L’AUTRE PAROLE EST LÀ

L’AUTRE PAROLE EST LÀ

Denise Couture, Bonnes Nouv’ailes

Dans leur anthologie de la pensée féministe au Québec (2003), Micheline Dumont et Louise Toupin ont classé la collective L’autre Parole dans la section intitulée “Le féminisme comme pensée radicale (1969-1985)” et sous le chapitre “Les québécoises marginalisées”.  Intéressant !

En effet, notons-le premièrement, L’autre Parole participe du féminisme radical, celui qui, au sens étymologique du terme, va à la racine des choses : un mouvement qui part de chaque femme prise une à une, qui crée des liens entre les situations vécues par des femmes (le problème de l’une n’est pas seulement personnel, mais politique) et qui vise une transformation de leurs conditions de vie ainsi qu’une révolution des rapports humains.  Une des actions importantes de ce mouvement féministe, dit radical, consiste à construire des solidarités entre les femmes.  Il l’a réalisé en mettant sur pied des collectives de femmes comprises comme des lieux d’expression, d’action et de formation des féministes.  L’autre Parole est une telle collective, interprétée, dans la lignée du christianisme, comme une ekklèsia de femmes.

Deuxièmement, L’autre Parole est considérée, dans l’anthologie québécoise, comme un groupe de féministes marginalisées.  Elle loge à côté des collectives de femmes amérindiennes, italiennes, immigrantes, réfugiées, haïtiennes et de l’âge d’or.  Cette taxonomie n’est pas sans intérêt.  Elle fait ressortir qui est l’autre (l’Autre ?) dans le mouvement féministe québécois tel qu’il est dépeint par l’ouvrage de Mmes Dumont et Toupin.  Il y aurait trois types de féministes minoritaires :  celles qui appartiennent à d’autres ethnies que les femmes blanches dont les aïeules sont nées au Québec, celles âgées et celles chrétiennes.  La catégorisation dévoile que la question des identités multiples des féministes, dans un monde multiethnique et multigénérationnel, n’aurait pas touché le mouvement québécois en son centre.  En ce qui concerne L’autre Parole, le fait qu’elle soit placée parmi les groupes féministes marginalisées signifie simplement que peu de féministes radicales québécoises se disent en même temps chrétiennes.  La majorité a rejeté le catholicisme, tant celui de son enfance que celui du présent.  Un petit nombre ont choisi de s’attaquer en priorité, en tant que féministes, à la problématique religieuse.  Ce sont les femmes de L’autre Parole qui occupent une place particulière dans le mouvement féministe québécois.

Je voudrais répondre à deux questions que m’a posées le comité de rédaction de la revue à l’occasion de son centième numéro :  qu’est-ce que L’autre Parole a à offrir au mouvement des femmes ?  que peut-elle attendre ou ne pas attendre de l’Église (catholique) ?

Ce que L’autre Parole a à offrir au mouvement des femmes

Quatre choses.

Premièrement, d’être là.  L’autre Parole offre au mouvement des femmes du Québec d’incarner de façon vivante, inventive et fructueuse l’action du féminisme radical.  La création et la production collective d’œuvres diverses (célébrations, représentations, écritures poétiques et autres) caractérisent sa méthode.  De la collective surgit un souffle de vie pour chaque femme qui en fait partie.  Le mouvement des femmes n’est fait de rien d’autre que de groupes vivants comme L’autre Parole.  En tant que collective parmi les collectives québécoises, il faut noter qu’elle dure remarquablement.  La revue L’autre Parole demeure la revue féministe et québécoise la plus ancienne au Québec ayant conservé le même nom..  Il est précieux pour le mouvement féministe qu’un tel groupe de femmes se soit ainsi engagé, depuis 1976, dans la lignée de la méthode du féminisme radical.

Deuxièmement, L’autre Parole contribue au mouvement féministe québécois par ses analyses féministes originales.  À partir de sa vie propre de collective, elle a analysé certaines problématiques féministes, telles la pratique de la collective féministe ; la quête de la liberté, y compris la liberté spirituelle, pour chaque femme ; la création personnelle et collective comme voie de libération ;  les méthodes de dé-construction des systèmes patriarcaux ;  les conditions de la sororité entre les femmes ;  la relation symbolique entre mère et fille dans le mouvement féministe.  L’autre Parole a également participé activement, au fil des années depuis plus de vingt ans, aux débats de l’heure du féminisme québécois.  Prenons l’exemple, parmi d’autres, du domaine des droits sexuels des femmes.  Sous l’impulsion des travaux et des débats dans le mouvement des femmes, L’autre Parole a travaillé aux problématiques de l’avortement, des nouvelles technologies de procréation, de l’éthique sexuelle féministe et, récemment, de la prostitution.  Les analyses féministes de la collective comportent un élément original, celui de référer à la tradition deux fois millénaires du christianisme pour identifier les maîtres discours patriarcaux à déconstruire, pour faire sortir de l’occultation des pratiques alternatives ou moins connues, ou encore pour réécrire cette tradition dans une perspective libératrice.

Troisièmement :  L’autre Parole propose une critique féministe du religieux au Québec.  Diverses interventions publiques, surtout des articles dans les journaux, ont visé et critiqué l’Église catholique institutionnelle, dont les interventions à propos de la position des évêques sur l’avortement, de la venue du pape à Montréal, de la position romaine réitérant l’interdiction pour les femmes de devenir prêtres, de la vision de la femme de Jean-Paul II selon son encyclique sur la vocation de la femme.  L’autre Parole a également critiqué l’impact social de symboles chrétiens toujours vivants tels le Dieu masculin, la figure de Marie, la mère de Dieu, et la vision de la femme qui lui correspond,   la distance créée entre les corps des femmes et le sacré, le dolorisme chrétien associé à la croix de Jésus, etc.  Pour l’avenir, la collective peut élargir la critique féministe du religieux à la situation mondiale :  critique de la construction de dieux guerriers par des chefs d’États, des pouvoirs religieux encore tangibles dans la société sécularisée ; critique des modes d’exercice du pouvoir et de la vision de la femme dans l’Église catholique, mais aussi selon des États islamiques et selon des approches fondamentalistes ou intégristes du religieux qui réduisent la liberté d’action des femmes dans le domaine social.

Quatrièmement :  L’autre Parole est en train de créer une tradition féministe et spirituelle inédite faite de réécritures bibliques, de poèmes et de rituels féministes.  Dans son rapport au religieux, le groupe n’est pas que critique.  Il est constructif.  Il produit les conditions pour qu’une vie spirituelle de femmes puisse se déployer en toute liberté.  L’autre Parole a proposé, en 1985, de dire et de prier Dieue au féminin.  Cela prit une dizaine d’années avant que le nouveau vocable fasse ses classes et devienne l’usage d’un grand nombre de femmes engagées dans l’Église.  La collective a mis en œuvre le projet de la Table féministe et inter-spirituelle qui est devenue par la suite une nouvelle collective de femmes appartenant à diverses traditions spirituelles et religieuses nommée La Grappe.  L’autre Parole peut apporter aux mouvements des femmes québécoises un désir de poser la question de la spiritualité féministe et des célébrations qui l’accompagnent.

Que peut  attendre ou ne pas attendre L’autre Parole de l’Église (catholique) ?

De l’Église composée de communautés de base engagées dans diverses luttes pour la justice, L’autre Parole peut attendre une solidarité partagée.  Elle peut attendre des autres ekklèsia une interpellation à travailler à des enjeux sociaux spécifiques, en particulier, au Québec, à l’éradication de la pauvreté dans laquelle sont impliqués de nombreux autres groupes communautaires amis.  L’autre Parole appartient d’abord à cette Église des communautés de base qui se déploient dans la diversité.

En ce qui concerne l’Église institutionnelle du pouvoir catholique romain, je propose d’adopter une double position.  D’une part, on peut attendre de l’Église institutionnelle, au Québec, qu’elle mette en place des mécanismes afin que les droits des femmes en Église soient respectés, afin qu’elles ne subissent pas d’abus de pouvoir ou de la violence et afin qu’elles aient droit à un salaire, à une reconnaissance et à des horaires de travail satisfaisants.   D’autre part et tout en même temps, je dirais que du point de vue de l’ekklesia féministe, une stratégie politique pertinente serait de ne rien attendre de l’Église romaine. Tant que celle-ci demeure dans la logique de la Vérité unique, elle nie la diversité des vérités des expériences croyantes au sein des communautés de base.  Ne rien en attendre témoigne d’une action d’espérance qui consiste à passer à l’action aujourd’hui pour forger l’Église souhaité pour ce temps.

La collective L’autre Parole incarne la liberté du féminisme radical et la transpose dans le domaine ecclésial.  N’étant pas elle-même une institution, ses actions ne visent pas la reproduction d’elle-même.  Elle est souffle de vie.  Bravo pour le centième numéro de la revue !