FEMINISTES ET CHRETIENNES DANS L’ÉGLISE ET EN ÉGLISE ?
Louise Melançon (Sherbrooke )
II n’est pas exagéré de dire que des chrétiens et chrétiennes, jeunes et moins jeunes, vivent leur appartenance dans le malaise quand ce n’est pas dans un profond déchirement. Pour nous, féministes chrétiennes, notre souffrance vient non seulement de la prise de conscience comme baptisées d’être « le peuple de Dieu, sujet actif de la foi… » 1 dans une structure d’Église qui les fait passives, mais plus encore d’être, comme collectif, considérées menaçantes et confinées à la marge à cause de notre prise-de-parole qui remet en cause l’institution ecclésiale comme « institution patriarcale empêchant les femmes de vivre pleinement leur humanité »2.
A l’occasion du 20e anniversaire de la fin du Concile Vatican II qui sera marqué par un Synode spécial à Rome, nous pensons que le moment est favorable pour réfléchir à cette question cruciale de notre appartenance ecclésiale. Beaucoup de voix s’élèvent depuis quelques mois nous indiquant que d’autres font une telle démarche. Il convient que nous sachions comment nous situer dans cet enjeu. Mais il est encore plus important que nous en profitions pour partager nos expériences et nos réflexions afin de nourrir notre sororité en solidarité avec tous les groupes chrétiens, communautés de base et autres, qui constituent l’Église en la construisant sans cesse sous la mouvance de l’Esprit de Jésus.
1. Qu’en est-il de l’Eglise ?
1. L’Église est l’assemblée (ecclésia) des hommes et des femmes qui ont répondu, par leur foi au Christ, au projet d’alliance de Dieu avec l’humanité. Elle est donc, aux yeux de la foi, d’abord un mystère, à la façon d’un signe annonciateur : celui de la communion à venir de toute l’humanité en Dieu. Réalité collective. elle est comme « le Peuple de Dieu en marche », comme le « Corps du Christ », un réseau en train de se former. Mais, empiriquement, l’Église apparaît d’une façon plurielle : ce sont des communautés qui prennent forme dans l’histoire, dans des cultures et contextes, sociaux divers, et dont l’organisation institutionnelle relève du « provisoire »3. L’Église est donc une réalité complexe qui ne peut être réduite à sa dimension visible mais qui en même temps n’existe pas en dehors d’elle. La réalité « mystérique » de l’Église se trouve être à l’horizon de toutes ses réalisations historiques comme son instance critique. L’absolu est à l’horizon et non dans les formes institutionnelles : celles-ci sont changeantes et ne doivent pas être sacralisées au nom de ce qu’elles annoncent.
2. Aujourd’hui notre Église apparaît comme une institution dépassée pour plusieurs, comme une pierre d’achoppement pour d’autres, principalement parce qu’elle est une institution ecclésiastique dont les fonctions ministérielles obéissent à un modèle hiérarchique pyramidal. De plus en plus de croyants jugent cette forme institutionnelle de notre Église comme un obstacle à la construction de véritables communautés annonciatrices du projet de Dieu dans notre histoire de fin du XXe siècle. Alors que certains dénoncent ce fait par la parole et l’écrit et subissent la mise au ban, d’autres construisent leur communauté à partir de leur vie réelle et affrontent souvent les persécutions4. Pour nous, féministes chrétiennes, s’ajoute le fait que notre Église a aussi pris la forme d’une institution patriarcale et donc à « dominance »5 masculine. Nous sommes doublement mal à l’aise, comme laïques et comme femmes. De par notre sexe, en effet, nous sommes exclues des fonctions ministérielles (et donc de l’autorité officielle), par ailleurs, comme laïques nous sommes soumises à la hiérarchie, et donc aux hommes.
3. De l’avis de plusieurs, il serait temps que nos Églises retrouvent, leur centre de gravité, et en quelque sorte se remettent sur leurs pieds. Cela veut dire que les fonctions hiérarchiques doivent être réellement au service de la vie des communautés ; cela veut dire que tous les chrétiens et chrétiennes doivent se considérer et être considéré-e-s comme des Sujets actifs, témoins du Christ dans le monde et partie prenante dans l’élaboration de ce qui règle « la doctrine et les moeurs » ; cela veut dire que nos Églises doivent tendre à être « des communautés de disciples égaux » (coequal discipleship incommunity)6 sans discrimination ni de race, ni de statut social, ni de sexe (Ga. 3,28 : « II n’y a plus ni juif ni grec, ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme… »6
II. Qu’en est-il de notre appartenance ?
1. De par notre foi en le Dieu de Jésus-Christ dans l’Esprit – de par notre Baptême,- nous, femmes chrétiennes et féministes, appartenons d’une façon explicite à l’Église-mystère. Nous faisons partie de cette « ecclésia », de cette communauté de frères et soeurs qui, à la suite du Christ, de par l’effusion de son Esprit, se met au service du monde, « en vue du Royaume à venir ». Nous voulons nous mettre au service des femmes, de leur libération, et voulons contribuer à « la création d’une tradition nouvelle reflétant plus radicalement les prémisses du christianisme : une option fondamentale pour la liberté, la justice et l’amour. « 7
2. Le problème commence quand il s’agit de notre insertion dans notre Eglise réelle, dans nos communautés chrétiennes concrètes que sont les paroisses. Là se situe l’enjeu de notre appartenance ecclésiale. Pour la majorité d’entre nous, notre « malaise » et notre souffrance commencent là, mais avec beaucoup d’autres croyants, jeunes surtout, qui n’y retrouvent pas un lieu nourrissant et donc vivant. Certaines tenteront, parfois jusqu’au découragement, de se faire une place. D’autres maintiendront un certain lien, de type plutôt, symbolique. Pour la plupart, ce sera la recherche d’une alternative : des essais du côté des communautés de base-, ou du côté d’une réunion de femmes qui veulent partager et célébrer ensemble.8 Pour quelques-unes, L’autre Parole représente ce .lieu de partage et d’engagement où l’on se rencontre « en mémoire de… », pour se garder en lien avec la tradition chrétienne et vivre le mystère de l’Église. Mais c’est davantage à la façon de l’Église des catacombes… d ‘ une façon non reconnue, non publique, non officielle.
3. Mais qu’en est-il de notre appartenance ecclésiale quand il s’agit de l’institution ecclésiastique elle-même où les structures de type impérial et patriarcal pèsent sur nous ? N’est-il pas contradictoire de s’affirmer féministes et chrétiennes dans ce cas-là ? De toutes façons, ne sommes-nous pas exclues ? Quand on lit, dans certains discours ecclésiastiques, le jugement porté sur le féminisme, il semble que nous n’ayons pas de place dans cette institution. Devons-nous nécessairement abandonner, quitter cette Église ou y rester en renonçant à ce que nous sommes ? Je crois que nous pouvons y rester comme groupe ecclésial critique, comme groupe d’opposition, non seulement pour maintenir le conflit ouvert, mais en vue de retrouver le visage évangélique de l’Église. D’autres groupes jouent aussi ce rôle, et il en a toujours été ainsi dans l’histoire de l’Église9. Cependant, tout en étant nécessaire, cela ne fait pas vivre ; au contraire cela use beaucoup d’énergies. La contestation ne risque-t-elle pas aussi de nous enfermer dans la même logique que ce que nous contestons, celle d’une lutte de pouvoirs ? Pour éviter ce danger, ne faut-il pas appartenir à une communauté (ecclésia) comme nous l’avons dit plus haut ? Et cela, quelle qu’elle soit, et malgré ses limites ? L’Église est à construire… Nos luttes, nos essais d’alternative, nos malaises et nos souffrances aussi, sont de l’Église. C’est là notre appartenance.
Kari Borresen, théologienne norvégienne, terminait ton article un jour, en citant Érasme : « Je supporte cette Église en attendant de la voir devenir meilleure, et elle est bien forcée de me supporter en attendant que moi-même je devienne meilleur »10. Je me permets de reprendre cette affirmation autrement : « Nous supportons cette Église parce que nous travaillons à la rendre meilleure, et elle est. Bien forcée de nous supporter en attendant que nous la rendions meilleure ». Notre appartenance n’est peut-être pas un acquis, mais-en étant un défi à relever, elle est dynamique, vivante. Comme femmes, féministes et chrétiennes, nous avons notre pierre, une pierre unique, à poser dans l’édification du CORPS du Christ, c’est-à-dire de l’humanité réunie en Dieu. Du lieu de notre caractère « naturellement » profane, et donc de notre exclusion du sacré, nous disons non évangélique une Eglise qui repose sur un pouvoir sacré dit de droit divin plutôt que sur le « ministère » (service) de l’amour de Dieu dans le monde par la force de l’Esprit.
1 c. Duquoc, dans Concilium 200,1985, p.95.
2 M.-A. Roy, pour le Collectif, Qui est L’autre Parole ?
3 C. DuquDC, Des églises provisoires, Cerf, 1985.
4 Cf. les communautés de base particulièrement dans les Églises du Tiers-Monde.
5 Le pouvoir comme service (notion évangélique) et comme force de l’Esprit (Actes des Apôtres) s’est transformé en un pouvoir de type impérial avec Constantin. Mais, bien avant, le pouvoir du père dans la famille gréco-romaine avait été le modèle retenu par les communautés chrétiennes. Cf. E Fiorenza. dans la Memory of Her.
6 E. Schusster Fiorenza, op. cit. ; aussi dans Biead mot stome ; cf. G. LoMink, L’Eglise que voulait Jésus, Cerf, 19S5.
7 M.-A. Roy pour te Collectif, Qui est L’autre Parole ?
8 E. Fiorenza parle d’une « église des femmes » (wjnen-ctaeîi) foimée de celles et de ceux qui prennent partie pour les femmes dans l’Église.
9 II faut se rappeler Catherine fie Sienne, par exemple, qui, malgré son statut de femme, a contester les formes institutionnelles de son Église, ainsi que le comportement des hommes d’Église.
10 K. Borresen dans Concilium 166, p. 111.