DÉBORA ET SHIRIN EBADI, DEUX FEMMES JUGES

DÉBORA ET SHIRIN EBADI, DEUX FEMMES JUGES

Monique Dumais,Houlda

Dans ce numéro spécialement consacré à la paix, j’ai cru bon vous présenter deux femmes juges qui ont marqué leur temps.

Il s’agit d’abord de Débora qu’on retrouve dans la Bible au Livre des Juges. Elle est la seule femme à figurer dans la lignée de ces juges qui se succèdent pour gouverner le peuple, le conduire à la guerre et le sauver du péril. Quant à Shirin Ebadi, elle est cette femme d’Iran, qui devenue juge dans son pays, a obtenu le prix Nobel de la Paix en 2003. Son livre,  Iranienne et libre. Mon combat pour la justice1 paru en 2006,  me servira de référence principale.

Voici d’abord Débora :

En ce temps-là, Débora, une prophétesse, femme de Lappidot, jugeait Israël. Elle siégeait sous le palmier de Débora entre Rama et Béthel dans la montagne d’Éphraïm et les Israélites allaient vers elle pour régler leurs litiges.  Elle envoya Baraq, fils d’Abinoam de Qédesh en Nephtali en lui disant : « Voici ce qu’ordonne Yahvé, Dieu d’Israël :  “Va, marche vers le mont Tabor et prends avec toi dix mille hommes des fils de Nephtali et des fils de Zabulon. J’attirerai vers toi au torrent du Qishôn Sisera, le chef de l’armée de Yabîn, avec ses chefs et ses troupes, et je le livrerai entre tes mains”. » Baraq lui répondit : « Si tu viens avec moi, j’irai, mais si tu ne viens pas avec moi, je n’irai pas, car je ne sais pas en quel jour l’Ange de Yahvé me donnera le succès. » « J’irai donc avec toi, lui dit-elle ; seulement, dans la voie où tu marches, l’honneur ne sera pas pour toi, car c’est entre les mains d’une femme que Yahvé livrera Sisera. » (Livre des Juges 4, 4-9)

Débora est une femme déjà reconnue dans sa double fonction de prophétesse et de juge : « les Israélites allaient vers elle pour régler leurs litiges »,  et elle agit sur un territoire donné : « entre Rama et Béthel dans la montagne d’Éphraïm ».  Elle connaît ses compétences et les exerce avec habileté et efficacité. C’est son commissaire, Baraq, qui transmet les ordres qu’elle reçoit de Yahvé.  Ici la commande est impressionnante : « Prends avec toi dix mille hommes ». Elle est assurée du résultat grâce à sa confiance en Yahvé : « J’attirerai vers toi Sisera […] avec ses chefs et ses troupes, je le livrerai entre tes mains. » Il est étonnant de constater le manque d’assurance de Baraq qui ne veut pas aller seul avec ses dix mille hommes à la rencontre de l’ennemi ; il faut que Débora aille avec lui, ce qu’elle consent à faire. Débora est toujours sûre d’elle-même grâce à Dieu et elle prévient Baraq que l’honneur ne sera pas pour lui, mais que c’est entre les mains d’une femme que l’ennemi Sisera sera pris.  Débora ne veut pas que Baraq lui ravisse ce qui lui revient.  Il arrive trop souvent hélas ! que des hommes s’approprient ce que des femmes ont conquis de haute lutte.

Quant à Shirin Ebadi, elle  a déjà été présentée dans le numéro 101, printemps 2004, p. 23-24. Ici je me référerai surtout à son histoire de vie qui démontre comment la justice exige une lutte constante pour les droits des personnes.  Iranienne et libre est un livre très bouleversant, car il témoigne des forts soubresauts de la vie en Iran tant pour les hommes que pour les femmes : du renversement du régime scandaleux du Shah à la Révolution par l’Ayatollah Khomeiny qui impose un régime de vie austère et répressif, puis de  la guerre qui s’abat en 1988.  « Nos champs, nos villes, notre économie, notre industrie… tout était dévasté. Nous étions passés de la stupeur de la Révolution à l’horreur de la guerre […] »2

Elle a été touchée dans sa vie personnelle : elle a été la première femme à être nommée juge en Iran en 1970 à l’âge de 23 ans,  mais, quelques mois après la révolution islamique de 1979,  elle est contrainte de renoncer à ses fonctions.  Elle reviendra plus tard comme avocate et s’engagera dans un combat quotidien contre le régime, ce qui lui vaut d’être emprisonnée et même menacée de mort. Son engagement porte surtout sur le droit des femmes ; elle se rend bien compte que selon les priorités des révolutionnaires, « les droits des femmes viendraient toujours en dernier »3. Son constat sur la situation des femmes en Iran est tout à fait troublant :

La République islamique avait – par mégarde – défendu les femmes, et les laissait pourtant dans un état de vulnérabilité extrême : elles avaient conscience d’avoir des droits mais ne disposaient que d’outils rudimentaires pour les faire progresser. Pour certains, il aurait mieux valu que ces femmes ignorent tout des possibilités qui s’offraient à elles car, au moins, il est possible de vivre heureux à l’ombre de l’ignorance.  […] Le taux de suicide chez les femmes augmenta considérablement après la Révolution. Dans la plupart des cas, elles s’immolaient par le feu,  je suis convaincue que cet acte violent et exhibitionniste était un moyen pour ces femmes de contraindre la communauté à regarder en face l’insoutenable oppression dont elles étaient victimes. Sinon, n’aurait-il pas été plus facile pour elles d’avaler un tube de somnifères dans l’intimité de leur chambre ?4

Les contradictions étaient évidentes pour les femmes. L’idéologie de la République islamique voyait la mère musulmane enfermée chez elle à s’occuper de son intérieur et de ses nombreux enfants, travaillant ainsi à la restauration des valeurs traditionnelles.  Cependant en cas de divorce les enfants étaient séparés de leur mère, et la polygamie était « aussi facile qu’un emprunt à la banque ».5

Pour Shirin Ebadi, une question fondamentale se posait : « À quoi servait un Islam réformiste et tolérant si la Constitution théocratique de la République islamique et ses défenseurs – aussi puissants que réactionnaires – considéraient leur interprétation comme approuvée par Dieu et intangible ? 6 »

Son combat pour les droits des personnes a été connu à travers le monde, si bien qu’on lui a décerné le Prix Nobel de la paix en 2003. Le chapitre sur le Prix Nobel est particulièrement émouvant. Elle était à Paris pour assister à un colloque sur la ville de Téhéran quand la nouvelle lui est parvenue. Elle a dû faire preuve de  beaucoup de diplomatie pour ne pas heurter le gouvernement iranien qui avait de sérieuses craintes qu’elle porte « atteinte à l’honneur de ceux qui avaient péri au nom de leur peuple et de l’Islam 7. »  À son retour, elle a été accueillie à l’aéroport par sa mère au visage radieux et une foule qui s’étendait à perte de vue. C’est avec beaucoup de modestie et de justesse qu’elle reçoit  le Prix Nobel de la Paix :

À aucun moment je n’ai pensé qu’il m’était destiné à moi en tant qu’individu. Une reconnaissance aussi importante ne peut récompenser que ce que symbolise la vie d’une personne, le long chemin qu’elle a parcouru pour atteindre ses objectifs. Au cours des vingt-trois dernières années, depuis le jour où l’on m’a démise de mes fonctions de juge jusqu’aux combats que  j’ai menés dans les tribunaux de Téhéran, je me suis répété un seul et unique refrain : une interprétation de l’Islam en accord avec les notions d’égalité et de démocratie est une expression authentique de la foi.  Ce n’est pas la religion qui enchaîne les femmes, mais les préceptes réducteurs de ceux qui souhaitent les voir enfermées.  C’est cette croyance – ainsi que la conviction que le changement en Iran doit s’opérer en douceur et venir de l’intérieur – qui a toujours inspiré mon travail .8

Debora et Shirin Ebadi,  deux femmes juges, prophétesses à leur façon, l’une dans le monde hébraïque, l’autre dans le monde musulman, sont fortement enracinées dans leur tradition. Elles en sont défenderesses et, en tant que femmes, elles promeuvent la justice – c’est ce qui leur importe au plus haut point.  Elles ont toutes les deux une conscience aiguë qu’elles accomplissent une mission, leur mission dans le monde et pour Dieu. Débora utilise la méthode guerrière ; Shirin Ebadi celle de la médiation, elle recherchait dans les textes anciens d’interprétation du Coran des lignes de solution sur les relations entre les hommes et les femmes. Elle nous fait connaître l’ijtihad, un courant d’interprétation et d’innovation, une « tradition pratiquée par des juristes au cours des siècles pour débattre du sens des enseignements coraniques et de leurs applications à des situations modernes. » L’ijtihad donne une certaine souplesse à la loi islamique ; ce qui est très utile. Cependant si l’on y découvre un avantage, l’ijtihad entraîne que « nous pouvons interpréter et réinterpréter les enseignements coraniques à l’infini ; mais cela veut aussi dire que les religieux peuvent s’attaquer à la Déclaration universelle des droits de l’homme et en débattre pendant des siècles . »

Nous sommes particulièrement touchées par le fait qu’elle ait été l’avocate pour le procès de la photographe canadienne et iranienne, Ziba Kazemi.

Sa confession de foi finale est vibrante et pleine d’espérance : « Tout compte fait, la révolution iranienne a engendré sa propre opposition, sans compter une nation de femmes instruites qui militent pour leurs droits. Il faut qu’on leur donne la chance de mener leurs combats et de transformer leur pays . »

1. Shirin Ebadi, Iranienne et libre. Mon combat pour la justice, Montréal, Boréal, 2006.
2. Shirin Ebadi, op. cit.., p. 113.
3 Ibid., 76-77.
4. Ibid., p. 142.
5. Ibid., p. 158.
6. Ibid., p. 243.
7. Ibid., p. 256.
8. Ibid, p. 257
9. Ibid, p. 242.
10. Ibid, p. 242-243.
11. Ibid, p. 269.