UNE ÉGLISE AVORTÉE, UNE AUTRE À FAIRE ÉCLORE

UNE ÉGLISE AVORTÉE, UNE AUTRE À FAIRE ÉCLORE

Marie-Andrée Roy, Vasthi

En ce temps-là

En 1976, quand nous avons produit le premier numéro de L’autre Parole, Paul VI était à la tête de l’Église catholique, la théologie de la libération battait son plein, les communautés de base étaient florissantes et les laïcs, notamment les femmes, prenaient leur place dans les facultés de théologie. L’heure était à l’ouverture de chantiers de réflexion en théologie, à l’innovation dans plusieurs communautés chrétiennes et on croyait qu’il n’était pas inutile d’interpeller nos responsables religieux pour leur faire part de nos critiques de même que de nos aspirations en matière de vie ecclésiale. La sécularisation frappait de plein fouet l’Église, les laïcisations se faisaient massives et la pratique religieuse traditionnelle connaissait déjà une chute vertigineuse, mais on puisait au cœur  de cette nouvelle réalité l’énergie pour explorer des voies inédites pour dire notre foi et notre espérance.

L’épiscopat d’alors était tiraillé entre évêques conservateurs et évêques progressistes et le diocèse de Montréal péchait plutôt par excès de conservatisme et de fidélisme à Rome. Il y avait cependant une frange de l’épiscopat qui tentait d’instaurer  un dialogue avec la communauté des croyants,  notamment avec les femmes. La pensée marxiste teintait nos analyses et le féminisme commençait à changer nos vies. C’était une époque marquée par l’engagement politique, les militances de toutes sortes et la conviction profonde qu’on pouvait changer le monde.

Rapport de L’autre Parole à l’Église

Je retiens trois traits qui caractérisaient alors le rapport de L’autre Parole à l’Église. 1) Nous étions l’Église et nous aimions cette Église. Nous croyions aux vertus de Vatican II et les autorités ecclésiales étaient des acteurs parmi d’autres. 2) Nous ne nous gênions pas pour formuler ouvertement nos critiques, constructives il va sans dire ( !), à l’endroit des discours et des pratiques des autorités ecclésiales, particulièrement celles qui ne s’inscrivaient pas en cohérence avec notre pari ecclésial fait de liberté, d’égalité, de solidarité et d’une option préférentielle pour les plus démunies. 3) Par ailleurs, nous refusions de nous confiner dans la critique, même constructive, et nous nous appliquions déjà à proposer des alternatives, à donner corps, dans « l’ici et maintenant », à notre pari ecclésial : relectures bibliques, célébrations liturgiques féministes, et prises de positions théologiques et éthiques. Quant aux autorités ecclésiales, nous acceptions de discuter avec elles et, de temps en temps, nous les interpellions. Mais farouchement, dès le départ, nous avons tenu à conserver notre autonomie, condition essentielle pour mener à bien notre réflexion et notre action féministes dans l’Église et la société. Nous n’avons donc jamais demandé de reconnaissance officielle, ni d’argent. La collective est restée pauvre mais libre de dire ce qu’elle voulait !

Notre cheminement : 1ère phase

J’identifie deux phases dans notre cheminement ecclésial. La première phase, qui implique déjà des relectures bibliques et des célébrations liturgiques féministes, se caractérise par plusieurs prises de position concernant la vie ecclésiale. J’en évoque quelques-unes pour mémoire. En 1981, avec des groupes du mouvement des femmes, nous nous sommes opposées publiquement à la déclaration des évêques du Québec sur l’avortement en affirmant, dans les pages du journal Le Devoir, que « La vie des femmes n’est pas un principe » (no 17, avril 1982). En 1984, lors de la venue du pape, nous avons ouvertement contesté le sexisme clérical et l’exclusion des femmes des différents paliers de l’organisation ecclésiale. En 1986, nous avons participé à la fameuse rencontre des femmes avec l’ensemble de l’épiscopat québécois sur le thème « le mouvement des femmes et l’Église ». Le titre du compte rendu que nous en avions alors fait, Monique Hamelin et moi-même dans la revue L’autre Parole (no 30, juin 1986), traduit assez bien notre sentiment à la suite de cette rencontre : « Un prince, des seigneurs et les roturières ». En 1987, le synode des évêques sur les laïcs nous avait permis de cerner les limites des processus de consultation dans une Église qui n’est pas démocratique et nous en avions traité ouvertement dans un numéro thématique (no 36, décembre 1987).

2e phase

Par la suite, nous sommes entrées dans une deuxième phase où nous avons développé, avec encore plus d’intensité les relectures bibliques, les propositions théologiques et des célébrations liturgiques tout en articulant, dans une perspective féministe radicale, notre rapport comme femmes à une Église patriarcale et cléricale et en travaillant à la mise en place d’une véritable Ekklèsia des femmes. C’est au cours de cette période que nous avons commencé à articuler notre discours théologique sur Dieue (no 40, décembre 1988), à nous prononcer ouvertement en faveur de l’accès des femmes au sacerdoce, un sacerdoce dépatriarcalisé et décléricalisé ( no 43, septembre 1989) et à réécrire et célébrer publiquement la liturgie du cycle pascal en l’articulant avec les expériences de mort/résurrection des femmes d’aujourd’hui (1993, 1994 et 1997). En 1996, pour marquer nos 20 ans, nous réunissions une centaine de femmes au Centre d’art d’Orford pour vivre et célébrer notre Ekklèsia manifeste (no 72, hiver 1997). L’ensemble de ces faits et gestes traduit assez bien l’évolution de notre réflexion et de notre rapport concret à l’Église instituée. Nous avons délaissé les interpellations à l’endroit de l’épiscopat pour nous concentrer davantage sur la mise en place des alternatives ecclésiales et spirituelles qui nous intéressaient vraiment. Nous sommes passées du refus de l’inégalité et du sexisme clérical à la prise de conscience de l’appropriation des femmes par et dans l’Église patriarcale.

D’un féminisme égalitaire à un féminisme radical

En 28 ans de réflexion et d’engagement féministes, nous avons toujours maintenu une double solidarité : avec l’ensemble de nos sœurs  en Église qui ont emprunté différentes voies pour affirmer leur volonté de changement dans l’Église et avec nos sœurs  dans le mouvement des femmes avec qui nous partageons les luttes et les revendications pour transformer notre société. Cette double solidarité dit à la fois notre amour pour l’Église, une Église qui s’incarne dans l’Ekklèsia des femmes et notre conviction que l’espérance qui est la nôtre ne peut pas se cantonner dans l’intramuros mais pousser des racines profondes dans la réalité sociale, culturelle et politique. Au cours de cette période nous sommes passées d’un féminisme égalitaire qui lutte contre les différentes formes de sexisme, vise à la reconnaissance de l’égalité entre les sexes, et exige un libre accès à l’ensemble des responsabilités dans l’Église, à un féminisme radical qui nomme les différents rapports d’appropriation vécus par les femmes en Église et qui met en place une alternative féministe : l’Ekklèsia des femmes. Quand on parle d’appropriation des femmes en Église cela veut dire que l’on considère qu’il se vit au sein de cette institution un véritable rapport de sexage où les femmes sont dépossédées de leur personne et de l’ensemble de leur production, personne et production qui sont accaparées par la caste cléricale. En effet, les femmes en Église sont non seulement largement définies par leurs pères ecclésiaux (la fameuse « dignité de la femme ») — on ne pense pas qu’elles peuvent se définir par elles-mêmes —, mais la définition qu’on fait d’elles est essentialiste, normative et contraignante. Elle sert à les évaluer, à départager les femmes « authentiques », fidèles à leur vocation, des femmes dites « rebelles à leur nature profonde voulue par Dieu »  et qui est si bien expliquée dans les enseignements magistériels. Les femmes sont aussi appelées à se donner sans compter pour l’Église. Leur sens du service et de l’abnégation, leur dévouement, leurs discrètes attentions et leur savoir-faire sont non seulement bienvenus mais ils apparaissent comme la meilleure voie pour réaliser pleinement leur vocation de femme. Leur intelligence et leurs compétences doivent être mis au service de l’Église ou, plus précisément, au service du corps clérical qui, lui, a la  « vocation » de diriger et d’orienter l’Église. Notre analyse féministe de la contribution des femmes à la vie ecclésiale nous amène à soutenir que ces engagements n’ont pas permis de transformer de manière significative la situation des femmes en Église mais qu’ils ont par ailleurs joué un rôle essentiel pour maintenir la crédibilité et le rayonnement du corps clérical. En effet, sans l’apport des femmes à l’organisation de la vie ecclésiale et sans leur participation à la vie liturgique, le travail des clercs n’aurait ni les assises, ni la visibilité, ni l’autorité qu’il détient encore aujourd’hui.

Aujourd’hui

En 2004, au moment où nous préparons le centième numéro de L’autre Parole, la conjoncture ecclésiale s’est passablement modifiée par rapport à celle de 1976. Jean Paul II dirige l’Église catholique depuis plus de 25 ans, la théologie de la libération a été censurée, le magistère se fait de plus en plus contrôlant et différentes manifestations de conservatisme ont libre cours dans l’Église. Vingt-cinq ans de nominations ont permis « d’épurer » l’épiscopat québécois. Les oreilles réceptives aux aspirations des femmes sont devenues rarissimes. Au mieux, les évêques apparaissent las d’entendre les aspirations des femmes d’être reconnues comme des personnes à part entière dans l’Église, au pire -et cette position a le vent dans les voiles- le « dialogue » avec les femmes prend la forme d’une réexplication des positions du magistère que nous n’aurions pas parfaitement compris. Comme si nous ne savions pas lire ! On est passé d’un épiscopat inconfortable avec les revendications féministes et parfois même tenaillé par une certaine culpabilité à notre endroit  -tant l’iniquité est criante dans notre Église-  à un discours qui s’énonce dans une tranquille arrogance paternaliste  -tant la certitude est grande de détenir la vérité. Bref, les rapports avec l’institution, loin de s’améliorer et de donner quelques raisons d’espérer, se détériorent gravement. La vie est si courte. Quelle voie nous dicte la sagesse ?

La voie de l’autonomie conserve toute sa raison d’être

La voie de l’autonomie que nous avons empruntée depuis les origines de L’autre Parole conserve toute sa raison d’être. Certes, il aurait été souhaitable que nous parvenions à instaurer un dialogue constructeur avec l’Église magistérielle mais ce dialogue ne doit pas se faire au détriment de notre dignité et de la reconnaissance de notre statut de personne à part entière dans l’Église et la société. Rien dans le message évangélique ne nous invite à nous ratatiner, à restreindre nos aspirations, à tailler dans le corps de nos espérances, comme si nous étions des bonzaïs faits pour vivre dans des petits pots, comme si notre Dieue nous aimait petites, terriblement petites. Il y a trop de chênes, d’érables, de pins, de cyprès profondément enracinés parmi nous et dont les cimes ne craignent pas de s’élancer toujours plus haut vers le ciel pour renoncer à notre Ekklèsia manifeste.

Après 28 ans de militance et d’engagement

Mais, en même temps, la voie de l’autonomie, de la liberté et de la solidarité m’apparaît plus périlleuse que jamais. Les membres de la collective qui sont des salariées de l’institution ecclésiale risquent de sentir de plus en plus la pression pour rentrer dans les rangs. La collective est petite et risque aussi de connaître  l’essoufflement. Après 28 ans de militance et d’engagement, nous ne sommes pas assurées de trouver l’énergie, la créativité et l’ouverture pour renouveler discours et pratiques, faire place aux propositions et visions nouvelles qui surgissent dans nos rangs et qu’il importe d’accueillir pleinement. Parmi les pistes qui me semblent les plus prometteuses pour dynamiser notre Ekklèsia, j’en retiens trois. (1) Continuer d’approfondir notre identité chrétienne en procédant à une réappropriation toujours plus radicale de la tradition, en développant davantage notre langage liturgique et symbolique et en nous donnant une forte théalogie féministe. (2) Poursuivre le dialogue interreligieux afin que nous allions plus loin dans la rencontre de nos sœurs  et la compréhension de la richesse des différentes traditions et des fils patriarcaux qui les relient et les traversent toutes. (3) Développer nos liens avec le mouvement des femmes et l’interpeller pour qu’il nous soutienne davantage dans notre quête pour un religieux exempt de domination et de sexisme.

En fait, ce qui nous importe le plus ce n’est pas tant la pérennité de l’institution ecclésiale mais celle de l’espérance chrétienne qui est amour, amour incarné de nous-mêmes et de nos sœurs  et frères et de la conviction que la vie est plus forte que la mort.

Et que notre Ekklèsia se manifeste !