MES MUSES

MES MUSES Christine

Lemaire, Bonne Nouv’ailes

J’aime beaucoup lire des biographies ou écouter des entrevues d’écrivaines et d’écrivains. Ayant toujours rêvé d’écrire, ces rencontres me stimulent et m’inspirent ; elles me font réfléchir et rêver. Au premier abord, je me préoccupe assez peu de savoir si la personne qui m’intéresse est un homme ou une femme. Pourtant, au fil des années, je reviens sans cesse aux parcours de quelques femmes, qui me guident comme des mères et dans lesquelles je voudrais tant me reconnaître. Qu’elles soient romancières ou essayistes, auteures de littérature « populaire » ou historiennes, m’importe peu ; je puise dans leur expérience ce que j’ai besoin d’y puiser en fonction de ce qu’elles ont à m’offrir. Je vous présente sans façon les confidences et réflexions bien personnelles d’une amoureuse des écrivaines et de leurs œuvres.

Double vie

D’abord, il y a celles qui ont mené une double vie, presque toute leur vie. Celles qui n’avaient pas de place pour l’écriture dans un quotidien beaucoup trop chargé d’autre chose ou un milieu plus ou moins hostile à la création féminine. Commençons par la doyenne de mon Panthéon personnel, Jane Austen (1775-1817), qui a créé dans son œuvre une « synthèse entre le roman psychologique et le roman de mœurs »1, donnant ainsi naissance au roman moderne. Pour elle, l’écriture n’a longtemps été qu’un beau passe-temps sans conséquence ; elle divertissait les membres de sa famille en leur lisant ses histoires comme d’autres jeunes filles chantaient ou jouaient du piano.

Jane Austen écrivait en plein brouhaha dans la grande salle familiale, obligée d’interrompre son travail à la première visite. Dans la maison de Chawton2 que l’écrivaine  a habitée de 1809 à 1817,  la table sur laquelle elle posait son écritoire3 se trouve dans un coin ensoleillé de la pièce ; elle est minuscule. Un film récent4 la représente en train d’écrire aux premières lueurs de l’aube, nous faisant penser qu’elle y avait mis toute la nuit. Jane Austen a placé l’écriture dans sa vie, comme une huître accueille un grain de sable dans sa coquille.

Beaucoup d’écrivaines célèbres ont eu un tel rapport avec l’écriture. Les exemples abondent : dans son livre La force des choses5, Simone de Beauvoir rapporte avec admiration que Han Suyin « vit à Singapour et de neuf heures du matin à cinq heures du soir, chaque jour, elle soigne des femmes chinoises ; (elle est médecin gynécologue) ; puis elle rentre en auto chez elle et elle écrit. ».

J’ai lu un article au sujet de Diana Gabaldon6, auteure de la très populaire série Le chardon et le tartan, où elle raconte qu’un jour, son mari s’étant assis devant son ordinateur, y avait découvert de nombreux fichiers portant le nom « Jamie ». Celui-ci s’était aussitôt senti trompé. Peut-être l’était-il un peu, si l’on considère le charme immense de ce personnage !

Pour ces quelques femmes devenues célèbres par cette écriture de coin de table, de coin de journée et de coin de vie, combien d’autres sont encore assises à la fin du jour, après que le travail soit accompli, les enfants couchés, la maison rangée et écrivent comme on s’enfonce dans un bain moussant : pour le plaisir, pour la détente !

Comme un homme

Il y a celles qui revendiquent haut et fort leur statut d’écrivaine et qui se battent à mains nues pour le conquérir. Celles qui, puisqu’il le faut, décident d’écrire « comme un homme ». Je pense à Françoise Giroud qui a passé plusieurs années de sa vie à la rédaction de L’Express. Avec son sens de la phrase bien tournée, Giroud a dit un jour : « La grande différence entre les hommes et les femmes, c’est que les hommes ont des femmes et que les femmes n’en ont pas. »7  Je pense sincèrement qu’elle a énoncé là une vérité préalable à la fameuse « chambre à soi » qu’avait souhaité Virginia Woolf. Pour sa part, Françoise Giroud s’en est assez bien tirée, puisqu’elle s’est trouvée une femme, en la personne de sa propre mère qui a tenu sa maison et élevé ses enfants.

Sartre aussi avait sa mère qui devait bien câliner son petit Jean-Paul, comme il le raconte si bien dans Les mots (1964). Simone, elle, n’avait personne.  Je lisais dernièrement que rien ne prédisposait Simone de Beauvoir à écrire la première bible du féminisme moderne8. Pour ma part, je soupçonne cette situation bien injuste d’en être l’origine. Tandis que Jean-Paul écrivait le matin en robe de chambre, pendant que sa maman lui servait son café au lait et repassait son pantalon, Simone, elle, écrivait dans sa petite chambre d’hôtel et réussissait à rassembler tout son avoir dans une brouette qu’elle pouvait déménager à volonté9. Les mauvaises langues disaient que Beauvoir avait des vêtements un peu défraîchis et qu’elle sentait souvent mauvais. La phrase de Françoise Giroud vient sans doute expliquer cette situation… Écrire dans les  cafés n’avait certainement pas la même signification pour elle que pour lui…

Quant à Benoîte Groult, c’est le mouvement féministe qui l’a supportée et fait monter à l’écriture comme on monte aux barricades. C’est en protestant qu’elle est devenue célèbre ; c’est en criant à l’injustice. Son livre Ainsi soit-elle (1972) n’est certes pas aussi marquant dans l’histoire de la littérature que le Deuxième sexe, mais dans les années 1970, il a fait des ravages à cause de son franc parler. Benoîte Groult a aussi réussi à révéler la multiplicité du féminin, grâce à sa collaboration avec sa sœur Flora : « à quatre mains », elles ont admirablement réussi à décrire ce qui lie et différencie une certaine soumission et la rébellion, sans jamais verser dans le stéréotype, avec nuance et respect.10

En tension

Il y a celles qui au sein même de leur vie, sont en constante tension entre leur vocation d’écrivaine et un autre métier, souvent celui de mère. Ma rencontre avec Nancy Huston est récente, mais aussi fulgurante qu’un coup de foudre. Dans La Virevolte (1994), l’auteure décrit avec précision cette tension entre deux vocations : celle de danseuse professionnelle et celle de mère. Les exigences de la danse moderne faisant en sorte qu’on  ne puisse pas remettre une telle carrière à plus tard – comme on pourrait le faire pour l’écriture — l’héroïne quitte mari et enfants pour s’adonner pleinement à son art. Ce geste est un arrachement de tous les instants ; il a cependant sa part de bonheur intense… et son prix.

Simonne Monet-Chartrand elle, a vécu cette tension plus modestement, au quotidien. Avec ses 7 enfants, elle a tenu maison dans une relative précarité économique. C’est le besoin qui a justifié ses activités d’auteure. Elle est devenue recherchiste et essayiste. Elle raconte dans son autobiographie11 comment elle coupait court aux tâches ménagères afin de pouvoir écrire. Elle ne repassait jamais les draps, geste impie dans les belles années d’avant le perma press. Quand je préfère lire plutôt que d’épousseter, quand je fais subrepticement disparaître les plus grosses taches sur le plancher de la cuisine, c’est toujours à elle que je pense. Cet équilibre instable, fragile et laborieux, Elizabeth Cady Stanton (1815-1902) l’a décrit avec éloquence : « Mon esprit est tout entier au travail, mais – et c’est un gros mais – mes mains appartiennent à ma famille »12. En une phrase, elle a pu exprimer toute la tension d’une vie de femme.

Ces écrivaines résistent afin de pouvoir s’adonner pleinement à l’écriture. Une seule d’entre elles a résisté à l’écriture elle-même, et ce n’est pas la moindre. Colette est entrée en écriture comme on entre en prison. Son mari Willy la séquestrait dans leur petit appartement afin qu’elle écrive la série des Claudine13. Ce n’est peut-être pas étonnant qu’elle ait délaissé l’écriture dès leur séparation pour se consacrer à la danse et au music hall. À un âge plus avancé, elle a même fondé un institut de beauté qui n’a jamais pu attirer d’autres femmes que ses lectrices. C’était toujours la nécessité qui la faisait revenir à l’écriture. Son grand talent faisait en sorte qu’elle était toujours attendue. Mais son rêve, c’était de ne plus avoir besoin d’écrire.

L’écriture salvatrice

Il y a celles pour qui l’écriture est une véritable thérapie. La première qui me vient en tête est évidemment Marie Cardinal dont Les mots pour le dire (1975), dans lequel elle raconte son expérience de la psychanalyse, a été une aide précieuse pour tant de femmes. Cette femme magnifique au parler rond et guttural a écrit comme on se sauve, comme on se creuse, comme on se perd et comme on se retrouve une fois s’être perdue.

Plus près de nous, Nelly Arcan a adopté cette même démarche dans ses deux premiers livres : Putain (2001) et Folle (2004).  Dans Folle, une longue lettre destinée à l’homme qui l’a laissée, elle analyse ce qui lui semble  le cœur de la différence entre la place de l’écriture dans leurs vies respectives : «  Pour toi écrire voulait dire surprendre tout le monde par des idées nouvelles sur des sujets tabous … (p.167)  Chez moi écrire voulait dire ouvrir la faille, écrire était trahir ; c’était écrire ce qui rate, l’histoire des cicatrices, le sort du monde quand le monde est détruit. » (p. 168).

Les « grandes dames »

Enfin, il y a celles qui se fondent dans l’écriture, celles qui la revêtent comme un manteau, celle que l’écriture rend  élégantes, les grandes dames.  Ici, pas de tension apparente, mais une maîtrise, une harmonie dans les rôles, une simplicité, une parfaite aisance.

Ma passion des écrivaines n’a jamais été plus assouvie que dans le bureau ensoleillé de Marguerite Yourcenar, dans sa maison toute simple appelée Petite Plaisance14.. En entendant raconter la vie quotidienne de l’écrivaine, où l’écriture ne semblait avoir aucune place attitrée, j’ai demandé à notre guide qui l’avait bien connue, à quel moment de la journée elle écrivait. La dame nous a alors raconté qu’un jour, elle avait posé la même question à celle que l’on appelait Madame. Yourcenar est devenue grave et s’est arrêtée. Elle a planté son regard dans celui de son interlocutrice et a dit : « Mais je travaille TOUT LE TEMPS ! » Marguerite Yourcenar disait aussi qu’elle n’allait dans son bureau que pour « se vider ». Car en préparant un pain, allant chez l’épicier, cultivant son jardin, conversant avec un ami pêcheur ou écoutant de la musique, elle tournait sans relâche une phrase dans un coin de sa tête. C’est joli, mais en toute justice, nous ne devons pas oublier qu’elle aussi a eu une femme dans sa vie : Grace Frick.

De ces femmes qui sont parvenues, jamais sans mal et souvent dans leur vieillesse, à cet ultime équilibre entre la littérature et le quotidien, je viens puiser savoir et inspiration. George Sand, Marguerite Duras aimaient cuisiner, recevoir et jardiner. Anne Hébert a eu ce port aristocratique des grandes dames, même si cette Parisienne d’adoption avait me semble-t-il un rapport plus masculin avec son métier. Et, parmi les vivantes, Marie Laberge, avec sa tignasse naturelle, son élégance racée et sa sensualité, me fait admirer cette grâce des femmes qui écrivent.

Mais à ma connaissance,  personne n’a mieux parlé de cette harmonie entre l’écriture et le domestique que Anne Lindberg dans un livre que j’ai lu et relu : Solitude face à la mer (1956). Dans les années 1950, l’écrivaine se retrouve sur une île, en vacance au bord de la mer. Ses réflexions sur la vie des femmes côtoient la simplicité des tâches domestiques — réduites à leur plus simple expression –, l’amitié entre femmes et l’écriture… Annie Leclerc a aussi des chapitres lumineux à ce sujet dans le livre qui l’a rendue célèbre : Parole de femmes (1974).

La table de cuisine

Il m’a toujours semblé que les femmes ont eu avec l’écriture un rapport particulier. Il ne saurait être question de prétendre que les hommes n’ont jamais eu à mettre l’écriture en marge de leur vie pour arriver à la gagner. Stendhal, Claudel, Gary et bien d’autres ont été diplomates. Malraux a fait de la politique, Jacques Ferron était médecin, Daniel Pennac a enseigné toute sa vie. Il est rare qu’un individu, qu’il soit homme ou femme, puisse vivre de sa plume. Cependant, j’oserais affirmer que les prétentions littéraires (ainsi qu’on qualifie le besoin d’écrire avant que vienne le succès), sont considérées plus nobles chez les hommes. Cela a certainement été vrai dans les années passées et je me demande si cela ne l’est pas toujours.

Les femmes ont une obligation de présence au monde. Il y a sans doute des exceptions, mais il me semble qu’il ne leur viendrait jamais à l’idée de faire comme Simenon par exemple, qui se barricadait des jours durant dans une chambre, suant sang et eau, ne mangeant ni ne buvant (je parierais que lui aussi devait bien avoir une femme qui lui faisait un petit plateau de victuailles qu’elle laissait devant sa porte), jusqu’à ce que l’Oeuvre soit terminée15. Une femme est appelée ailleurs et cette envolée vers un autre monde, si elle se fait en esprit, ne peut se faire dans la vie concrète. Nous sommes des cerfs volants.

Pour bien des écrivaines, la table de cuisine a donc été le premier lieu d’écriture. Que l’on pense à J.K. Rolling qui a mis trois années (dont un dernier six mois d’écriture dans des conditions économiques très difficiles) à peaufiner son premier Harry Potter, ou à Anna Gavalda qui « a deux enfants très mignons et écrit quand ils sont à l’école 16 ». De mémoire de lectrice avide de la vie des gens qui écrivent, je n’ai jamais entendu parler d’un homme qui avait écrit une grande œuvre à sa table de cuisine17. Les femmes semblent avoir moins de réticence à écrire là où la vie bat son plein, probablement parce qu’il faut surveiller les pommes de terres en train de bouillir ou une sauce à spaghetti en train de frémir. « Une chambre à soi », comme le revendique si justement Virginia Woolf, est un luxe qu’elles finissent par conquérir lorsqu’elles sont enfin prises au sérieux.

Si je suis si sensible à cette particularité, c’est sans doute que j’ai vu ma mère écrire à cette table-là, rêvant elle aussi d’atteindre cette chose grave et précieuse : un livre. Si je m’abreuve abondamment de la vie des écrivaines pour soutenir ma quête, c’est d’elle, au départ, que m’a été transmis ce rêve. Dans la longue liste de mes muses, elle gardera toujours la première place.

Quant à mes « prétentions », je les voudrais bien aussi audacieuses que celles de Nelly Arcan : « Mais ne vous en faites pas pour moi, j’écrirai jusqu’à grandir enfin, jusqu’à rejoindre celles que je n’ose pas lire.18 » Mais, comme moi j’ose, je sais bien que j’aurai beau faire, des phrases aussi maîtrisée et lumineuses que : « Une bouffée d’acacia entra, si distincte, si active, qu’ils se retournèrent tous les deux comme pour la voir marcher.19 », non vraiment, je ne saurai jamais en écrire…

1. Bollman, S. « La lutte avec l’ange », Adler, Laure et Stefan Bollman. Les femmes qui écrivent vivent dangereusement. Paris, Flammarion, 2007, p. 22.
2. Cette maison est devenue le musée Jane Austen.
3. L’écritoire se trouve quant à lui à la British Library de Londres.
4. Jarrold, Julian. Becoming Jane. UK, 2007.
5. Beauvoir, Simone de. La force des choses II. Paris, Gallimard, Folio no 765, 1963, 508 p. 231.
6. Millot, Pascale. « Le chardon et le tartan… et Diana Gabaldon ». Châtelaine, septembre 2002, p 19
7. Ockrent, Christine. Françoise Giroud, une ambition française. Paris, Fayard, 2003, p. 220.
8. Citation de Danielle Sallevave. Melançon, Louise. « L’icône ambiguë ». L’autre Parole, no 118, été 2008, p. 31.
9. Bair, Deirdre. Simone de Beauvoir. Paris, Fayard, 1991 (1990), 818 p.
10. Journal à quatre mains (1962), Le féminin pluriel (1965), Il était deux fois (1968).
11. Monet-Chartrand. Ma vie comme rivière. 4 tomes (1981 à 1992).
12. Gratton, Marie. « Elizabeth Cady Stanton, 1815-1902 » in Roy, MA et Lafortune, A. Mémoires d’elles ; fragments de vies et de spiritualités de femmes. Montréal, Mediapaul, 1999. p 228.
13. Sarde, Michèle. Colette, libre et entravée. Paris, Stock, 1978, 484 p.
14. Northeast Harbour, Maine. Pour ce qui suit, on pourra retrouver à peu près les mêmes propos dans la biographie de l’écrivaine : Savigneau, Josyane. Marguerite Yourcenar. Paris, Gallimard NRF, 1990..
15. Eskin, Stanley. Simenon : une biographie. Montréal, Éd. Presses de la cité/Libre Expression, 1991 (1987), 335 p.
16. Mentionné en jaquette de son livre : Ensemble, c’est tout. Paris, Le Dilettante, 2004, 604 p.
17. Pour les stéréotypes, j’ai lu il y a plusieurs années dans la revue Lire, le cas d’un écrivain (j’ai malheureusement oublié son nom) qui écrit dans son garage, à côté de son établi et des vélos de la famille !
18. Putain, p. 18.
19. Colette, Chéri. Fayard, Le livre de poche, 1920, p. 37