DU CAIRE À MONTREAL

DU CAIRE À MONTRÉAL

Chantal Hoss – étudiante en théologie,

Université de Montréal.

Réfléchir en « femme », d’accord ! Mais réfléchir en « femme immigrante », quel dépaysement ! L’étampe qui l’avait stipulé s’est desséchée sur un passeport périmé il y a une trentaine d’années. Je ne me souviens pas avoir connu de dépaysement insurmontable, effectué de réajustement ou vécu de choc culturel fondamental. Ma mémoire se limite à « comment » j’ai cherché et « combien » j’ai trouvé de similitudes entre le Québec et ma réalité antérieure.

Rencontre avec l’altérité

Le Caire, métropole de mon enfance, avait comme Montréal une population cosmopolite. Sa texture sociale « imposait » , en quelque sorte, la tolérance à l’impondérable diversité de l’altérité. L’accueil réservé à l’étranger laissait peu d’espace à une vérité pré-établie, unique, inébranlable et uniformisée et à laquelle il fallait à tout prix, tous adhérer. Le réseau de rencontre avec l’altérité m’est donc familier.

Je ne me suis jamais sentie une « femme immigrée »

De tradition judéo-chrétienne, j’ai grandi, bercée dans les bras de l’Islam. D’éducation importée, française et anglaise, j’ai vécu dans des pays de culture arabe. Immigrante par « non choix »’ je suis devenue Québécoise par « libre choix » de ce « non choix »1 . Mon hier fait de moi ce que je suis aujourd’hui et force mon lendemain à forger une identité qui, j’espère, cheminera à la lumière d’une vérité d’authenticité. Ailleurs, j’aurais aussi évolué ; mais le Québec m’a gratifiée d’un « plus inconditionné ». Un « plus » fait d’appui humain et d’amitié. Un « plus » inégalé, unique, important, substantiel, profond, approprié et par surcroît, créateur et inespéré. C’est pourquoi aujourd’hui avec joie et fierté, mon « ailleurs » est ici et nulle part « ailleurs » . Si je ne me suis jamais sentie une « femme immigrée », c’est que j’ai été chaudement accueillie et occupée à brûle-pourpoint, pour même y songer ! D’ailleurs, I’ « ailleurs » n’est-il pas le « là » où on est capable de créer ? Ce « là » , aujourd’hui, en lien étroit avec le village planétaire, n’est-il pas notre réalité « d’ici et de là » ? Mais cette réalité si « pauvre de réalité » nous effraye ! Réalité de violence, elle est faite de guerre, de famine, de désespoir et de pauvreté. Réalité de viol de personnalité, elle est tissée avec les fils de la souffrance à même la fibre du manque de respect à la vérité… De cette vérité qui a tellement disparu qu’on se demande si elle a jamais existé, si on a simplement arrêté de la chercher ou si on a tout bonnement renoncé à vérité… De cette vérité qui a tellement disparu qu’on se demande si elle a jamais existé, si on a simplement arrêté de la chercher ou si on a tout bonnement renoncé à la faire advenir dans ce monde qui se meurt de maladie, de famine, de cataclysmes, de pollution, de guerre, de dettes, d’oisivité… et d’adversité .

Faire la vérité

Loin pour moi est le temps des « pratiques religieuses » du passé. La question que je me pose est celle de savoir « comment » inverser l’axe d’une religion dépassée ? « Comment » remplacer la mystique classique de contemplation, de soumission, de quémande, de mortification et de tout ce qui nous était familier pour être en droite ligne avec la dignité, par bifurcation qui passe pas les bidonvilles où devrait s’effectuer la nouvelle génuflexion d’adoration. Et si on choisissait de s’agenouiller devant la divinité de la souffrance, plutôt que devant la souffrance de la divinité, serait-ce faire ce que saint Jean appelle « faire la vérité » ? Qu’adviendrait-il, me dis-je, de ce monde plusieurs fois millénaire, qui se rince l’oeil à l’idée de progrès et que sa prétendue fidélité au Créateur s’achemine en direction diamétralement opposée, vers son chaos premier ? Qu’arriverait-il, me dis-je, si toutes les « vérités » qui divisent l’humanité, s’avéraient des « faussetés » ?

Comment, à partir de là, reconnaître la vérité ?

Cette vérité que personne ne possède, mais qui rend possible la vie entre humains, qui existe du fait qu’on la quête et qui se crée dès qu’on arrête d’entendre pour commencer à écouter. Cette vérité qui est luminosité, parfois étincelle mais toujours s’éteint et s’enfuit. Elle est quête du comprendre plus que cristallisation du savoir. Elle advient quand I’ « autre » , qui n’est parfois personne d’« autre que soi » , s’accompagne de l’« autre » et de son « autre soi » . Elle est ce manque, qu’on ne cherche qu’ensemble et qui risque de dévoiler l’« Autre » qui nous inspire « comment » la chercher !

« Comment chercher la vérité » , c’est bâtir « à tour de bras » la vérité de foi, cette vérité qui a pour sujet celui qui la cherche et pour objet l’action de la chercher. Elle ne satisfait aucun besoin mais comble le désir. Elle ne s’articule jamais par la nécessité du devoir, mais par la gratuité de l’agir.

Une nouvelle tradition religieuse : un défi à créer

Est-il « là » le changement à apporter à notre religion « de la lettre » pour en faire une tradition religieuse « à la page » et non pas « à la carte » ? Car une nouvelle tradition religieuse est plus un défi à « créer » , qu’un défi à « relever » ! Mal initiés à l’alphabet de cette lourde tâche, allons-nous laisser immaculée cette page d’histoire, au lieu d’y transcrire pour la postérité, la « souffrance publique massive » que Roberta Chopps nous a présentée. Écrire la « vérité de la souffrance » n’est-ce pas en fait, inventer « comment chercher » à soulager la « souffrance de la vérité » ? Cela est-il possible ? Oui ! Par qui ? Par les « femmes d’ici » ! Car… les femmes d’icipeuvent encore « se dire » avec courage et témérité. Elles risquent peu de se voiler le visage et encore moins, à le dévoiler. On y lit les traits qui en disent long sur leur réalité de femmes ; réalité faite de solitude, de pauvreté, de fatigue, de travail, de douleur, de souffrance, mais surtout d’un « subi d’hostilité ». Dure réalité dont la vérité n’existe môme pas, puisque personne ne l’a encore cherchée… Mais, est-il possible de la chercher ? Oui ! Où ? Pourquoi pas au Québec ? Car… c’est ici que nous sommes ! Car… c’est ici plus qu’ailleurs, que les femmes peuvent encore « sans demander la permission », travailler, étudier, conduire une auto, aller et venir sans être chaperonnées, éduquer leurs enfants, gérer leur être et leurs avoirs, voyager, faire des projets sans être statuées « mineures, aliénées ou incapables ». J’élimine volontairement les cas d’exception qui confirment cette règle, pour permettre aux femmes d’ici d’espérer qu’elles peuvent encore se risquer à « vivre » et non pas seulement à « mourir »… en « femmes » !

La religion à la page

S’équiper, est le mot de passe, se faire entendre, se faire voir et se faire valoir sont les clés. Toujours chercher mais jamais endurer, est le pas à franchir en choisissant librement le « non choix » du présent, telle une étape décisive vers notre liberté. Voilà notre projet ! De longue haleine sûrement ! Universel, certain ! Il n’appartient ni à la femme immigrante ni à celle du Québec en particulier, mais s’adresse aux femmes et aux hommes du monde entier. La tâche que je me suis octroyée est celle d’animer, pour que jamais ne s’éteigne, la minuscule flamme qui nous incite avec l’« autre » à chercher ; cette flamme, lumière diaphane du souci de la vérité.

Le souci de vérité est ce rien qui existe dans le partage sororal et fraternel de l’humanité. Ce rien où toute race, toute classe, tout âge, tout village garde au rêve sa place, parce qu’il existe des êtres qui ont encore envie de rêver ce rien de solidarité. La religion « à la page » fait cheminer ensemble dans cette voie lactée du firmament étoile des « comment » chercher la vérité. Lorsque cette vérité qui n’est jamais objet à accaparer devient statut fragile et vulnérable à sauvegarder dans sa diversité, elle accède à la réalité de la « vérité d’humanité ». Quand la filature et le tissage des « fibres de l’altérité » sont effectués au grand jour, elles quittent la nuit de leur droit d’exister… et nous voyons apparaître le Québec avec ses immenses « métiers à tisser la vérité » ! Ce sont ceux où, synagogues, temples, églises et mosquées accueillent dans le libre accès. Ceux où, la tenue vestimentaire « bigarrée » est tolérée jusque dans le rang de la GRC ! Ceux où le Yom Kippour, le Ramadan et le Carême sont jeûnes à sassiété ! Ceux où, des salles de prières sont octroyées à ceux et à celles qui les ont quémandées ! Ceux où les gouvernements, loin de les empêcher, subventionnent les écoles ethniques et confessionalisées. Ceux où des produits kasher sont à l’étalage pour les intéressés et des heures de piscine réservées aux femmes voilées.

Et le voile ?

Mais que cachent, en général, les femmes sous leurs voiles ?

En général, elles cachent une « souffrance sans visage » qui se nomme la « souffrance de la vérité » qu’on a arrêté de chercher ! Souffrance dont le refuge transparent est encore plus fragile que la vulnérabilité… Souffrance à laquelle s’ajoute le défi de chercher, car il me semble que c’est aux mômes femmes, à la fois victimes du système et ingénieures de l’Histoire, d’articuler les modalités des changements à apporter aux structures de notre société. Pourquoi elles ? Parce qu’elles savent « écouter » ce « comment chercher la vérité », qui a un visage de dignité. Cousine de la « souffrance de la vérité », la « souffrance sans visage » se soulage sans être « dévoilée » parce qu’elle se comprend sans être « démontrée »… car la vérité explose dans le partage qui engage… à apprendre de l’autre… plus qu’on a à lui montrer…

1 Le « non choix » n’est pas soumission à une réalité déterminée qu’on ne peut pas changer, mais plutôt la nouvelle réalité à laquelle on est confronté, à la suite de la réflexion qui a épuisé toutes les possibilités de choisir autrement.