HÉROS OU HÉROÏNES DANS LES MÉDIAS ?

HÉROS OU HÉROÏNES DANS LES MÉDIAS ?

« J’haïs les féministes ! » de Mélissa Blais*

Diane Marleau, Déborah

Ce jour-là, contrairement à mes habitudes, je m’étais rendue à la bibliothèque municipale d’un autre quartier, pour y jeter un regard sur les nouveautés quand soudain, placé à l’avant d’une rangée, un livre tout neuf a retenu mon attention. En fait, son titre m’a même fait retenir mon souffle durant quelques instants. Là, sur un livre à la couverture noire lustrée, se détachait en majuscules, dans un encadré rouge, le titre provoquant « J’HAÏS LES FÉMINISTES ! ».

Mon cœur a fait un bond, puis, en essayant de me ressaisir, en avançant comme à contre-courant, je me suis rapprochée du livre pour le regarder de plus près. Je ne sais pourquoi j’avais l’étrange impression de me retrouver devant un livre presque défendu. Je l’ai pourtant soulevé avec réticence pour en consulter la quatrième couverture… Et c’est à ce moment que j’ai compris que le titre du livre référait à la phrase prononcée par M.L. le 6 décembre 1989, durant les minutes qui ont précédé la tuerie à l’École Polytechnique.

Vingt années après l’événement de la Polytechnique, l’auteure Mélissa Blais, a voulu reprendre l’évolution des réactions à la tuerie à travers des articles de journaux montréalais, La Presse, Le Devoir, The Globe and Mail, des journaux étudiants de l’Université de Montréal tels Le Continuum et Quartier libre et aussi à travers le film Polytechnique.

Elle part de cette affirmation que les médias jouent un rôle central dans la construction de la mémoire collective. Dans sa recherche, elle a voulu trouver des explications au geste du tueur et pourquoi cet événement reste absent des livres d’histoire du Québec.

L’étude d’un corpus de 615 articles de journaux plus un ensemble connexe de documents, font dire à l’auteure que les intentions du tueur ont souvent été occultées dans les médias. Pour le démontrer, elle s’est attardée à trois périodes après la tuerie : celle qui suit immédiatement l’événement (1989-1990), celle du dixième anniversaire (1999-2000) et celle qui correspond à la sortie du film Polytechnique (2009).

En citant Julie Boudreau, Mélissa Blais nous dit que « durant la première année après le massacre, la perspective féministe représente à peine plus d’un dixième (12 %) de l’ensemble des analyses présentées dans la couverture de presse de la tragédie ». (p. 160)

Enfin, Mélissa Blais affirme qu’autour de l’événement de la Polytechnique « les discours qui émergent des médias, étudiés en tant que  lieux et vecteurs de mémoire… marginalisent, évacuent, récupèrent, voire dénigrent les analyses féministes. » (p. 161) En d’autres mots, c’est comme si les médias avaient cherché à camoufler la signification réelle de l’événement.

L’auteure explique que le dénigrement des analyses féministes est un processus qui se fait en trois temps. Comme elle l’exprime clairement :

« Il y a d’une part, la sous-représentation des analyses et des mobilisations féministes.

Il y a ensuite la promotion de discours qui évacuent le sens politique du crime ou qui dénigrent le féminisme.

Enfin, il y a un amalgame de différents discours sur la tuerie. L’arrimage d’une analyse féministe avec d’autres discours a pour conséquence de la marginaliser ou de la discréditer. » (p. 161)

Mélissa Blais affirme que le féminisme n’est pas révolu et que l’égalité entre hommes et femmes n’est pas encore chose accomplie. Même si certains discours laissent entendre qu’il y a eu un avant et un après la Polytechnique et que maintenant le féminisme n’est plus nécessaire puisque les hommes et les femmes travaillent maintenant ensemble à la même cause, tout indique le contraire.

Elle apporte des exemples précis pour démontrer que des sympathies envers le tueur persistent encore aujourd’hui et que des gestes d’imitation ont eu lieu. Entre autres, en 2005, Donald Doyle a dit vouloir terminer le travail de M.L. en planifiant lui aussi le meurtre prémédité de femmes. Aux États-Unis, un homme qui s’était présenté dans un centre de conditionnement physique a tué uniquement des femmes. Trois sont mortes et neuf ont été blessées. Enfin, il reste malheureusement toutes ces femmes tuées par leur conjoint auxquelles les médias font référence en parlant de « drames familiaux ». (p.163)

Depuis cette tuerie du 6 décembre 1989, il serait donc faux de dire que tout a été réglé, au sujet de l’égalité entre les hommes et les femmes. Si le nom de M.L. est dorénavant largement connu bien que tristement célèbre, certains en font même un héros dans leur blogue. Ainsi, l’auteure rappelle que « Sur le site marclepine.blogspot.com  …des textes proclament que la tuerie du 6 décembre n’est qu’une petite victoire contre les féministes et des montages photos créatifs représentent des policiers qui demandent à M.L. de leur rendre service et de tuer toutes ces salopes (bitches). Il propose des liens avec d’autres sites, dont bobstruth qui enjoint depuis 2006, les hommes à célébrer, chaque 6 décembre, la Journée Internationale de M.L. ‘pour se souvenir du héros qui est mort en combattant les attaques féminazies.’ Ces antiféministes ont compris qu’en assassinant des femmes de Polytechnique, M.L. visait bien les féministes. Ils comprennent ce que d’autres refusent de voir. » (p. 160)

Cependant, aujourd’hui, en 2010 et dans l’avenir, nous ne voulons surtout pas oublier les vraies héroïnes de ce drame. Ces héroïnes ont un nom. Qui s’en souvient ? Chaque année, les féministes commémorent la mémoire de ces 14 femmes. C’est pourtant du nom de ces quatorze femmes qui ont perdu la vie durant le tragique événement du 6 décembre 1989 que nous aimerions d’abord nous souvenir.

Mélissa Blais termine son livre par une puissante citation d’Éléna de la Aldéa : « En soi, se rappeler n’empêche pas que les faits se répètent ; la mémoire n’est pas garantie de changement. C’est le travail sur les conditions et les déterminants objectifs ayant produit ces faits-là qui empêchera qu’ils se reproduisent, et non leur souvenir. » (p.164)

Honorer la mémoire des 14 héroïnes du 6 décembre, nous invite finalement à participer à notre façon afin de faire en sorte que de tels événements ne se reproduisent plus. Est-ce que cela devra être le travail uniquement de chercheuses, de chercheurs ? Chacune, chacun peut y mettre son grain de sel.

Quant à moi, je dédie mon commentaire à la mémoire des 14 héroïnes de la Polytechnique !

Geneviève Bergeron (née en 1968), étudiante en génie civil.

Hélène Colgan (née en 1966), étudiante en génie mécanique

Nathalie Croteau (née en 1966), étudiante en génie mécanique

Barbara Daigneault (née en 1967), étudiante en génie mécanique

Anne-Marie Edward (née en 1968), étudiante en génie chimique

Maud Haviernick (née en 1960), étudiante en génie des matériaux

Maryse Laganière (née en 1964), employée au département des finances

Maryse Leclair (née en 1966), étudiante en génie des matériaux

Anne-Marie Lemay (née en 1967), étudiante en génie mécanique

Sonia Pelletier (née en 1961), étudiante en génie mécanique

Michèle Richard (née en 1968), étudiante en génie des matériaux

Annie St-Arneault (née en 1966), étudiante en génie mécanique

Annie Turcotte (née en 1969), étudiante en génie des matériaux

Barbara Klucznik-Widajewicz (née en 1958), étudiante infirmière

* BLAIS, Mélissa. « J’haïs les féministes », Montréal, Remue-ménage, 2010, 220p.