LA JEUNE FILLE À LA PERLE

LA JEUNE FILLE À LA PERLE

Un film de Peter Webber d’après le roman de Tracy Chevalier, adapté par Olivia Hetreed, Girl With a Pearl Earring Marie Gratton, Myriam

La Jeune fille à la perle nous plonge dès la première image dans l’univers quotidien d’une humble famille de Delft. Nous sommes en 1664. Dans un clair-obscur digne des plus grands maîtres hollandais, une fille de seize ans tranche des légumes avec soin et méthode, créant ainsi sous nos yeux une de ces natures mortes qui ont fait la gloire de tant de peintres de son pays et de son temps.

 Le ton est donné. Déjà nous sommes en droit de croire que ce film rendra justice au livre dont il est inspiré et au génie du peintre à qui nous devons tant de chefs-d’œuvre, Johannes Vermeer. Comme le roman, le film nous invite dans l’intimité de l’artiste, non pas pour nous raconter sa vie, mais pour nous rendre témoins de la gestation et de la naissance d’un tableau.

Une jeune fille, assise de profil, la tête tournée au-dessus de son épaule gauche, nous regarde de ses grands yeux sombres. Elle porte une robe de couleur ocre, rehaussée d’un mince col blanc. Un turban bleu dissimulant ses cheveux est agrémenté d’un tissu jaune clair qui retombe en plis souples dans son dos. Sa bouche à peine entrouverte laisse filtrer un peu de l’éclat nacré de ses dents. À son oreille gauche pend une énorme perle qui retient la lumière venue d’une invisible source. Voilà le tableau. Mais à qui donc appartenaient ce visage à l’ovale parfait, ce nez droit et fin, ces lèvres humides et ce port de reine ? Tracy Chevalier a imaginé que tous ces traits étaient ceux d’une servante engagée par les Vermeer pour nettoyer l’atelier du maître, aller au marché, et faire la lessive. Griet est son nom. La maison est grande et la besogne ne manque pas. Le couple de Catharina et Johannes compte déjà cinq enfants, un autre est sur le point de naître, et la grand-mère maternelle règne sur cette maisonnée qui compte aussi sur les services d’une  autre servante, Tanneke.

En dehors de la grand-mère, Maria Thins, la propriétaire du lieu, personne, jusqu’à l’arrivée de Griet, n’était autorisé à pénétrer dans l’atelier. C’est le refuge du peintre qui y interdit toute intrusion. Griet qui, au début de son séjour, a beau n’y pénétrer que pour balayer la pièce et épousseter les mille objets qui l’encombrent, fait naître une sournoise envie chez l’épouse du peintre, chez Cornélia, la fille aînée,  aussi fourbe que belle, et chez Tanneke elle-même, confinée à sa cuisine. Quand Griet découvre les merveilles de cet atelier, quand elle voit comment naissent les tableaux, elle est éblouie. Vermeer reconnaît en elle un sens inné de la beauté et décide de révéler à cette servante l’art de regarder ce que l’œil des autres ne fait que voir sans l’analyser ni le comprendre. Aussi quand il initie la jeune fille à la préparation de ses couleurs, quand il lui révèle quelques secrets du métier, quand elle découvre avec lui la magie de la camera oscura, et quand la maisonnée découvre tout cela, l’ordre bourgeois est chamboulé et la jalousie a remplacé l’envie chez les femmes de la maison qui, sans retenue, chacune à leur manière, multiplieront les vexations à l’égard de Griet, qui comprend la source de son malheur, mais qui n’a rien fait pour mériter autant de haine.

Quand Vermeer lui demande de poser pour lui et de retirer sa coiffe pour les besoins du portrait, elle refuse tout net. Elle finit par consentir à enrouler un turban dissimulant ses cheveux. Pour accrocher la lumière, il exige qu’elle porte à l’oreille une perle appartenant à Catharina. Nouveau refus, nouvelle insistance. C’est Maria Thins qui empruntera le bijou dans le coffret de sa fille, dans une étrange complicité avec son gendre et la jeune servante. Quand Catharina découvre le tableau et voit que sa perle y luit à l’oreille de sa domestique, elle laisse libre cours à sa douleur de femme qui s’estime trahie. Cette épouse, qui porte le septième enfant de son mari, l’accuse, veut lacérer le tableau et chasse Griet de la maison. Vermeer, lui qui avait arraché  la jeune fille des griffes d’un client riche, mais violeur, lui qui avait sévèrement corrigé Cornélia pour avoir voulu compromettre Griet en volant un peigne à sa mère, laissera, sans rien dire, partir la servante pour sauver la paix de son ménage.

La forte attirance qui pousse Vermeer vers Griet, et elle vers lui, c’est dans l’intensité des regards qu’ils s’échangent que nous la percevons. C’est dans la retenue de ces deux personnages, c’est dans la pudeur qui marque chacun de leurs gestes qu’éclate, paradoxalement, une troublante sensualité. Et on peut imaginer que si Griet, à l’occasion d’une fête foraine, en vient à s’offrir, sans un mot ni sans hésitation aucune, à Pieter, le fils du boucher dont elle a attiré le regard lors de sa toute première visite au marché et à qui elle s’était refusée pendant de longs mois, c’est pour mieux résister à la séduction qu’exerce Vermeer sur elle et à laquelle elle sait d’instinct qu’elle ne doit pas succomber. Tel est le prix de sa dignité.

Peter Webber signe ici son premier film. Or c’est une œuvre d’une beauté achevée. Un coup de maître. Il nous offre des images qu’on dirait toutes sorties de tableaux de peintres hollandais, exploitant tour à tour la luminosité qui fait le charme de tant de toiles de Vermeer et les clairs-obscurs des intérieurs de l’époque aux lambris sombres et aux lourdes draperies. Les scènes extérieures nous restituent Delft, avec sa place du marché, son carrefour aux pavés disposés en étoile à huit branches, ses maisons bourgeoises, ses ponts traversant des canaux où se reflètent ses ciels si souvent gris.

L’adaptatrice, Olivia Hetreed, a dû, bien sûr, simplifier le roman, en faire disparaître quelques personnages secondaires, mais elle a su conserver tout le caractère dramatique du récit de Tracy Chevalier qui se présente comme une sorte de suspense où l’on ne sait jamais où la passion des divers personnages va les mener. Il convient de souligner la qualité de tous les interprètes de ce film. Scarlett Johansson et Colin Firth méritent les plus grands éloges ; ils ne jouent pas Griet et Vermeer, ils les incarnent. Nous n’arriverons plus à les imaginer sous d’autres traits.

La musique originale d’Alexandre Desplat soutient fort efficacement l’action dramatique. Elle ajoute à notre émotion. Puis-je tout de même exprimer un regret ? Pourquoi n’avoir pas choisi une musique du XVIIe siècle, interprétée sur des instruments d’époque ? On s’étonne que l’idée n’en soit pas venue au réalisateur quand on sait qu’au moins neuf des toiles de Vermeer représentent des instruments de musique, de la flûte au virginal en passant par la guitare et le luth.

Le film nous dit bien peu de choses sur ce que deviendra Griet. Le roman va plus loin. Les dernières pages m’ont bouleversée. Il vous reste à le lire pour qu’après avoir vu le film votre joie soit parfaite.