LES DESCENDANTES DE LA VEUVE NADEAU

LES DESCENDANTES DE LA VEUVE NADEAU

Mon fils est le seul héritier direct d’un aïeul s’étant illustré dans son domaine et dont il pourra être fier. Ma fille est elle aussi la descendante directe d’une femme hors du commun. Mais si mon fils porte le même nom que son arrière-arrière-grand-père, la lignée de ma fille, pourtant aussi pure, est bigarrée : Joyal, Nadeau, Durocher, Lemaire … Et puis, son arrière-arrière-grand-mère à elle, n’est connue que de nous, ses descendantes.

La » veuve Nadeau « , comme on l’appelait dans son patelin, tient sa singularité du fait que, ayant perdu son mari assez jeune et ayant la responsabilité de ses six enfants, elle ne se soit jamais remariée. Elle s’est plutôt employée à faire fructifier ce qui était devenu sa terre et a pu, à force de labeur, léguer à ses fils de quoi assurer leur avenir. Sa condition de veuve a dû provoquer chez elle bien des réflexions sur la vulnérabilité d’une femme sans homme. Je me dis toujours que c’est ce qui l’a poussée, contre vents et marées, à faire instruire ses filles.

Ma grand-mère qui avait profité de ce cadeau de sa mère, a d’abord été institutrice avant d’épouser un cultivateur de son village. Malgré les pensées traditionnelles de mon grand-père qui craignait que des jeunes femmes trop instruites soient difficiles à marier, elle s’est employée à donner à ses filles ce qu’elle avait reçu. Une seule d’entre elles a refusé d’aller au couvent. Des travaux de couture lui ont permis de faire instruire son aînée qui, une fois devenue institutrice, a eu la responsabilité de payer les études de sa cadette qui l’a fait à son tour pour la benjamine.

Ma grand-mère, qui a vécu la Crise, avait toujours l’habitude de dire que ce que l’on a dans la tête, personne ne peut nous l’enlever. À ses yeux, il n’a jamais fait de doute qu’elle avait légué à ses filles un héritage aussi solide qu’à ses fils qui se sont pourtant partagé la terre familiale.

Cette grande valorisation de l’éducation lui a donné une confiance en elle-même et en son jugement, ce à quoi ne la disposaient ni son sexe ni sa classe sociale. En conséquence, elle se donnait la permission de penser par elle-même. En voici un exemple. Elle qui a toujours détesté danser a pourtant marié le plus beau danseur de son village,  » calleux de sets carrés » par surcroît. Elle l’a suivi dans bien des soirées, toutes condamnées par le curé de la paroisse. Pourtant, jamais elle ne s’est confessée de ces méfaits. D’abord, elle ne voyait pas ce qu’il y avait de si grave à s’amuser. Et puis elle disait, avec un brin d’ironie, qu’elle n’aimait pas assez la danse pour avoir en plus à s’en confesser.

Son éducation, sa curiosité et son dynamisme l’ont amenée plus tard à s’impliquer dans son milieu : cercle des fermières, AFEAS et autres. À quelques reprises, elle y a occupé le poste de présidente.

Cette indépendance de caractère, elle l’a transmise à ses filles qui ont eu dans leur jeunesse, toute la liberté de suivre leur propre voie. Dans un village de quelques centaines d’âmes, elles faisaient bande à part. Alors que toutes les jeunes filles mettaient sur leurs lèvres les couleurs de la séduction, l’aînée s’employait à les étendre sur une toile. Alors que chaque jeune fille avait l’ambition de devenir une maîtresse de maison .. dépareillée « , la seconde prenait plaisir à conduire la charrette et rêvait de voyager. Alors que tant de jeunes filles voulaient se faire voir, la benjamine avait comme seule ambition de se cloîtrer afin de répondre au grand » appel ».

Ma mère. après avoir été institutrice à la campagne puis dans la grande ville de Montréal, est celle qui a choisi le chemin le plus traditionnel pour une jeune femme de sa génération ; elle est la seule à s’être mariée. Elle m’a transmis cette grande valeur de la veuve Nadeau : l’éducation comme moyen de devenir un être humain riche, solide, autonome. Elle s’est assurée que je tire de mes années de scolarité le maximum de profit. Alors que toutes mes copines insistaient pour suivre les cours d’art ménager. elle m’a contrainte – pour mon plus grand bien’ — à faire du latin. Elle me disait :  » Faire du ménage, tu l’apprendras bien assez vite !  » Je l’ai toujours sentie totalement derrière moi, attentive à mes découvertes et à mes apprentissages.

Dans toutes les analyses de tendances socioculturelles, on identifie l’éducation comme une valeur féminine. Ce phénomène ne date pas d’hier et les femmes de ma lignée en sont un bel exemple. L’éducation n’a pas fait au Québec que des ., maîtresses d’école «  ; elle a donné aux femmes les outils nécessaires pour bâtir leur autonomie et faire les remises en question qu’il fallait pour enclencher le mouvement féministe. Cette valeur, elles se la sont passée de génération en génération jusqu’à ce qu’aujourd’hui, les jeunes femmes constituent la majorité de la clientèle de la plupart des facultés universitaires qui, il ne faut jamais l’oublier, étaient hors de leur portée il n’y a pas si longtemps.

Les aïeules de ma fille ne sont pas des femmes célèbres, mais ce sont des femmes qui, sans jamais être totalement sûres d’elles-mêmes, ont employé leur talent et leur force à suivre leur voie. Elles ont été des femmes extraordinaires au quotidien. Par leur volonté, par leurs gestes, par leurs attitudes, elles se sont transmis, l’une à l’autre, ce que je voudrais de tout cœur transmettre à ma fille autant qu’à mon fils : la détermination de suivre, dans la vie, le chemin que l’on s’est fixé.

Christine Lemaire, Bonne Nouv ‘elles