DÉVOUÉE TERRE
Rigoberta Menchu, prix Nobel de la Paix
J’ai passé la frontière mon amour
j’ignore quand je reviendrai.
Ce sera peut-être à Tété,
quand mamie lune papa soleil
se salueront encore une fois
fêtés par les étoiles
à l’aube si brillante.
Ils annonceront les premières pluies,
et bourgeonneront les courges
qu’avait semées Victor
l’après-midi
où les soldats l’ont fusillé ;
fleuriront les pêchers
et fleuriront nos champs.
Nous sèmerons tant de maïs
pour tous enfants de notre terre
les essaims d’abeilles reviendront
qui s’étaient enfuis de terreur
devant tant de massacres.
Et à nouveau les mains calleuses
tourneront jarres neuves
pour récolter le miel nouveau.
J’ai passé la frontière,
abîmée de tristesse
avec toute la douleur
de l’aube pluvieuse et obscure
qui déborde mon existence.
Pleure le carcajou
et pleure le singe hurleur,
coyotes et moineaux se taisent,
escargots et mollusques
voudraient parler.
La terre mère est en deuil,
tout imprégnée de sang.
Elle pleure nuit et jour
de sa tristesse accumulée.
Lui manquerait-il la berceuse
du son des pioches et des machettes
et aussi la berceuse
des pierres à moudre ?
S’inquiéterait-elle au matin
de ne pas entendre les chants
ni les rires de tous ses enfants
glorieux ?
J’ai passé la frontière
pleine de ma dignité.
Mon sac rempli des choses
de ma terre pluvieuse,
j’emporte les souvenirs millénaires
du vieux Patrocino
et les sandales qui m’ont vu naître,
et les effluves du printemps
et le parfum des mousses,
les caresses du maïs,
et les cors glorieux
de mon enfance pieds nus.
J’ai aussi mon gùipil
coloré pour la fête
de mon retour.
Je traîne aussi mes os
et ce qu’il reste de mais
parce que oui, quoi qu’il advienne
je remettrai mon sac
où il est à sa place.
J’ai passé la frontière
mon amour
je rentrerai demain
quand maman, torturée,
tissera de nouveau
un güipil magnifique,
que papa, brûlé vif,
levé encore à l’aube,
saluera le soleil
des quatre coins de la maison.
Alors, il y aura
à boire pour tout le monde,
et l’encens brûlera
et le rire des enfants
et marimbas sonores,
la lumière inondera
tous les champs de clarté
et toutes les rivières
pour aller au matin
rincer le nixtamal.
S’allumeront les torches
afin d’illuminer
les sentiers, les ravins
les pierres et tous les champs.