DES FEMMES DE L’EXODE À L’ÉVEIL FÉMINISTE

DES FEMMES DE L’EXODEÀ L’ÉVEIL FÉMINISTEAU REGARD DE LA TRADITION JUIVE

Sonia Sarah Lipsyc

Le mérite des femmes d’Israël dans la sortie d’Égypte et la traversée du désert

« Et elle prit, Myriam, la prophétesse, la sœur de Aaron, le tambourin dans sa main et toutes les femmes d’Israël la suivirent avec des danses et des tambourins ».

Ce verset de l’Exode, chapitre 15:20, surgit après les dix plaies, la sortie d’Égypte et surtout le passage heureux de la traversée de la mer Rouge alors que le peuple d’Israël 1 avait à ses trousses le pharaon et toute son armée.

Mais d’où ces femmes avaient-elles leurs tambourins ? ! Elles ont dû sortir, comme tout le reste du peuple d’Israël, en pleine nuit, dans la hâte, sans avoir même eu le temps de laisser lever la pâte de leurs pains — c’est pourquoi les Juifs mangent du pain azyme durant les huit jours de la fête de Pâque qui célèbre justement cette sortie d’Égypte, paradigme de toute libération dans la tradition juive — et elles ont eu le temps de prendre des tambourins, objets oh combien futiles dans un moment de pagaille générale ? Imaginez six cent mille hommes auxquels s’ajoutaient les femmes, les enfants, les vieillards soit grosso modo un million et demi de personnes qui s’échappent dans la précipitation et les femmes ont eu la présence d’esprit et le temps de glisser des tambourins dans leurs besaces ? ! Elles quittent l’Égypte vers le désert ou si on lit en hébreu ces deux termes dans leur étymologie, elles fuient l’oppression vers la parole. En effet, l’Égypte, Mitsraim, découle du mot tsar, « étroitesse » et le désert, midbar signifie « de la parole », à titre individuel celle qui permet de s’exprimer, et à titre collectif, celle qui se révélera à tout le peuple. Et les voilà, à peine quelques heures plus tard en train de chanter et de danser… Elles ne se réjouissent pas de la mort des Égyptiens noyés dans la mer Rouge car comment leurs louanges pourraient-elles être agréées par l’Éternel dont la pitié s’étend à toutes ses créatures, mais du fait d’être saines et sauves, elles et leurs familles.

Et Rachi (1040-1105), ce commentateur qui met à notre disposition la tradition orale, sans quoi le texte écrit de la Torah ou de la Bible serait illisible au regard de la tradition juive, de nous éclairer : « Les femmes justes de cette génération, assurées que le Saint Béni-Soit-Il allait accomplir des miracles, avaient emporté d’Égypte des tambourins ».

Dans la détresse d’un départ précipité, après deux cent cinquante ans d’esclavage, les femmes juives ont eu confiance en l’Éternel qui, « d’une main forte », les extirperait de l’oppression et des oppresseurs. Il ne les abandonnerait pas, les délivrerait et les mènerait, au travers du désert, sur la route de la terre d’Israël comme Il l’avait promis à Abraham, Isaac et Jacob. Cette confiance ou cette foi ou pour le dire, une fois de plus, en hébreu, cette émouna se traduisait par la fidélité en la croyance des promesses divines telles qu’elles avaient été transmises durant des siècles par celles et ceux qui précédèrent cette génération. C’est d’ailleurs là le sens premier de la foi dans la tradition juive, une fidélité en la croyance transmise dans les promesses d’un Créateur que l’on sait aussi être fidèle à ses engagements, tenus… tôt ou tard. Et la félicité procurée par le chant et la danse dans ce moment d’allégresse et de récompense d’une fidélité réciproque fit atteindre aux femmes un degré de clairvoyance unique. « Ce qu’une simple servante a vu à la mer Rouge, les prophètes ne l’ont pas vu » affirme encore la tradition orale juive. Et le Talmud 2 d’insister : « c’est par le mérite de ces femmes justes que nos ancêtres furent délivrés d’Égypte ».

Ni plus ni moins.

Cette confiance et cette persévérance ne quittèrent pas les femmes d’Israël tout le long de la traversée du désert et de ses diverses péripéties. Elles refusèrent de participer à la confection du Veau d’or. Moïse s’était absenté pour l’une de ses visites avec le Seigneur — nous étions au quarantième jour pas encore achevé et l’impatience mêlée aux réminiscences de pratiques étrangères égara une large partie du peuple. Mais non les femmes qui ne détachèrent pas les boucles d’or de leurs oreilles pour verser dans l’idolâtrie 3. Par contre, plus tard, elles donnèrent bien volontiers leurs miroirs pour l’édification du Tabernacle. Leur jugement en matière de spiritualité était juste. De même, elles ne s’associèrent ni au dénigrement de la terre d’Israël au retour des explorateurs ni au découragement général des hommes à ce sujet. Là aussi, leur fidélité aux promesses divines et la connaissance qui l’accompagne ne furent pas prises en défaut ; c’est pourquoi contrairement à la génération des hommes qui sortirent d’Égypte et périrent tous, à quelques exceptions près, dans le désert — elles survécurent en  majorité à cette traversée. Là où les uns étaient encore rivés à une mentalité d’esclaves — elles, s’essayaient avec confiance à l’apprentissage de la libération, du désert à la conquête du pays promis.

Leur comportement, à titre collectif, fut exemplaire.

Mieux encore, toute cette histoire n’aurait pas été possible si une femme, Myriam, ne s’était pas impliquée avec courage dans la lutte pour la Rédemption.

Myriam, prophétesse et guide 4

Sage-femme, elle refuse, avec sa mère Yocheved, d’exécuter l’ordre infâme du Pharaon, c’est-à-dire de tuer les nouveau-nés mâles des Hébreux. Elle est, selon la tradition orale, celle qui adjure son père Amram, leader de sa génération, de retourner vers son épouse alors qu’il s’en était détourné de peur d’engendrer un garçon. Elle lui fait remarquer que son attitude est encore plus meurtrière que celle du souverain d’Égypte puisqu’il refuserait même d’engendrer des filles. Par là, elle signifiait aussi que l’espérance et la confiance du peuple juif doivent transcender les décrets antisémites… Elle prédit d’ailleurs, alors qu’elle n’était que la sœur de Aaron, « que sa mère enfanterait un fils qui sauvera Israël ». En quelque sorte, Moïse lui doit sa naissance… Elle est aussi celle qui, guettant la nacelle dans laquelle Moïse a été déposé sur le Nil, se précipite lorsque Bitya, la fille de Pharaon le trouve et l’adopte. Elle propose alors à cette dernière de trouver une nourrice pour l’enfant qui ne sera nulle autre que la mère de Moïse.

Myriam enseigne également la Torah aux femmes d’Israël. Et elle est considérée avec ses frères Moïse et Aaron, comme l’une des guides de sa génération.

C’est pourquoi les féministes ont introduit la coupe d’eau de Myriam dans le rituel de la célébration de la Pâque juive au cours du seder, la première nuit de la fête, lorsque les Juifs se racontent la sortie d’Égypte relatée dans le livre de l’Exode et reprise au travers du récit de la Haggadah de Pâque, livre d’usage pour cette fête. La coupe d’eau souligne l’importance de Myriam dans l’histoire de la libération des Hébreux en Égypte, et au cours de la traversée du désert, en faisant allusion, bien sûr, au « puits de Myriam » grâce à qui dans l’identité narrative de la tradition juive, le peuple juif put se désaltérer durant presque quarante ans. Au-delà de la dimension vitale que représente l’eau, ici dispensée grâce au mérite d’une femme, le puits revêt un aspect mystique dans l’exégèse rabbinique et kabbalistique. Les sources cachées d’une connaissance mise à jour. D’ailleurs, Myriam, la prophétesse, nommée en tant que telle dans la Bible est recensée dans le Talmud comme l’une des huit prophétesses du peuple d’Israël.

Du désert à nos jours

Le raccourci entre cet espace et notre temps peut sembler saisissant, mais la sortie d’Égypte, rappelée chaque chabbat, au cours du kiddouch, cette sanctification sur le vin et le pain, souligne l’importance de cet évènement. De surcroit, comme nous l’avons relevé, toute une fête, celle de Pâque lui est consacrée. Il s’agit donc du paradigme de la libération, par excellence, dans lequel le rôle des femmes, à l’échelle individuelle et collective, est largement mis en valeur par la tradition juive. Mais est-ce suffisant ? En effet, cet accent doit éviter le piège d’une apologie qui se réfugiant dans le passé verrouillerait le présent. Pour avoir été, ce ne serait plus ? Au contraire, pour avoir été, cela sera encore ! À l’instar de Myriam ou d’autres figures bibliques comme Déborah, la prophétesse, ou talmudiques comme Brourya l’érudite, les femmes peuvent et devraient être à l’intérieur du judaïsme, des guides, des magistrates, des talmudistes. Ce sont des avancées auxquelles on assiste dans le monde juif contemporain, depuis quelques décades, tous courants confondus.

Cette génération de l’exode et ces personnages exemplaires ne doivent pas apparaitre comme des exceptions et d’autres figures de femmes occultées sont encore à découvrir.

Mais il faut rester attentif/ves, car cet éveil féministe et ses conséquences dans la réalité sociétale sont récents. Cela prend plus de quarante ans, à peine deux générations, pour inscrire ces évolutions dans la durée.

Et il en est ainsi de toute avancée dans l’acceptation de l’autre, qu’il soit différent par sa couleur, sa religion, son orientation affective ou sexuelle. La vigilance reste de mise ou pour paraphraser Caïn, pris en flagrant délit de fratricide et qui s’exclama « Suis-je le gardien de mon frère ? » (Genèse 4:9)… Nous répondrons, oui nous sommes les gardiennes de nos sœurs et de leur héritage. De cette sororité se construira une fraternité et une sororité entre les traditions et les peuples. Telles sont, à mon cœur, les leçons raisonnées de ces quarante ans.

1. Israël désigne toujours, dans la Bible, les Hébreux c’est-à-dire les douze tribus de Jacob qui se nomme aussi Israël (Genèse 32:29). Il s’agit donc à la fois du peuple descendant de Jacob et du nom du pays qu’il habitera, promis à Abraham, Isaac et Jacob. Juif vient de la tribu de Juda (littéralement « remercier Dieu » voir Genèse 29:35), tribu puissante qui avait hérité de la souveraineté au sein du peuple d’Israël et qui résidait en Judée. Habitude a alors été prise depuis le 5e siècle avant l’ère chrétienne, de nommer le peuple d’Israël ou les Hébreux du nom du peuple Juif (voir le Rouleau d’Esther 2:5).
2. Le Talmud de Babylone est la retranscription majeure de la tradition orale sur le texte biblique ; il s’est clos au 6e siècle de notre ère.
3. L’exégèse rabbinique lit ainsi le verset qui suit « Tout le peuple (sous entendu les hommes) enlevèrent les anneaux d’or qui étaient à leurs oreilles (et non à celles des femmes qui le refusèrent). Voir notamment Chapitres de Rabbi Eliezer 45.
4. Pour les sources de ce paragraphe, je renvoie à mon article « La coupe de Myriam au cours du rituel de la fête de Pessah (Pâque) » dans Judaïsmes et Questions de société (http://judaismes.canalblog), 22.04.2012.
Les citations de la tradition juive proviennent des sources suivantes :
Rachi sur Exode 15:2 et 22 rapportant à chaque fois le Midrach Mekhilta sur ces versets.
Exode 6:1, Traité Sotah 11b du Talmud de Babylone ; Chapitres du Rabbi Eliezer chap. 45 et Midrach Hagadol sur Exode 32;2 et 3 ; Exode Rabba 48 ; 7 sur Exode 35 ; 22 ; Midrach Tanhouma sur Exode 38:8.
L’auteure est directrice de ALEPH.
Centre d’études Juives contemporaine sau sein de la Communauté Sépharade Unifiée du Québec (CSUQ)