LE CURÉ D’ANJOU, ROMAN BIOGRAPHIQUE

LE CURÉ D’ANJOU, ROMAN BIOGRAPHIQUE

Christine Lemaire

C’est pourtant clairement indiqué sur sa couverture : Le Curé d’Anjou est un « roman historique ». Mais le récit est si bien étayé de correspondance et de dates précises qu’on se demande tout du long où finit la réalité et où commence la fiction. J’en conclus pour ma part que l’auteure s’est simplement employée à combler les « trous » laissés par les faits historiques au moyen de scènes et de dialogues dont personne d’autre que les principaux protagonistes n’a pu être témoin.

Odette Mainville a enseigné à la faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal. Elle est bibliste. Elle nous a d’ailleurs donné trois textes lumineux sur les femmes dans l’Évangile1, ce qui ne m’avait pas du tout préparée à rencontrer autant de noirceur sous sa plume. Car si son écriture reste fluide et belle, Le Curé d’Anjou est un des romans les plus glauques qu’il m’ait été donné de lire, avec le catholicisme québécois comme toile de fond. J’avais parfois l’impression de lire Patrick Sénécal ou Dan Brown, tant y sont décrits les aspects les plus sombres de la condition humaine.

Ce roman est en quelque sorte un retour aux sources. De fait, l’auteure est gaspésienne et ce qu’elle raconte s’est passé dans le village de son enfance. Dans une entrevue à Christiane Charette donnée au printemps 20112, madame Mainville a raconté que la population de Saint-Majorique avait longtemps été perturbée par l’aura du curé d’Anjou. Elle y a fait de nombreuses entrevues avec des personnes dont les parents avaient été étroitement impliqués dans l’affaire.

Péripéties gaspésiennes

L’histoire raconte la vie de Réal d’Anjou (1900-1971), dépressif chronique et paranoïaque. Alcoolique et manipulateur, il commence sa carrière chez les Franciscains puis devient prêtre séculier sous l’égide de l’évêque de Gaspé qui lui confie la cure de Saint-Majorique. Dans le presbytère du village, il s’adonnera à la « débauche » en compagnie de tous les moutons noirs environnants : beuveries, achat d’alcool de contrebande, manœuvres financières douteuses et pédophilie. Il laissera l’église dans une situation financière désastreuse.

Il partage ses frasques avec sa mère et son bedeau, avec qui il a une relation homosexuelle. Excommunié, il deviendra pasteur dans l’Église presbytérienne et reviendra à Saint-Majorique pour « faire concurrence » à son ancien évêché.

Un ange cornu…

Odette Mainville nous aide à comprendre comment une telle chose a pu se produire. Réal d’Anjou avait une forte personnalité et des talents oratoires extraordinaires. Il savait attirer la sympathie, toucher les cœurs et, souvent, aller chercher le meilleur de ses ouailles. Ses supérieurs sont impressionnés par son esprit mystique. Il a une forte piété pour la Vierge Marie, ce qui causera un grand déchirement quand il passera du côté protestant.

Réal d’Anjou a l’esprit ouvert. Dans un contexte de sévérité absolue de l’Église catholique, le prêtre tranche en étant beaucoup plus tolérant envers ses fidèles. Il ne juge pas les écarts des hommes, ne condamne pas les femmes qui veulent « empêcher la famille ». Il se liera d’amitié avec son voisin protestant et se fera même soigner par un médecin juif ; deux choses absolument impensables à l’époque.

Le curé d’Anjou sait organiser des fêtes très belles avec l’aide de Freddy Lajoie (son bedeau) qui décore l’église pour toutes les circonstances. Il sait parler de Dieu aux enfants ; il a un fort parti pris pour les pauvres. C’est pourquoi plusieurs le considèrent comme un « bon prêtre », presque un saint… Mais les choses dégénèrent et, bientôt, l’alcoolisme du prêtre l’empêche de dire ses messes.

Une mère « indigne »

Selon l’avis de tous, le curé d’Anjou aurait été entraîné dans le vice par sa mère, Marie-Victoire Lévesque, dite Mary, veuve Auguste d’Anjou. Celle-ci a subi de grandes épreuves qui l’ont fait sombrer dans l’alcoolisme : elle a vu mourir sept de ses neuf enfants. Femme forte et lettrée, mais sans possibilité de se réaliser en tant que personne, elle se sert littéralement de son dernier-né comme moyen de se hisser en haut de l’échelle sociale. L’auteure insiste sur le contexte religieux d’alors, où il était tellement valorisé qu’une mère puisse « donner » un de ses enfants à l’Église. Pour Mary, Réal est la preuve de sa générosité et de son esprit de sacrifice… Mais cette générosité doit être récompensée en cette vie même.

Mary aura le mauvais rôle dans le roman d’Odette Mainville. Devant la vie tragique du curé d’Anjou, tous les personnages s’emploient à « trouver un coupable » et sa mère est le bouc émissaire idéal. Une description minutieuse de cette fusion malsaine entre la mère et le fils nous pousse à attribuer à l’une tous les péchés de l’autre (l’image inversée de Marie et de Jésus, en quelque sorte). Mais ne serait-ce pas verser dans le même déni que le personnage principal ? Tout au long de sa vie, Réal d’Anjou attribuera à d’autres (mais, paradoxalement, jamais à sa mère qu’il adore) les causes de son malheur. Jamais rien de ce qui lui arrive n’est imputable à sa propre responsabilité.

Une église qui camoufle

La mère du curé n’a évidemment pas tous les torts. Odette Mainville montre bien que la hiérarchie catholique a largement contribué à toute cette affaire. On s’étonne de l’attitude du premier supérieur franciscain de Réal d’Anjou, dont la tolérance finira par nuire à son collègue, l’évêque de Gaspé, puisqu’il est très conscient qu’il lui refile une « pomme pourrie ». Mais c’est la patience presque infinie de monseigneur Ross lui-même qui révèle de façon la plus éloquente la tendance de l’Église à ignorer, taire et camoufler les conséquences des frasques de son curé.

Réal d’Anjou aura eu des comportements pédophiles envers son jeune cousin ainsi qu’à l’endroit d’un autre jeune homme pauvre de 14 ans. Or, on ne ressent pas du tout que l’évêque considère ces méfaits plus scandaleux que les beuveries de d’Anjou ou sa relation intime avec son grand ami Freddy Lajoie. Les jeunes hommes abusés ne serviront qu’à donner des preuves supplémentaires de la nécessité d’agir pour lui retirer sa cure, mais jamais on ne s’inquiètera de la blessure subie par les victimes.

En bon manipulateur, Réal d’Anjou profitera de toutes les failles qui s’offriront à lui. Ainsi, la compétition féroce entre les protestants et les catholiques lui servira à se glisser d’une confession à l’autre et à vivre grassement dans le même village aux crochets de la communauté presbytérienne canadienne, qui lui paiera une église et une maison.

Jusqu’à la fin de sa vie, le clergé catholique lui aura tendu la main afin que la brebis égarée revienne au bercail. Car une âme est toujours à sauver, quel que soit le mal qu’elle ait pu faire sur son parcours.

Le Curé d’Anjou

Odette Mainville

Montréal, Fides, 2011, 646 p.

1. « La célébration du mémorial de la Cène sans discrimination », L’autre Parole, no 111, p. 26-30 ; « La liberté que Jésus a donnée aux femmes », L’autre Parole, no 114, p. 15-23 ; « Vierge… à perpétuité ? », L’autre Parole, no 125, p. 21-25. Ces textes sont tous trois disponibles sur le site de L’autre Parole : www.lautreparole.org .

2. Christiane Charette. Première chaîne de Radio-Canada, 17 mars 2011.