DE JEAN PAUL II À BENOÎT XVI. MÉMOIRE ET SUCCESSION

DE JEAN PAUL II À BENOÎT XVI. MÉMOIRE ET SUCCESSION

Roy Marie-Andrée *, Vasthi

Le pontificat de Jean Paul II, le troisième plus long de l’histoire de la papauté1, a commencé dans l’euphorie en 1978 avec un Karol Wojtyla encore relativement jeune et énergique et s’est terminé dans la controverse avec un vieillard gravement atteint par la maladie.

Que retenir de l’action de ce grand communicateur polyglotte, cet homme de foi qui a lancé l’Église dans l’aventure de la « nouvelle évangélisation » et la rencontre des autres traditions religieuses ? Que faire du legs de cet homme autoritaire qui a imposé le bâillon aux théologiens progressistes, aux femmes et à ceux et celles qui ne partageaient pas sa vision de la religion ? Que penser de l’élection de son successeur qui a été étroitement associé à son règne, notamment dans ses dimensions les plus controversées de contrôle doctrinal et institutionnel ? Comment lire ce choix du conclave qui s’est fixé avec une étonnante célérité ? Comment caractériser les interventions de Josef Ratzinger ? Je voudrais rappeler ici quelques aspects particulièrement significatifs du pontificat de Jean Paul II, proposer une lecture du rapport qu’il a entretenu avec les femmes et dégager quelques pistes pour comprendre sa succession.

 

Bilan d’un règne

Dès la première année de son règne, les grandes lignes du pontificat sont tracées. D’une part, un signal d’ouverture est donné : orientation claire pour la promotion de la paix, des droits humains et de la justice.  Celui qui, dès le premier jour avait dit « n’ayez pas peur », accepte de se faire médiateur dans un conflit opposant l’Argentine et le Chili, promulgue l’Encyclique Redemptor Hominis sur les Droits humains, prononce un discours senti aux Nations Unies sur les droits humains et condamne clairement la violence en Irlande. D’autre part, au cours de la même première année de pontificat, un signal de fermeture sans équivoque est donné sur les questions doctrinales, morales et institutionnelles :  condamnation solennelle de l’avortement, réaffirmation de la règle du célibat ecclésiastique dans sa première « Lettre aux prêtres » du jeudi saint, opposition catégorique à l’accès des femmes au sacerdoce.  De plus, Jean Paul II sert un sévère avertissement à la Compagnie de Jésus, s’applique à encadrer les universités catholiques  (Constitution apostolique Sapientia christiana), veille à l’alignement de la Conférence des évêques latino-américains et met en garde les catholiques contre les tentations sociopolitiques. Le ton est donné, les vingt-six années qui vont suivre vont se décliner à l’intérieur du même registre.

Ce géant a cherché à « restaurer » une chrétienté influente et, pour ce faire, il s’est doté d’instruments importants. C’est sous son règne que l’Opus Dei a connu un essor décisif et qu’ont été promulgués le nouveau Code de droit canonique (1983), cette loi qui régit l’ensemble de l’Église et le fameux Catéchisme (1992), préparé sous la direction de Josef Ratzinger, qui assure l’unité doctrinale du monde catholique. Il a forgé une institution cléricale marquée par le conservatisme en tassant les dissidents et en nommant les clercs proches de ses vues. Il a ainsi privé l’Église de ressources essentielles pour renouveler sa pensée et son action critiques et il a bloqué toute forme de démocratisation de l’institution ecclésiale, laquelle est pourtant largement attendue par les communautés croyantes. Plusieurs faits illustrent ce mouvement. Il a complètement modifié la configuration du Collège des cardinaux en nommant au fil des ans plus de 200 cardinaux dont 115 d’entre eux ont eu la tâche, d’élire son successeur. À ce propos, on se questionnera sur le fait qu’il n’ait pas élevé au rang de cardinal Mgr Couture, au temps où il était l’archevêque de Québec, alors que ses prédécesseurs (Vachon, Roy) l’avaient été et que son successeur (Ouellet) a reçu le chapeau cardinalice rapidement après son arrivée au siège de Québec. Il a convoqué à une quinzaine de reprises des synodes réunissant des évêques du monde entier. Ces rencontres extraordinaires, d’abord conçues comme des lieux de discernement et d’exercice d’une autorité collégiale, le grand espoir de Vatican II, sont devenues des lieux de resserrement du contrôle et du pouvoir de la curie romaine, suscitant malaises et mécontentements dans nombre d’épiscopats, y compris au Québec et au Canada. Dans son motu proprio Apostolos suos (1998) il a aussi restreint significativement l’autorité des Conférences épiscopales nationales, autre lieu possible d’exercice de la collégialité. Mgr Gaillot a été évincé de son diocèse pour ses propos ne concordant pas avec les directives romaines. C’est également sous son règne, et sous la responsabilité directe du préfet de la doctrine de la foi, Joseph Ratzinger, qu’une vague sans précédent de condamnations a frappé les théologiens du monde entier dont Hans Küng, Leonardo Boff, Charles Curran, Tissa Balasurya, Eugen Drewermann, et même une théologienne, Ivone Gebara (comme quoi les voies d’accès à l’égalité des femmes avec les hommes peuvent être multiples !).

À travers un nombre imposant d’écrits2, une centaine de lettres, d’exhortations apostoliques, d’encycliques (pensons à Laborem exercens sur le travail humain, Redemptoris Mater sur la Vierge Marie, Christi fideles laici sur l’implication des laïcs, Veritatis splendor sur ce qu’est la vérité3, Ad tuendam fidem sur le rôle des théologiens, etc.), Jean Paul II, qui a publié plus que tout autre pape, a défendu avec vigueur une morale progressiste sur les questions économiques et sociales et une morale conservatrice, en particulier pour les questions sexuelles ; il a aussi mis de l’avant un ensemble de propositions doctrinales qui, sous plusieurs aspects, réfutaient les avancées du Concile Vatican II. Celui qui a formulé une critique percutante des dérives du capitalisme et de la mondialisation a par ailleurs condamné sans appel, avec Joseph Ratzinger, la théologie de la libération. C’est que le successeur de Pierre a toujours eu du mal à composer avec le débat et il n’a pas été capable de concevoir comme possible l’existence d’une loyale opposition au sein de l’Église. Il s’est constamment méfié des courants théologiques novateurs qui n’étaient pas sous son contrôle et le motu proprio Ad tuendam fidem sera l’occasion d’exiger des théologiens enseignant dans les facultés de théologie catholique leur entière soumission au magistère. Ces pratiques centralisatrices et autoritaires de contrôle ont eu, à mon avis, un effet dévastateur sur le développement de la pensée théologique, réduisant les théologiens à être des répétiteurs de la pensée officielle, les empêchant d’exercer leur pensée critique pourtant indispensable à la vitalité même de l’Église. En plaçant la théologie sous la complète tutelle du magistère, l’Église a œuvré à sa propre sclérose.

C’est aussi sous son règne que l’on connaîtra la ronde la plus intense de béatifications (1338) et de canonisations de l’histoire de l’Église (482)4, répondant ainsi aux besoins de dévotion populaire des églises locales en quête de reconnaissance de leurs héros de même qu’aux besoins croissants de ressources financières du Vatican. Au cours de la même période, le culte à la Vierge Marie sera fortement soutenu, le pape n’ayant d’ailleurs de cesse de consacrer le monde à Marie et de fréquenter les grands lieux de pèlerinage tels que Fatima, Lourdes et Czestochowa.  Au cours de ses nombreux déplacements, il favorisera aussi les grands rassemblements où la ferveur religieuse pourra s’afficher dans l’espace public et le peuple acclamer son chef charismatique. Ce déferlement de manifestations populaires, soutenu par Rome, en rupture avec la relative froideur des liturgies post Vatican II, est à lire en parallèle avec le resserrement moral et doctrinal du règne de Jean Paul II.  L’Église catholique avait manifesté, dans le sillage du Concile, des signes d’ouverture pour la recherche et le renouvellement théologiques, mais avait mis un sérieux bémol sur tout ce qui était de l’ordre des dévotions populaires (pèlerinage, culte marial, etc.). L’arrivée de Jean Paul II, soutenu par son préfet de la doctrine de la foi, sonnera le glas de l’innovation théologique et le retour des liturgies triomphantes. Tout se passe comme si elle ne parvenait pas à concilier l’un et l’autre, libéralisme théologique et populisme dévotionnel mais jouant plutôt l’un contre l’autre pour consolider son autorité.

Sa doctrine morale et religieuse, Jean Paul II ne s’est pas contenté de la promulguer par écrit ou du haut de son balcon, il est allé l’annoncer à « toutes les nations » en effectuant plus d’une centaine de voyages apostoliques aux quatre coins de la planète. Largement médiatisés, ces voyages ont mis en scène un pontife paradoxal, éminemment moderne par sa capacité de recourir aux moyens actuels de communication pour diffuser son enseignement et profondément traditionnel et autoritaire dans le contenu de cet enseignement. Ce pèlerin du troisième millénaire était sans conteste porteur d’une vision prometteuse des rapports avec les autres Églises et traditions religieuses. Il a soutenu plus que tout autre pape le rapprochement avec les Églises chrétiennes orthodoxes, anglicanes, luthériennes, etc. Mais son intransigeance doctrinale, partagée par son préfet de la doctrine de la foi, n’a pas permis le développement de rapports œcuméniques plus importants5 (l’accès des femmes au sacerdoce dans l’Église anglicane a été invoqué comme motif pour empêcher la réconciliation des deux églises). Il a aussi favorisé la rencontre entre les grandes religions du monde, pensons entres autres aux assemblées de prière pour la paix tenues à Assise avec des représentants de diverses traditions religieuses (1986, 1993 et 2002), à la visite de la communauté musulmane dans la cour de la grande mosquée Omeyyade en Syrie en 2001, à la rencontre dès 1981 avec le Grand rabbin de Rome, Elio Toaff, etc. Mais, la canonisation de Pie IX, pape réputé pour son antisémitisme, va refroidir considérablement les promesses de réconciliation avec la communauté juive. Et, en 2000, la Déclaration Dominus Iejus, préparée par le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, va venir contredire ces efforts d’ouverture ;  cette déclaration stipule qu’il n’y a de véritable salut qu’en Jésus Christ, que l’Église catholique est l’unique et vraie religion, et que les autres traditions religieuses ne peuvent permettre à leurs membres d’atteindre le salut sans le christianisme, laissant donc ces derniers dans une « situation de grave indigence » (par. 22 ). L’intransigeance doctrinale va donc saper, au moins en partie, les volontés manifestes d’ouverture.

Sous le règne de Jean Paul II, le Saint-Siège a connu une expansion sans précédent de ses relations diplomatiques avec nombre d’États (USA, Pologne, Russie, Albanie, Croatie, Slovénie, Ukraine, Mexique, Jordanie, Afrique du sud, Israël, OLP, Libye, etc.) ; actuellement 172 des 189 États membres de l’ONU ont des relations bilatérales avec le Saint-Siège. On a dit du Pontife qu’il était le chef d’État et le chef religieux qui a le plus rencontré de leaders politiques (984 audiences et rencontres avec des chefs d’État et premiers ministres) et de leaders religieux à travers le monde. Une expérience exceptionnelle qu’il a largement mise à profit pour mener une activité diplomatique intense et tenter d’influer le cours des politiques mondiales. Il est reconnu comme un des acteurs importants de la chute du bloc communiste. Artisan de paix, il est intervenu à l’occasion de différents conflits qui ont frappé la planète (le contrôle du canal de Beagle en Amérique latine, la guerre du Golfe, la Croatie, le Liban, le conflit entre Israël et la Palestine, et bien d’autres) en récusant à chaque fois les injustices engendrées par la violence et en rappelant le droit de tous les humains de vivre en paix et en sécurité. Il a reçu au Vatican des chefs d’État de toutes obédiences, de Castro à Arafat, de Clinton à Putine, de Khatami à Rabin et il a utilisé toutes les tribunes internationales comme celles des Nations Unies et du parlement européen, etc., pour promouvoir sa vision morale de l’économie, de la politique et des rapports entre les humains. Cet usage intensif de l’activité diplomatique sous la double bannière de chef d’État et de chef religieux a fait de lui le leader religieux le plus influent du monde.

Jean Paul II a bien compris le rôle indispensable des jeunes pour assurer le devenir de l’Église et il a cherché à les rejoindre en suscitant les fameuses Journées mondiales de la jeunesse qui, à compter de 1986, ont réuni à plusieurs reprises, en différents points du globe, des millions de jeunes de partout dans le monde : St-Jacques de Compostelle, Czestochowa (1 million), Denver,  Manille (3 millions), Paris (1 million), Rome (2 millions), Toronto. Bientôt à Cologne son successeur devra prendre la relève. Lors de ces rencontres, qui ont adopté par moments des allures de méga-show-techno-modernes, il a livré aux jeunes un message fidèle à ses enseignements sur les questions de morale sexuelle, il les a invités à s’engager pour la justice et la paix et les a conviés à transformer le monde en se faisant témoins de l’Évangile.

Enfin, on ne saurait évoquer le pontificat de Jean Paul II sans rappeler l’importance du pardon dans son enseignement, pardon demandé à Dieu pour  les différentes fautes commises par l’Église et ses témoins au fil de l’histoire, afin de permettre une véritable réconciliation entre les humains de différentes appartenances. Il sera en cela soutenu par Josef Ratzinger à l’encontre d’autres cardinaux qui s’opposaient à cette pratique « humiliante » pour l’Église. Ces demandes de pardon, souvent qualifiées de « trop peu » ou de « trop tard » par certains acteurs de la scène politique et religieuse, sont quand même apparues à d’autres comme une voie pour rompre la spirale de ressentiment et de violence et inaugurer une nouvelle « économie » des rapports entre les communautés humaines. Le Jubilée de l’an 2000 sera l’occasion de mettre en valeur et de célébrer ce pari fondamental pour le pardon.

Ce rapide tour d’horizon nous permet de constater que le pontificat de Jean Paul II n’aurait pas été exactement le même s’il n’y avait pas eu Josef Ratzinger aux commandes de la Congrégation de la doctrine de la foi. Et Benoît XVI ne serait sans doute pas aujourd’hui le 265e pontife si Jean Paul II ne lui avait pas tracé la voie.  Leurs pensées et actions sont profondément imbriquées et ne se comprennent pas les unes sans les autres. Cela se vérifie également au niveau des positions de l’Église à l’endroit des femmes.

Rapport avec les femmes

La question des femmes a occupé une place prépondérante dans les interventions de Jean Paul II pendant tout son mandat à la tête de l’Église et a suscité de vives tensions et controverses.  À travers des centaines de discours, le souverain pontife s’est appliqué à définir les femmes, à baliser leur agir, notamment en matière de morale sexuelle et à justifier leur exclusion du sacerdoce. Et on peut avoir l’assurance que le contenu de ces discours a été pleinement partagé par le cardinal Ratzinger qui a vu, par ses propres interventions, à en renforcer le caractère normatif et disciplinaire, notamment dans le cas de l’exclusion des femmes au sacerdoce. En fait, la pensée de Karol Wojtyla et celle de Josef Ratzinger sont en parfaite harmonie et s’énoncent toutes deux sous un mode autoritaire ; seule diffère leur attitude à l’endroit des femmes.  Le premier était nettement plus « affectif », exprimant une admiration quasi excessive à l’endroit de « la femme », réelle ou imaginée, et le second est plus « cérébral », s’appliquant à pilonner, avec ses arguments d’autorité, les courants de pensée féministes, compris comme contraires à la foi chrétienne. Examinons la teneur des représentations des femmes et des directives morales et doctrinales véhiculées par ces interventions de même que la réception que leur ont réservée les femmes.

Il y avait chez Jean Paul II une vénération de « la femme », une exaltation du féminin qui n’avait d’égale que sa volonté de répandre sa vision de la chrétienté sur toute la planète. Parmi les documents les plus significatifs retenons sa lettre apostolique Mulieris Dignitatem (Dignité et vocation de la femme) publiée en août 1988 et la Lettre qu’il a adressée aux femmes du monde entier à l’occasion de la quatrième Conférence mondiale des femmes à Beijing en 1995, qui nous livrent l’ampleur de son admiration et de ses attentes à l’endroit des femmes. Il y a chez Benoît XVI une apologie de la distinction entre les sexes qui n’a d’égale que sa volonté de définir ce qu’est la vérité et l’authenticité.  La Lettre du cardinal Ratzinger aux évêques de l’Église catholique sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde, en date du 31 mai 2004 est tout a fait représentative de cette pensée.  Tant chez Jean Paul II que chez Benoît XVI, les femmes sont reconnues égales aux hommes en dignité et en humanité, elles sont faites à l’image de Dieu et elles ont un génie propre fait de sensibilité, d’intuition et de générosité qui leur permet d’humaniser le monde.  Elles se réalisent en prenant pour modèle Marie qui incarne la plénitude du féminin et la vocation de la femme, de toutes les femmes. Leur plein accomplissement, en fidélité au dessein de Dieu sur elles, les femmes le vivent dans le don désintéressé d’elles-mêmes, dans la maternité.  Cette définition identitaire n’est pas bien accueillie par les femmes qui refusent tout simplement de se faire dicter, de manière paternaliste et autoritaire, qui elles sont et comment elles doivent déployer leur humanité. Qui plus est, elles ne se reconnaissent pas dans ces représentations manichéennes qui catégorisent les femmes en deux clans : celles qui refusent l’idéal marial et, les « authentiques », qui acquiescent à cet idéal.

Jean Paul II, appuyé par Josef Ratzinger, va reconnaître tardivement, à la fin de son pontificat, différentes formes d’oppression vécues par les femmes, les inégalités sociales auxquelles elles sont confrontées, l’exploitation au travail, les violences qu’elles subissent, etc.  Il va soutenir les revendications des femmes pour leurs droits fondamentaux sur les plans social, économique et politique, revendications qui ne doivent pas par ailleurs entrer en conflit avec leurs responsabilités familiales mais leur permettre, au contraire, de mieux les assumer. Il ira même jusqu’à regretter la responsabilité des fils de l’Église qui, dans le passé, ont pu contribuer à la reproduction des injustices commises à l’endroit des femmes. Cela n’aura pas par ailleurs pour effet d’amener, les deux successeurs de Pierre, à reconnaître la pleine égalité des femmes avec les hommes au sein de l’institution ecclésiale. Ils persistent à vouloir soustraire l’Église des règles qui prévalent dans les sociétés démocratiques. Ce deux poids, deux mesures a pour conséquence de réduire considérablement la crédibilité de leurs interventions auprès des femmes mais également au sein des organismes internationaux comme les Nations Unies. Par exemple, lors des Conférences mondiales sur les femmes aux Nations Unies, il a été ouvertement reproché au Vatican de perpétuer la ségrégation des sexes dans l’Église et de vouloir imposer sa vision religieuse des femmes à l’ensemble de l’humanité, notamment en tout ce qui a trait à l’exercice de la sexualité et de la santé reproductive. L’opposition la plus vigoureuse est d’ailleurs venue de l’intérieur même de l’Église, avec l’organisation Catholics for a Free Choice qui est allée jusqu’à réclamer l’abrogation du statut du Saint-Siège comme État observateur aux Nations Unies.

Pendant tout son mandat, Karol Wojtyla, qui avait été sous Paul VI le rédacteur de l’encyclique Humanae Vitae interdisant l’usage de la contraception, interviendra sans relâche sur les questions de morale sexuelle : non à la contraception, y compris au condom qui peut empêcher la propagation du sida, non aux relations sexuelles avant le mariage, non aux relations homosexuelles, non à l’avortement. Et il sera en cela fermement soutenu par son cardinal préfet de la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi. La publication, en mars 1995, de l’encyclique Evangelium Vitae sur l’avortement va engager l’infaillibilité papale sans que cela ne change significativement quelque chose dans le comportement des catholiques. Mais cette encyclique traduit une tendance forte du règne de Jean Paul II : non seulement la doctrine morale intransigeante est martelée sans relâche aux catholiques, mais des mesures sont prises pour qu’elle ne puisse pas faire facilement l’objet de modifications importantes sous un autre pontificat. Bref, les cathos progressistes d’âge canonique ne verront sans doute pas de leur vivant un quelconque assouplissement de la doctrine morale de l’Église qui semble bel et bien « fixée » pour longtemps. C’est donc autour des questions morales que l’on peut considérer que la fracture entre la communauté catholique, notamment les femmes, et le Magistère s’est consommée.   Avec Josef Ratzinger, la continuité dans la ligne de l’intransigeance morale est assurée puisque, à ses yeux, une identité catholique forte et confessante, passe par cette marque distinctive de non assimilation au monde et d’agir qui va à l’encontre des « dérives » de la modernité.

La question de l’ordination des femmes avait fait l’objet d’une fin de non recevoir claire du temps de Paul VI. Jean Paul II va, à maintes reprises au cours de son pontificat, resservir les mêmes arguments : le Christ n’a choisi que des hommes pour apôtres, l’Église, au cours de l’histoire, a fait de même et le Magistère a constamment soutenu que l’exclusion des femmes du sacerdoce était en accord avec le plan de Dieu6.  C’est dans sa Lettre apostolique Ordinatio Sacerdotalis, publiée le 22 mai 1994, que Jean Paul II a voulu mettre un point final à ce débat et confirmer que l’ordination sacerdotale a été, est et restera réservée aux hommes.  Il soutient alors que « l’Église n’a en aucune manière le pouvoir de conférer l’ordination sacerdotale à des femmes et que cette position doit être définitivement tenue par tous les fidèles de l’Église. Cette Lettre apostolique a entraîné une série de protestations que voudra faire taire le cardinal Ratzinger en publiant, le 28 octobre 1995, une Lettre explicitant la réponse de la Sacrée Congrégation de la doctrine de la foi.  Dans cette Lettre, il rappelle que le sacerdoce est un service et non pas une position de pouvoir humain7, et que tous les fidèles sont tenus de donner leur assentiment plénier et définitif à la doctrine énoncée de manière infaillible.

Je retiens deux choses de ces dossiers. Premièrement, les interventions du cardinal Ratzinger, à la suite de celles de Jean Paul II, ont souvent contribué à durcir et cristalliser les positions, fermant la porte à toute discussion ou compromis. Il est pratiquement impossible que Benoît XVI fasse aujourd’hui marche arrière sur les questions de morale sexuelle et d’ordination des femmes. La situation est donc bloquée ; il y a fracture entre le Magistère et la communauté des femmes dans L’Église. Deuxièmement, même les condamnations les plus catégoriques qui peuvent entraîner jusqu’à l’excommunication8, n’ont pas empêché les femmes de s’organiser pour revendiquer leurs droits : autonomie et pleine responsabilité dans leurs choix concernant leur vie sexuelle, droit d’accès au sacerdoce ministériel. Et aujourd’hui ces idées ne sont plus le fait d’une petite minorité de féministes mais sont partagées par une grande majorité de catholiques. Bref, la fracture ressemble de plus en plus à un immense cratère.

Et la suite ?

Depuis plus d’une dizaine d’années, nombre de catholiques tempéraient leurs mouvements d’impatience à l’endroit de la stagnation de l’Église en espérant que l’élection d’un nouveau pape apporterait un vent de renouveau et de libéralisation.  Mal leur en pris. Même Mgr Couture, avec réserve mais néanmoins franchise, dira sur les ondes radio-canadiennes, que Ratzinger n’était pas son choix. Mais en fait, l’issue de cette élection au siège de Rome était prévisible même si des catholiques progressistes ont espéré contre toute espérance que l’Esprit soufflerait du « bon bord ». C’est que les vingt-six années de règne de Jean Paul II ont porté fruits. L’ensemble du collège des cardinaux est résolument conservateur même si on a essayé, pendant la période précédant le conclave, de faire d’artificielles distinctions entre progressistes et conservateurs. En fait, s’il y avait une quelconque distinction à faire, c’est entre conservateurs et ultra conservateurs. Ne pouvait donc émerger de cette élection à la succession de Pierre qu’un pape conservateur. Qui plus est, et cela on le souligne moins, depuis un quart de siècle, la majorité des quelques 2 800 diocèses du monde entier ont accueilli un nouvel évêque nommé par Rome. Cela a eu pour effet de transformer substantiellement la composition des conférences épiscopales nationales qui ont été fortement incitées à s’inscrire dans la mouvance Wojtyla/Ratzinger. Les voix alternatives ont et auront de plus en plus de mal à se fait entendre au cours des prochaines années, marginalisées qu’elles sont dans cet appareil centralisé, clérical, misogyne et conservateur qu’est devenu l’Église catholique.

Il n’est sans doute pas inutile de préciser que ce vent de conservatisme qui souffle présentement dans l’Église catholique n’est pas sans parenté avec le fondamentalisme qui taraude nombre de traditions religieuses de la planète. Quand l’autorité religieuse se croit seule détentrice de la vérité, qu’elle se perçoit comme assiégée par les forces du mal, qu’elle exige de ses membres soumission et renonciation à la pensée critique, qu’elle fait un usage sélectif de la tradition pour soutenir son point de vue, qu’elle réserve l’exercice du pouvoir aux hommes, qu’elle perçoit les femmes comme « l’autre » dont il faut réguler le corps et le désir, cette autorité a bel et bien des parentés avec le fondamentalisme. L’Église catholique en est traversée et certains de ses discours et pratiques sont à mettre en relief avec les discours et pratiques des évangélistes fondamentalistes américains qui ont fait réélire Bush, des fondamentalistes musulmans qui combattent les forces du mal, etc.

Dans ce contexte, je considère que celles et ceux qui soutiennent qu’il faut « laisser la chance au coureur », que Benoît XVI peut se révéler différent du cardinal préfet Ratzinger, que celui-ci pourrait renouer avec ses options plus libérales de la période conciliaire, manifestent une attitude attentiste qui ne peut que renforcer le conservatisme ambiant. Je suis convaincue pour ma part que, s’il y a un vent de libéralisation qui se lève, il ne viendra pas de Rome et qu’il ne peut émaner que de la communauté des baptiséEs elle-même.  Cela demande cependant une prise de conscience particulière de la part de cette communauté. Sous le règne de Jean Paul II et de Benoît XVI, des distances considérables ont été prises avec un des apports majeurs de Vatican II à l’effet que l’Église c’est nous, que c’est d’abord et avant tout la communauté des baptiséEs. Cette Église a certes des pasteurs mais son fondement, sa raison d’être reposent sur la communauté. Présentement, nombre de catholiques semblent avoir intériorisé l’idée très romaine que l’Église se résume au Magistère ; elles et ils se pensent et se comportent donc comme des dépossédés de leur Église, acquiesçant ainsi à l’usurpation qui en est faite par le Magistère.

Il appartient aux aspirantes et aspirants au changement, à la démocratisation, à la libéralisation et à la désexisation du catholicisme de donner visage à cette Église.  Il ne s’agit pas ici pour les baptiséEs de défier Rome, de s’inscrire en opposition continue avec le pouvoir romain. Ce serait stérile et épuisant parce que Rome a l’éternité pour elle ce qui n’est pas le cas de la communauté des baptiséEs !  Qu’elles et ils fassent ce qu’ils ont à faire, vivent et agissent en cohérence et fidélité avec leur sacerdoce de baptiséEs.  Cela veut dire faire des choix moraux autonomes et responsables, confrontés aux valeurs de l’Évangile, même si ces choix contredisent les directives romaines.  Cela veut dire se donner communautairement la liberté de prier, de partager le pain et le vin, de célébrer la mémoire de Jésus sans attendre la consécration idoine d’un clerc. Cela veut dire appuyer le développement de la pensée critique en théologie en contribuant au rayonnement et à la diffusion des théologiens et théologiennes censurés par Rome.  Cela veut dire soutenir les femmes qui entendent avoir accès à tous les ministères dans l’Église.  Bref, les champs d’action ne manquent pas ! Les réprimandes risquent de pleuvoir également et certaines peuvent être plus coûteuses que d’autres, surtout pour celles et ceux qui détiennent des mandats pastoraux de l’Église et qui pourraient se les voir retirer. Nombre de chrétiens et de chrétiennes ont déjà goûté à cette médecine amère.  Mais les cathos qui veulent se tenir debout n’ont sans doute plus le choix de faire leur les paroles de Jésus à ses disciples : « n’ayez pas peur » Jn 6, 20.

* Marie-Andrée Roy est professeure au Département des sciences religieuses et chercheure à l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM.  Membre fondatrice de  L’Autre Parole.

  1. Après ceux de Pierre, 34 ou 37 ans et Pie IX, 31ans et 7 mois.
  2. Dont plusieurs sont redevables à la plume de Josef Ratzinger.
  3. Qualifiée par certains observateurs de « reflet exact des idées de Josef Ratzinger » : Henri Tincq, « Josef Ratzinger, gardien de la doctrine », Le Monde, 21 avril 2005.
  4. À noter qu’entre 1592 et 1978 il y en a eu un total de 302 ; en 26 ans de règne, le pape en a donc canonisé davantage qu’en 386 ans !
  5. – Il n’est cependant pas le seul dirigeant religieux de la planète à avoir faire preuve d’intransigeance !
  6. – Ce qui implique qu’on « oublie » la pratique d’ordination des femmes au diaconat pendant plusieurs siècles, qu’on méconnaisse les avis des commissions bibliques internationales à l’effet que le refus de l’ordination des femmes n’a pas de fondement biblique et qu’on ne prête aucun crédit au discernement fait dans l’Église anglicane et dans nombre d’Églises protestantes pour ordonner les femmes.
  7. Les fidèles l’ont bien compris au moment des grandes liturgies des obsèques de Jean Paul II, du récent conclave et de l’intronisation du nouveau pape qui n’impliquaient qu’une armée de prêtres, d’évêques et de cardinaux… !
  8. Les flammes éternelles ce n’est quand même pas rien !