Les féminismes de L’autre Parole et leur contribution aux féminismes québécois

Johanne Carpentier, Denise Couture, Nancy Labonté et Carmina Tremblay

Bonne Nouv’ailes

Le groupe Bonne Nouv’ailes a proposé d’aborder le thème du colloque, les féminismes du XXIe siècle, à travers nos expériences personnelles.

Nous avons beaucoup partagé sur nos visions divergentes et, fait intéressant, nos questions et nos réflexions personnelles étaient respectées malgré les opinions parfois opposées. Dans le processus, chacune a été invitée à identifier des idées maîtresses sur les manières de vivre le féminisme à L’autre Parole, ses lectures et ses partages avec le groupe. Et avec ces idées maîtresses, deux questions centrales ont émergé. Premièrement, quel est le féminisme de L’autre Parole ou quels sont les féminismes de L’autre Parole ? Et, la deuxième question, quelle est la contribution de L’autre Parole aux féminismes québécois ?

Nous avons choisi la métaphore du jeu de cartes pour exposer le résultat de ce travail collectif. On a toutes les cartes en main pour vivre un féminisme rassembleur malgré les divergences. Cette symbolique du jeu de cartes nous a amenées à inventer un jeu du type tirage de cartes, ou cartomancie. On retrouve parfois dans les endroits fréquentés pour la détente, comme les spas, une station où l’on nous invite à piger une carte comportant des idées philosophiques orientales ou encore diverses interprétations avec les anges pour thématique. Puis, à la lecture, on peut relier l’énoncé à notre expérience du jour. On peut voir ces cartes comme des oracles. C’est ainsi que nous en sommes venues à créer non pas un jeu divinatoire, mais un jeu révélateur de notre expérience féministe, c’est-à-dire sans hiérarchie, chacun des oracles comportant une facette de vérité de L’autre Parole, toutes aussi importantes les unes que les autres. Nous avons commencé par piger un oracle et son autrice a mis en lumière cette idée forte en la reliant à son expérience, puis elle pigea l’oracle suivant. Le jeu du hasard a fait qu’aucun oracle n’a eu plus d’importance qu’un autre et qu’ils projetaient tous une facette de notre collective.

Dans ce qui suit, quelques oracles sont présentés avec un extrait de leur explication.

Le jeu des oracles, révélateur de nos expériences féministes

Avec ma petite communauté d’amies politiques à L’autre Parole, je fais chaque mois une lecture de vie féministe et spirituelle qui cultive l’estime de soi et insuffle une capacité d’agir créative. (DC)

À L’autre Parole, nous pratiquons un féminisme de rencontres régulières en petits groupes de femmes dans les salons ou dans les salles à manger des unes et des autres ; et aussi, depuis la pandémie, en salle virtuelle.

Ma petite communauté d’amies politiques, c’est L’autre Parole et c’est d’abord mon groupe de proximité et d’affinité, Bonne Nouv’ailes. Nous nous rencontrons environ toutes les six semaines pour faire une lecture féministe et spirituelle de nos vies. Chacune raconte sa vie. Il y a beaucoup d’écoute entre nous et une lecture commune féministe de ce que nous vivons, personnellement et collectivement, et aussi du thème annuel choisi par la collective.

Nous cultivons l’estime de soi de chaque femme dans toutes les situations que nous vivons : les choix, les épreuves, les souffrances, les joies, les moments de libération. Nous cultivons la créativité de chacune à construire une vie libre et une individualité unique.

Je me souviens d’un commentaire que j’ai reçu lorsque la collective a organisé un hommage public à Monique Dumais après son décès. L’événement s’est tenu à Montréal. Un bon nombre de personnes ont pris la parole au micro dont plusieurs femmes de L’autre Parole. J’ai reçu le commentaire que les femmes de L’autre Parole étaient reconnaissables pour la force de leur prise de parole, pour une sorte de confiance en elle-même et pour leur parole radicale. Je ne l’aurais pas remarqué moi-même parce que je baigne dans la culture féministe que nous avons créée à L’autre Parole. C’est une culture d’affirmation, de créativité et de liberté. Le féminisme de L’autre Parole vise la liberté et la capacité d’agir de chaque femme qui en fait partie.

À travers les rencontres et les lectures des revues, j’ai constamment accès à la sagesse féministe et à l’accueil bienveillant de femmes inspirées qui forment L’autre Parole. Elles me conduisent à libérer la Christa qui habite en moi. (JC)

Je suis arrivée à L’autre Parole, révoltée de la situation de la femme dans l’église ! J’espérais que cette collective de femmes chrétiennes et féministes m’apporte une paix pour contrer le sentiment d’injustice que je vivais et me permettre de continuer à faire partie de l’église.

J’ai compris assez rapidement que ce n’était pas si simple que ça ! Qu’il y avait beaucoup à déconstruire avant, dont cette idée de la femme idéale, au service de tous ! Moi qui n’avais pas de mots pour exprimer mes maux, mon malaise ! J’ai appris beaucoup de vocabulaire : patriarcat, déconstruction, sororité, Christa, Sophia, réécriture, ecclésia. Il m’en reste beaucoup à apprendre.

Je découvre la liberté d’être de plus en plus qui je suis et c’est cette liberté, avec la rigueur de la réflexion que m’apporte L’autre Parole, qui m’amènera à me connecter avec la « Christa » qui habite en moi et reconnaître celle des autres femmes, de toutes croyances.

Notre existence aura permis à beaucoup de femmes de mieux respirer… De ne pas mourir étouffées sous le poids d’une religion aliénante et déshumanisante. (CT)

Au moins 225 lettres témoignent de ce fait dans les archives de la collective dont voici des extraits :

  • Aujourd’hui à l’émission Femme d’aujourd’hui, une dame est venue nous informer du collectif L’autre Parole. Étant donné que je demeure en Abitibi, il m’est impossible d’y participer activement. Cependant, j’aimerais beaucoup recevoir votre dépliant. En vous appuyant très fortement dans votre démarche. Merci beaucoup. (1978)
  • Après avoir entendu l’invitée d’Aline Desjardins, j’ai envie de recevoir votre feuillet. Je vous encourage à aller de l’avant celles qui le peuvent… Cela ne peut qu’aider tant de femmes misérables.(1978)
  • Quel plaisir que d’apprendre qu’un regroupement comme le vôtre existe ! Votre objectif m’attire : “retrouver la source du christianisme”. Être chrétienne à 27 ans en 1982, c’est être bien seule. Pour ces raisons j’aimerais bien recevoir votre dépliant régulièrement.
  • En 1985, une jeune femme nous écrit une longue lettre dans laquelle elle exprime son angoisse face à sa difficulté à concilier féminisme et christianisme. J’espère trouver un jour une façon de pratiquer ma foi sans aller à l’encontre de mon féminisme […].

Et encore aujourd’hui (2021) nous recevons régulièrement des témoignages qui prouvent que notre existence permet à beaucoup de personnes (des femmes et parfois des hommes) de mieux respirer, de ne pas mourir étouffées sous le poids d’une religion souvent aliénante et déshumanisante.

L’autre Parole incarne la possibilité de renommer le monde et les mythes. (NL)

Le féminisme de L’autre Parole est spirituel, donc pluriel et difficile à cerner en quelques lignes. Si je tente une description concise, je dirais qu’il s’agit d’un féminisme malléable et transformatif. Malléable parce qu’il n’est pas figé, on peut l’alimenter et lui donner forme au fil des enjeux. Transformatif parce que c’est par la réécriture (de la Bible ou du réel) que ce féminisme agit. Sœur Gisèle Turcot parlait de L’autre Parole dans une téléconférence il y a quelques mois et elle disait grosso modo que le féminisme de L’autre Parole permettait de changer les mots pour viser l’égalité homme/femme. C’est une grande qualité et je la retiens comme élément central à notre féminisme qui fait que, même si les perspectives des membres sont parfois opposées sur certains enjeux, nous sommes toutes d’accord pour nommer Dieue et la Christa telles que nous les abordons dans notre cœur. Notre féminisme dit que c’est possible de transformer les discours et les relations, que ce n’est pas un vœu pieux, mais une force spirituelle évolutive.

Cette façon d’être expose aux autres féministes que le potentiel de malléabilité et de transformabilité du monde réside aussi dans la réécriture constante du moment présent.

Au Québec, le féminisme de L’autre Parole fait bon ménage avec les autres féminismes et le mouvement des femmes, en général. (CT)

J’ai fait ce constat en fouillant dans nos archives et en lisant des livres à saveur féministe des dernières années.

En 1982, Marcelle Dolment, Fondatrice du RAIF (Réseau d’action et d’information des femmes) à qui le mouvement des femmes au Québec doit beaucoup, nous écrivait  :

—    J’apprécie beaucoup de recevoir vos numéros qui pour être succincts n’en frappent pas moins de grand coup dans la pourpre des privilèges ecclésiastiques. Quel courage ! Bien que pour moi et la plupart des femmes du RAIF l’Église c’est un autre continent, une autre planète irréelle, nous croyons quand même que vous faites un travail très important […]. Du moins vous êtes là pour tâcher de rendre un peu plus juste les enseignements de cette élite qui en mène encore assez large. Merci au nom de toutes les femmes et que la tâche ne vous use pas trop. Toutes les luttes sont nécessaires !

En 1994, Simonne Monet-Chartrand, dans son livre Pionnières québécoises et regroupements de femmes 1970-1990 (Éditions du remue-ménage) consacre plus de cinq pages (p.189-194) à L’autre Parole dans son chapitre sur Les femmes et l’Église.

En 2017, dans son livre Les angles morts. Perspectives sur le Québec actuel (Éditions du remue-ménage), Alexa Conradi, présidente de la FFQ (Fédération des femmes du Québec) de 2009 à 2015, affirme avoir rencontré de « formidables sœurs catholiques radicales » (p. 159). Il y a bien des chances que certaines de ces « formidables sœurs » se retrouvent parmi les femmes de L’autre Parole.

Je passe à l’action pour revendiquer publiquement la justice et l’égalité entre les hommes et les femmes dans le domaine religieux, et j’en obtiens une reconnaissance sociale. (JC)

J’aime l’action, j’aime quand on opère ! Je suis bien heureuse des actions réalisées jusqu’ici à L’autre Parole. Je ne connais pas toutes celles qui ont eu lieu avant que je découvre L’autre Parole, je ne peux donc pas en parler même si je sais qu’elles existent ! Je peux vous parler du Manifeste pour une refondation de l’Église que L’autre Parole a publié en mars 2020 ! La première action à laquelle j’ai participé ! Je suis tellement fière de ce manifeste que je l’ai envoyé à tous mes contacts, espérant produire une onde de choc dans mes communautés chrétiennes et autres ! J’ai réalisé que ce n’était pas le cas, car je n’ai reçu aucune réponse. Qu’à cela ne tienne, je l’ai renvoyé une deuxième fois en étant plus convaincante dans mes demandes, à ce moment-là j’ai reçu quelques commentaires ! Je ne dois pas abandonner. Au contraire, en mettre plein la vue partout où nous le pouvons et tranquillement nous faire reconnaître ! Comme la critique de l’organisme Développement et Paix pour les 24 partenaires à qui ils ont coupé les fonds ! Cette action commune avec d’autres femmes et d’autres hommes nous a permis de créer des liens, et de nous faire reconnaître et respecter. Il faut continuer, ne pas lâcher. Car le féminisme de L’autre Parole est un féminisme d’action qui revendique la justice et l’égalité entre les hommes et les femmes dans le domaine religieux !

Le féminisme que j’ai appris à L’autre Parole est une manière de vivre façonnée de prises de conscience des injustices, en diapason avec le mouvement des femmes. (DC)

Il est une manière de vivre parce qu’il affecte toutes les dimensions de la vie : personnelle, communautaire, professionnelle et politique. Il transforme la manière de voir le monde et de l’interpréter. Le féminisme change toutes les relations, il s’attaque aux relations de type hiérarchique qui suscite le contrôle ou l’abus, pour créer plutôt des cercles de vie.

Le féminisme m’a séduite par sa radicalité. Je le vois comme un élan intérieur puissant, comme une force de changement pour lutter contre les injustices. C’est un mouvement continu, qui est toujours à nouveau à refaire, au fil de nouvelles prises de conscience de conditions jugées inacceptables. Nous avons toutes plusieurs identités. En ce qui me concerne, je place l’identité féministe au centre.

Le féminisme est tissé d’une succession de prises de conscience tout au long de la vie. On ne le fait pas seule, mais avec d’autres femmes. Le féminisme est supporté par le mouvement des femmes qui suscite et qui accompagne les prises de conscience de ce qui doit changer.

Je l’ai vécu ainsi avec la collective L’autre Parole qui inscrit nettement son histoire en diapason avec le mouvement des femmes.

Période de discussion

Les femmes présentes au colloque prennent le temps de discuter après la lecture des oracles.

Conclusion

Le colloque sur les féminismes devait avoir lieu en août 2020. Il a été reporté d’une année à cause de la pandémie. À Bonne Nouv’ailes, cela nous a donné plus de temps pour poursuivre de nombreuses lectures sur l’état du féminisme actuel entre autres à partir d’une bibliographie qui a été partagée entre les groupes.

Alors, « Quel féminisme ? »

Avec quelques-unes des nos penseuses féministes préférées au Québec et sur le plan international, je fais l’option que le féminisme actuel se situe dans la grande foulée de la deuxième vague. (Je vais parler au « Je »).

Il y a des moments de relance du mouvement. Il y a aussi de nouvelles questions qui surgissent et qui deviennent principales, qu’on peut appeler d’une certaine manière des vagues, 3e, 4e, 5e. Mais l’interprétation que je fais est que ce sont des moments de relance, des vagues de relance, plus que des bifurcations fondamentales par rapport à la 2e vague. Le féminisme de la 1re vague avait été articulé autour de la demande du droit de vote. Comment comprendre ce féminisme de la 2e vague ? Deux slogans décrivent ces principales caractéristiques.

  • Le personnel est politique.

Et

— Une femme sera libérée si toutes les femmes sont libérées.

Les deux slogans établissent un lien entre chaque femme individuelle et le groupe de toutes les femmes. C’est le point essentiel qui caractérise le féminisme de la seconde vague.

Premier slogan : Le personnel est politique. Il veut dire que l’on considère qu’un problème personnel vécu par une femme n’est pas seulement son problème personnel, mais un effet d’une structure de domination de toutes les femmes. Voilà un lien entre la situation d’une individue et la condition de toutes les femmes. Le problème personnel devient un problème politique. Le féminisme invite les femmes à des changements personnels dans leur vie comme un engagement politique qui a un effet sur la situation d’ensemble et vice-versa un changement de la situation d’ensemble a un effet sur la vie personnelle des femmes.

Deuxième slogan : Une femme sera libérée si toutes les femmes sont libérées. C’est la même idée sous un autre aspect. La phrase établit le lien entre chaque femme individuelle et le groupe de toutes les femmes. Elle a deux conséquences surprenantes et un peu dérangeantes.

La première conséquence est l’existence de conflits dans le mouvement féministe, car les intérêts des femmes (de toutes les femmes) sont inévitablement contradictoires. Le mouvement des femmes est fait de coalitions de groupes très divers. Les conflits d’intérêts entre les femmes en font partie, cela est admis. Les conflits ne sont pas vus comme un problème, mais comme un fait inévitable et si possible un moteur d’avancée.

Deuxième conséquence : le féminisme repose sur l’idée d’un groupe de toutes les femmes, mais en même temps il déconstruit ce qu’est une femme selon le patriarcat. Les femmes sont en train de transformer ce qu’est être une femme dans une immense diversité. On ne s’entend plus sur qui est une femme ni sur ce que signifie « toutes les femmes ». Mais le mouvement de femmes repose sur cette idée. Cela provoque une contradiction inévitable et assumée et si possible un moteur d’avancée.

Comment décrire le féminisme vécu à L’autre Parole ?

Nous participons aux orientations de ce féminisme à L’autre Parole. En voici quelques couleurs particulières :

La collective traduit entre autres la phrase le personnel est politique par le spirituel est politique. La foi, la religion et l’interprétation du christianisme sont politiques.

La collective L’autre Parole emploie la méthode de déconstruction et reconstruction, déconstruction du patriarcat sur toutes les questions que nous abordons et reconstruction de nouvelles manières féministes de vivre et de penser.

La collective L’autre Parole reconnaît la diversité des positions féministes en son sein. Je pense à trois questions : la prostitution, le foulard porté par les femmes musulmanes et la question du genre. La capacité de former une communauté politique significative dans la diversité des positions est une caractéristique du féminisme actuel et c’est une force puissante de la collective.

L’autre Parole pratique des rituels : cela nous transforme et change les traditions religieuses patriarcales, les deux en même temps. Les célébrations forgent nos existences aux changements que nous espérons, aux visions que nous construisons collectivement dans la lignée des opérations de déconstruction et de reconstruction.

La collective s’organise en cercles de parole : la parole de chaque femme est importante, le personnel est important. Monique Dumais disait que le féminisme part de l’expérience de chaque femme. C’est ce que nous venons de faire. Nous avons défini le féminisme de L’autre Parole à partir de la parole, de l’expérience, de la sagesse de chaque femme du petit groupe Bonne Nouv’ailes. (DC)