, afin de dépasser les blocages exégétiques et juridiques actuels qui empêchent toute véritable émancipation des femmes musulmanes.

D’autre part, le GIERFI tente de déconstruire et de démystifier l’image stéréotypée des femmes musulmanes en Occident en établissant des ponts de dialogue et d’échange avec les femmes occidentales et de créer ainsi des espaces d’entente où toutes les femmes peuvent prendre la parole sans distinction sociale, ethnique, culturelle ou religieuse.

Pour cela, il faudra absolument dépasser les tentatives d’appropriation d’un modèle unique opposant comme on le voit fréquemment, féminisme et foi religieuse ou occidentalisation et émancipation. Il faudra déconstruire cette approche paternaliste de l’histoire des luttes des femmes qui tend à présenter les femmes occidentales comme étant les seules héritières des idéaux égalitaristes. Toutes les luttes féminines doivent être  respectées, acceptées et encouragées.

C’est là tout le défi d’un féminisme véritablement universel, autrement dit, pluriel, créatif et généreux à l’instar de celui  incarné par les femmes de L’autre Parole qui nous invitent à témoigner en tant que musulmanes au sein de cet espace de spiritualité chrétienne. C’est ce qui nous réconforte dans notre choix de créer des alliances effectives avec celles qui à partir de leur foi et de leurs convictions veulent construire des lendemains meilleurs et un avenir commun, plus libre, plus serein et plus juste. Pour cela, le dialogue, l’empathie et l’échange spirituel resteront, sans aucun doute, nos meilleurs alliés.

 *Asma Lamrabet est Marocaine et médecin hématologiste. Elle est aussi engagée dans la réflexion sur les  femmes et l’islam et la « relecture des textes sacrés » à partir d’une perspective féminine. Essayiste (auteure de trois livres publiés en France), elle est actuellement présidente du GIERFI.

 1 C’est là la vision orientaliste telle que décrite par Edward Said dans son ouvrage culte L’Orienta-lisme, défini selon l’auteur comme étant un style occidental de domination, de restructuration et d’autorité sur l’Orient.
On citera pour exemple l’excision, les mariages forcés, les crimes d’honneur, qui sont des coutumes  liées à  des contextes géographiques donnés et que l’on ne retrouve nulle part dans les textes sacrés de l’islam.
3 Ce type de féminisme hégémonique considère l’expérience des femmes blanches comme étant « La norme universelle ». Il s’agit, comme le rappelle Christine Delphy, d’une vision à mission « civilisatrice » où s’imbriquent  sexisme et  racisme et qui en dit long sur la vision néo-colonialiste qui la sous-tend