ESSAIS, QUAND TU SAIS…

ESSAIS, QUAND TU SAIS…

Monique Dumais, Houlda

Qu’en est-il de l’écriture au féminin dans les essais ?  D’abord, que faut-il considérer comme essai ?  Mon réflexe électronique est d’aller faire une recherche sur internet. Wikipédia est toujours là pour nous donner des réponses rapides et adéquates.

Voici ce que j’y ai trouvé : « En littérature, un essai est une oeuvre de réflexion débattant d’un sujet donné selon le point de vue de l’auteur. Contrairement à l’étude, l’essai peut être polémique ou partisan. C’est un genre littéraire qui se prête bien à la réflexion philosophique, mais il y a également des essais dans d’autres domaines : essais historiques, essais scientifiques, essais politiques, etc. » Le terme « essai » est dérivé du latin exagium, un poids ou appareil de mesure. Celui qui a rendu célèbre le genre des essais, c’est Michel de Montaigne au XVIe siècle avec son livre au titre clair : Essais. Il aborde de nombreux sujets d’étude d’un point de vue strictement personnel, décrivant dans le détail ses propres sensations, perceptions et même ses maladies. Ainsi, le but de l’essai est une prise de parole, où celui ou celle qui écrit fait connaître profondément sa pensée d’un point de vue très personnel. Du côté des femmes, qu’en est-il ? Que retiendrai-je comme essais ?

À prime abord, je trouve difficile de répertorier des ouvrages qui pourraient s’inscrire dans la catégorie essai : sont-ils plutôt autobiographiques ou tout simplement des oeuvres de recherche scientifique ? Malgré mon incertitude, j’ai choisi quatre ouvrages très récents qui débattent d’un sujet donné, où le point de vue de l’auteure est clairement énoncé : Annie Ernaux, Les années, Paris, Gallimard, 2008 ; Ivone Gebara, Les eaux de mon puits, Bierges (Belgique), Éditions Mols, 2003 ; Rose Dufour, Je vous salue…, Sainte-Foy (Québec), Éditions Multimondes, 2005 ;  Julia Kristeva, Thérèse mon amour, Paris, Fayard, 2007.

J’ai puisé largement dans les oeuvres nommées pour mettre en valeur surtout deux aspects : le sujet choisi et comment les auteures parlent à partir d’expériences, soit la leur et celles d’autres femmes.

Sur un sujet précis

L’essai permet d’entreprendre une trajectoire bien balisée sur un sujet choisi et qui tient à coeur à la personne auteure.

La liberté

Ivone Gebara annonce déjà en sous-titre son sujet d’élection : « Réflexions sur des expériences de liberté ». Elle dévoile avec intensité son cheminement personnel dans la conquête de la liberté. « Penser et vivre la liberté, voilà un défi et une angoisse qui font partie de ma vie, je crois, depuis mon enfance, mais comment en rendre compte ? Au fond la question qui se présentait était de penser ma liberté en rapport à des expériences de ma vie et de celles de proches. » (Gebara, 21-22) Cependant, elle avoue d’entrée de jeu qu’elle n’a pas « l’intention d’écrire un traité sur la liberté » (p. 29), car ce qui lui importe c’est d’inscrire de façon concrète la liberté dans son existence personnelle.

Le temps qui passe

Annie Ernaux, déjà bien connue pour ses ouvrages basés sur des événements personnels de sa vie, donne à ressentir le passage des années dans une chronique de cinquante années, de l’après-guerre jusqu’à nos jours. Elle s’alimente de photos et de souvenirs qui lui permettent de reconstituer autant des faits divers, d’observations quotidiennes que des étapes importantes de sa vie. Elle parle d’elle à la troisième personne. Ce qui a le plus changé en elle, c’est sa perception du temps, c’est-à-dire sa situation à elle dans le temps. Ainsi elle constate avec étonnement que, lorsqu’on lui faisait faire une dictée de Colette, celle-ci était vivante – et que sa grand-mère, qui avait douze ans quand Victor Hugo est mort, a dû profiter du jour de congé accordé pour les funérailles (mais elle devait déjà travailler aux champs). Et alors que s’accroît la distance qui la sépare de la perte de ses parents, vingt et quarante ans, et que rien dans sa manière de vivre et de penser ne ressemble à la leur – elle les ferait « se retourner dans la tombe » –, elle a l’impression de se rapprocher d’eux. (Ernaux,  236) Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais. (Ernaux, dernière phrase du livre, 242)

La prostitution

Rose Dufour a mené une enquête auprès de 20 femmes qui en sont venues à se prostituer, ainsi qu’auprès de 64 clients et 2 proxénètes ; elle en donne d’une façon éloquente les résultats très significatifs. La pratique de la prostitution implique des activités sexuelles avec plusieurs hommes différents, des hommes pour lesquels les femmes n’éprouvent pas de sentiment amoureux, des hommes qui eux non plus ne sont pas dans une relation amoureuse avec elles, des hommes qui les paient pour les toucher, qui les utilisent à leurs fins. (Dufour,  415)

La mystique

Julia Kristeva, psychanalyste athée, a été attirée à se mettre à l’écoute de Thérèse d’Avila, la carmélite espagnole du XVIe siècle. Oui, on peut dire qu’elle place « Sainte Thérèse sur le divan », comme l’a titré Le Nouvel Observateur du 22 mai 2008. Dans son ouvrage de 750 pages qui est exubérant et très vibrant, l’auteure donne sa perception de la mystique. « Tandis que, pour la foi canonique, toute âme est divine et immortelle du fait même de son appartenance au divin, j’appelle « mystique » une expérience psychosomatique qui révèle les secrets érotiques de cette foi dans une parole qu’elle construit, ou qu’elle refuse en silence. Dans l’expérience mystique, une extraordinaire union se réalise, du vivant même de l’être parlant, entre son âme et son Dieu, le fini épousant l’infini pour accomplir son éternité véritable, « seule avec Dieu », au sens le plus immédiat et intime de l’incarnation et de l’inhabitation réussies. » (p. 50)

Il s’agit de sujets précis où les femmes se retrouvent dans le quotidien à la découverte de leur vécu personnel. Elles se sentent à l’aise dans l’observation des simples gestes et faits divers de la vie. Elles tentent ainsi de sentir leur incarnation, approfondissent leur vécu, et elles aiment à partager ce qui habite les heures et les jours.

Importance de l’expérience

Que de fois j’ai écrit sur l’expérience, sur la nécessité pour les femmes de s’approprier leurs expériences, de les intégrer à la théologie qui se fait, à la vie de l’Église pour rétablir la justice et réussir la communion ! Les femmes auteures des essais retenus font largement état de leurs expériences. Pour certaines, de leur expérience personnelle, pour d’autres de celle-ci et de celles des autres.

La sienne

Ivone Gebara écrit tout son texte au « je », puisque le but de son ouvrage est de faire connaître ses réflexions sur des expériences de liberté. Le décryptage de son expérience y tient une grande place. « J’ai actuellement cinquante-sept ans. La partie la plus importante de ma vie, du moins quantitativement, constitue maintenant mon passé. Puisant dans mes souvenirs de rencontres, d’études, d’amitiés et de lectures, de voyages, de mes joies et de mes souffrances je tenterai de retracer par la mémoire et réflexion quelques sentiers que j’ai fréquentés à la recherche de liberté. » (Gebara, 23) « Après avoir cerné quelques contours de mon moi intérieur, je me rends compte que je suis déjà en train de cerner ce que veut dire : penser à partir de l’expérience. Je me propose de penser et d’écrire à partir de l’expérience que j’aimerais limiter à cet aspect fondamental de toute existence humaine qu’est la liberté. Je voudrais que cette réflexion soit dans la mesure du possible lucide par rapport à moi-même et au monde dans lequel je vis. » (49-50)

Annie Ernaux ne manque pas d’intervenir amplement à partir des faits vécus par elle-même qu’elle désigne à la troisième personne : sa mise à la retraite, qui avait signifié pendant si longtemps l’extrême limite de son imagination de l’avenir, comme, plus tôt, la ménopause. Du jour au lendemain les cours rédigés, les notes de lecture pour les préparer n’ont plus servi à rien. Faute d’emploi, le langage savant acquis pour expliquer les textes s’est effacé en elle – obligée, quand elle cherche sans la retrouver la dénomination d’une figure de style, de convenir comme sa mère le faisait à propos d’une fleur dont le nom lui échappait, « je l’ai su ». (Ernaux, 234)

Ce ne sera pas un travail de remémoration, tel qu’on l’entend généralement, visant à la mise en récit d’une vie, à une explication de soi. Elle ne regardera en elle-même que pour y retrouver le monde, la mémoire et l’imaginaire des jours passés du monde, saisir le changement des idées, des croyances et de la sensibilité, la transformation des personnes et du sujet, qu’elle a connus et qui ne sont rien, peut-être, auprès de ceux qu’auront connus sa petite-fille et tous les vivants en 2070. Traquer des sensations déjà là, encore sans nom, comme celle qui la fait écrire. (Ernaux, 239-240)

Rose Dufour montre que pour faire son travail de recherche de façon sensible, elle se doit de recourir à ses propres expériences.  Ainsi, elle réussira à trouver le sens profond de ses entretiens. « Pour être en mesure de mener ces entretiens, de réaliser cette action-recherche, j’ai intégré la femme, la mère et la grand-mère, l’épouse sexuée et l’amie à la chercheuse que je suis et je me suis investie dans une relation interpersonnelle sincère, authentique et entière. Alors, il n’y a plus de chercheuse ni de répondante à une étude, il y a deux personnes en quête d’un meilleur être pour l’une d’elles mais qui se transforment toutes les deux. » (Dufour, 25-26)

Julia Kristeva a fait la découverte de Thérèse d’Avila, de son corps qui jouit tel que représenté dans la sculpture du Bernin, la Transverbération, « un corps passionné et amoureux comme celui de David, d’Esther ou de la sulamite du Cantique des Cantiques ». (Kristeva, 16) Et l’auteure se lance dans l’aventure de la connaître : « […] la sainte, je ne la partagerai avec personne. Je me la garde.  C’est la colocataire de mes nuits sous-marines, elle s’appelle Thérèse d¹Avila. » (Kristeva, 18) et de mêler sa propre vie amoureuse à sa compréhension bouillonnante et exubérante de Thérèse.

Celle des autres

L’expérience personnelle de chaque auteure l’entraîne à découvrir celle des autres. Les chemins se croisent et s’éprouvent dans une reconnaissance de ce qui s’exprime et se révèle souvent de manière étonnante. Dans Je vous salue…, Rose Dufour exprime de façon émouvante ses remerciements aux femmes qu’elle a rencontrées : « J’ai vu votre beauté, votre grandeur et votre noblesse, votre vraie nature. »(p. X) Lors de sa recherche, Rose Dufour a manifesté beaucoup de bienveillance pour toutes les personnes rencontrées, femmes, clients, proxénètes. Au sujet des prostituées, elle signale comment ses entrevues ont eu « un effet structurant lié au schéma d’entretien et au type de relation établi entre la participante et la chercheuse ». (p. 384) Elle remarque comment les résultats de son enquête soulignent la compétence des femmes à se prendre elles-mêmes en charge lorsque l’intervention les place ni dans un rapport hiérarchique, ni dans un rapport de dépendance, mais les respecte en les positionnant dans une relation d’interdépendance et les soutient dans leur capacité à s’occuper d¹elles-mêmes. » (Dufour, 384-385)

Quant à elle, Julia Kristeva s’émerveille devant le sujet de sa lecture, elle n’en revient tout simplement pas. « Thérèse, telle que je la lisais, parvenait, en s’extasiant et en vivant ses extases, non seulement à souffrir et à jouir corps et âme, mais aussi à se guérir (ou presque) de ses plus gros symptômes : anorexie, langueur, insomnies, syncopes (desmayos), épilepsie, gota coral et mal de corazon, paralysie, étranges saignements et affreuses migraines. Mieux encore, elle devait réussir à imposer sa politique à celle de l’Église en réformant l’ordre du Carmel. » [Kristeva, 20) « Votre exploit fut donc bien davantage que de jouir, de le dire : de l’écrire. Bien plus qu’un cas, Lacan a vu en vous une exploratrice hardie de cette altérité désirée et désirante, longtemps appelée le divin et à l’oeuvre, selon les psychanalystes, chez tous les humains, non croyants et croyants, dès qu’ils parlent ou se taisent. » (Kristeva, 88)

Une fois de plus, la référence aux expériences est devenue importante et caractéristique de l’écriture des femmes. La mise en évidence des expériences devient pour les femmes un stimulant pour la conquête de leur autonomie et leur accomplissement en toute fierté. Ce parcours de quelques essais écrits par des femmes a permis de saisir leur sujet d’intérêt et de décrypter la référence à leurs expériences comme un catalyseur pour aller plus loin dans l’affirmation d’elles-mêmes. Les voies sont multiples et le discernement demeure essentiel pour toute avancée. « Avoir choisi d’être « soeur » est sans doute une façon de délimiter ma perception de la vie et le rapport au vécu et au non vécu de ce qu’on appelle liberté. Mon identité va au-delà d’une situation choisie dans le passé ; les stéréotypes, souvent fondés sur certains comportements qui ont été réels, ne sont plus que des clichés et je peux affirmer que je n’ai jamais renoncé à ma liberté ni à la liberté comme valeur pour toutes les vies humaines.  Et ceci à l’intérieur même de l¹institution religieuse ! » (Gebara,  44)

Post-scriptum : Il aurait été intéressant de scruter deux autres ouvrages, mais le temps manquait et le texte se serait allongé. Je vous en indique toutefois les titres, au cas où vous aimeriez prolonger cette réflexion : sur la viellesse, Aline Charles, Quand devient-on vieille ?  Femmes, âge et travail au Québec 1940-1980, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2007 ; sur l’identité, Diane Lamoureux et Micheline Labelle, dans Du tricoté serré au métissé serré ?  Québec, Presses de l’Université Laval, 2008.