FÉMINISME ET ALTERMONDIALISME. UN RÉCIT DE VOYAGE

FÉMINISME ET ALTERMONDIALISME. UN RÉCIT DE VOYAGE
Denise Couture, Bonne Nouv’aile

De l’enthousiasme

Avant de partir pour le Kenya, je m’étais informée du taux de participation des féministes dans les forums sociaux mondiaux. Selon une enquête réalisée au cinquième forum, tenu à Porto Alegre en 2005, 7,3 % des personnes participantes disaient provenir de mouvements féministes1. Je ne peux vérifier la proportion de cette présence au Forum social mondial de Nairobi auquel j’ai participé en janvier 2007, mais il fut probablement en effet d’un peu moins de dix pour cent. J’assistai à un atelier animé par une collective féministe et interspirituelle basée en Inde. La présentatrice raconta qu’on lui avait demandé de répondre à la question : comment le Forum social mondial peut-il contribuer à votre groupe ?  Elle suggéra de renverser l’interrogation et nous la retourna : « Comment pouvons-nous contribuer au Forum social mondial ? Que peut lui apporter le mouvement féministe ? » Ce retournement plaçait l’auditoire dans la position d’actrices du changement et c’était précisément ce que visait l’animatrice. Pour elle, les mouvements féministes proposent de nouvelles manières de vivre concrètement au quotidien et préparent ainsi positivement un autre monde possible. Ils nous changent nous-mêmes comme individus et communautés et cela est un moyen de transformer la société. Les femmes du groupe venaient tout juste de se rencontrer pendant trois jours et leur atelier consistait à présenter l’élan dans lequel elle se trouvait alors sur le plan de la création de nouvelles relations entre elles, avec la Terre et aux autres. Je me suis sentie pleine d’énergie et d’espérance au moment de la rencontre avec cette collective. Ses manières de faire ressemblaient à celles des groupes auxquels j’appartiens et dont j’ai appris ce que je sais et ce que je fais du féminisme. Je me sentais chez moi et, encore davantage, quand nous fûmes interrompues par un chant de ralliement en espagnol.  Il s’agissait d’une manifestation de femmes africaines provenant de différents pays qui arboraient une large bannière dont le logo m’apparut tout de suite familier. On y lisait Marcha mundial de las mujeres (La marche mondiale des femmes). Quel bonheur de nous laisser arrêter par ces femmes ! Quelle joie de ressentir l’espérance féministe au sein d’une solidarité dans la diversité !

Les remises en question

Mon récit de voyage est jusqu’ici bien idyllique, mais attendez de prendre connaissance de la suite, qui ne l’est pas.

Nous circulons dans un autobus jaune dont les bancs ont été rapprochés les uns des autres pour en augmenter la capacité, ce qui ne me contrarie pas trop, mais quand même un peu. Le collègue professeur de théologie chrétienne à l’Université de Toronto qui m’accompagne mesure bien six pieds, lui, et il se tord les genoux et les hanches, parce que le chemin sur lequel nous roulons est raboteux, mais pourtant il se donne l’air de dire que tout va pour le mieux.  L’autobus est bondé et nous nous rendons à Kabira, un quartier de Nairobi. C’est que lors du même périple, j’ai participé au deuxième Forum mondial théologie et libération organisé par une coalition de groupes de théologiens de la libération (surtout des théologiens, peu de théologiennes) d’Amérique latine et du Tiers monde. Les organisateurs du forum de théologie considèrent que le sentiment d’indignation devant la pauvreté et les injustices fait partie intégrante de la démarche de la théologie de la libération. Ils ont voulu qu’une des journées du forum soit consacrée à des rencontres avec des communautés engagées sur le terrain. J’ai choisi la visite organisée par une paroisse catholique d’un des plus grands et des plus terribles bidonvilles d’Afrique. À Nairobi, près de la moitié de la population de cinq millions habitent dans des bidonvilles, une situation intolérable ! Deux remises en question m’attendaient et elles m’ont touchée durablement.

Une Église pro-vie

Les cent premiers pas à Kabira furent les plus difficiles. Comment retenir mes larmes ? Comment vivre le choc des conditions inhumaines que je n’aurais pu imaginer ? Heureusement, un collègue théologien qui travaille dans des bidonvilles au Brésil me tenait compagnie et m’expliquait les tenants et les aboutissants d’une vie qu’il connaît bien. Il a suggéré à quelques reprises que nous gardions le silence pour vivre un moment sacré. Deux facteurs rendent Kabira particulièrement terrible. Il n’y a pas d’égout. Les gens n’arrivent pas à augmenter leur condition de vie, en agrandissant leur case ou en consolidant leur maigre avoir, à cause d’une surpopulation chronique. De retour sur les bancs de la conférence, les théologiennes africaines ont expliqué que le mythe d’une meilleure vie en ville persistait au Kenya, envers et contre tout, qu’il y avait urgence de le briser, car un grand nombre de personnes qui arrivent en ville aboutissent dans un bidonville.

Notre visite à Kabira était organisée par une Église qui œuvre sur place et qui constitue l’unique ressource d’aide pour les gens. On nous avait dit qu’il ne serait pas hasardeux de marcher dans la ville si nous demeurions groupés et si nous suivions les guides. Huit adolescents de Kabira nous accompagnaient. Ils nous encadraient. Ce n’est que vers la fin de notre marche que je remarquai les écritures qui crevaient pourtant les yeux tracés en grosses lettres blanches sur leur chandail couleur rouge vif. Il s’agissait de slogans pro-vie ! Les questions se bousculèrent dans ma tête. La position antiavortement répond-elle aux besoins des filles et des femmes de Kabira ? Qu’est-ce qui motive une Église de se présenter instamment comme militante pro-vie à Kabira ? D’où proviennent ses subsides ? Je n’avais pas trouvé de réponse quand, dans le sous-sol de l’Église, pour conclure la visite, un groupe de fillettes nous fit une présentation théâtrale. Elles entonnèrent des chansonnettes antisexe et antiavortement. Je ne savais plus que penser.

Pour appliquer la méthode de la théologie féministe, des collègues canadiennes et moi décidâmes de suspendre notre jugement et, à la prochaine occasion qui se présenterait à nous, de demander à des théologiennes africaines comment elles analysent cette situation. La méthode féministe invite à partir d’en bas, de l’expérience des femmes concrètes, situées, localisées, à éviter de porter des jugements par le moyen du regard en surplomb qui permet toutes les généralisations. L’intensité de nos émotions nous demandait de mettre en œuvre cet art de faire avec la plus grande rigueur. Ce n’est que quelques jours plus tard, au banquet offert par le Forum, autour de la table, que nous pûmes poser notre question aux théologiennes africaines. L’enjeu pro-vie leur apparut bien secondaire par rapport à celui autrement plus grave du caractère inacceptable de l’existence de Kabira. D’ailleurs, ont-elles dit, cessez d’employer le mot bidonvilles (slums), un terme péjoratif qui dévalue les personnes qui habitent ces quartiers. Cessez de voir les personnes de Kabira comme des victimes. Commencez à les considérer comme des partenaires dans une lutte solidaire à faire ensemble. Les Églises sont les seules institutions pour lesquelles les personnes de Kabira et de Korogocho existent. Votre attention tournée vers l’idéologie des Églises augmente le fait que vous considérez les personnes de ces villes comme des victimes et retarde le début d’une action solidaire. Tout ceci étant dit, cela ne signifie pas, certes, que l’on fasse l’éloge de la position pro-vie.

Un rapport aux émotions hollywoodiennes

De retour de Kabira, au Forum théologie et libération, des théologiennes et des théologiens africains ont remis en question sur le plan éthique que des Occidentaux aient visité ces quartiers. Ils ont soutenu que ces excursions risquaient de consolider les injustices. Pour ma part, j’ai comparé les émotions intenses ressenties à celles que provoque en moi un film d’action ou d’épouvante produit à Hollywood. Il est caractéristique de cette expérience de tirer du plaisir des émotions fortes, même et peut-être surtout de celles négatives, et de passer à autre chose à la fin de la représentation pour retourner à sa vie courante. Dans le contexte de Nairobi, le projet de construire une solidarité féministe m’a amenée à faire un retour critique sur une manière habituelle (hollywoodienne, occidentale) de ressentir les émotions. Quel autre rapport politique aux émotions pourrions-nous construire qui ne conduise ni à l’inaction ni à la culpabilité de l’impuissance à changer les choses ? Comment le désir d’action peut-il conduire des Occidentales à agir en vue que Kabira ne soit plus possible ? À le faire là où elles sont déjà engagées ?

Altermondialisme et féminisme

Il me plaît particulièrement dans ce texte d’avoir commencé par un récit de voyage pour terminer par une analyse des rapports entre le féminisme et l’altermondialisme, ce qui fait ressortir comment celle-ci émerge de mon expérience.

On comprend habituellement la mouvance altermondialiste comme une coalition mondiale, instable et composée d’une grande diversité de groupes d’action qui luttent contre des injustices et qui convergent en ce qui concerne la critique du néolibéralisme économique2. Ces groupes se rassemblent lors de manifestations anticapitalistes ou lors des forums sociaux régionaux ou mondiaux, dont le premier, mondial, eut lieu à Porto Alegre au Brésil en 2001 et l’un des derniers, régional, se tint à Montréal en août 2007. Il est intéressant de noter que des organisateurs de forums sociaux comprennent la mouvance altermondialiste comme une manière spécifique de vivre un engagement à transformer ce monde actuel marqué par des injustices structurelles. Comprise dans ce sens, cette mouvance apparaît comme étant beaucoup plus large que les démonstrations publiques dont on est témoin. Elle représente un processus continu qui s’étend à l’échelle mondiale de construction d’une nouvelle forme de citoyenneté radicalement démocratique. Elle crée un espace ouvert pour bâtir des convergences entre une diversité de positions « glocales », c’est-à-dire qui articulent les enjeux globaux  et locaux3.

Dans la mesure où l’on comprend ainsi les pratiques altermondialistes, on ne s’étonnera pas que des intersections aient surgi entre elles et le mouvement féministe de la seconde vague. Diane Lamoureux, professeure de sciences politiques à l’Université Laval, a identifié quelques convergences entre le féminisme et l’altermondialisme4.  Elle a noté, pour les deux, la stratégie de vivre un mode de relations non hiérarchiques entre les membres du groupe d’action. La vision égalitaire des rapports entre les humains que l’on désire rendre effective à l’échelle d’une société fait ainsi l’objet, déjà, d’un travail à l’intérieur de son propre collectif d’action. De plus, des deux côtés, on refuserait une hiérarchisation des dominations : on viserait à analyser les situations dans leur complexité en portant attention aux interrelations entre diverses formes d’oppressions.

Il y a encore un long chemin à parcourir, cependant, avant que le féminisme ne devienne une des forces significatives au sein de la mouvance altermondialiste qui n’a pas intégré l’analyse différenciée de sexe. Ceci nous ramène à la question : qu’est-ce que le féminisme peut lui apporter ?  Il y a beaucoup à faire…

1. Dorval Brunelle, « Le Forum social mondial : origine et participants », La Chronique des Amériques, no 3, (janvier 2006), p. 4.
2. Au Forum social mondial de Porto Alegre, en 2005, 67 % des participants qualifiaient le mouvement d’altermondialiste et 21 % d’antimondialiste. Voir Dorval Brunelle, op. cit., p. 4. On ne saurait subsumer les positions multiples sous une seule étiquette, surtout en ce qui concerne les forums sociaux qui se veulent des espaces ouverts.
3. Le « glocal » indique que si l’on aborde une situation dans ses dimensions locales, on a également à envisager les enjeux globaux dont elle relève et, à l’inverse, que si l’on aborde un enjeu global, on a à considérer également ses dimensions locales, c’est-à-dire l’analyser à partir de là où on a concrètement les pieds : ces deux niveaux demeurent toujours interreliés et on a à les penser ensemble. Le terme global – utilisé ici de préférence à mondial ­- signifie que l’on aborde la dimension internationale en prenant en compte la critique du néolibéralisme économique.
4. Dans l’article : Diane Lamoureux, « Le féminisme et l’altermondialisation », Recherches Féministes, Vol. 17, no 2, 2004, http://www.erudit.org/revue/rf/2004/v17/n2/012403ar.html.