Lève-toi et marche !

Lève-toi et marche !

Parmi les groupes populaires et communautaires beaucoup sont en train de devenir ou sont devenus des groupes de services. L’État, se désengageant, refile à des groupes et à moindre coût la responsabilité de prendre en charge les personnes âgées, celles qui ont des problèmes de santé mentale, celles qui n’arrivent pas à boucler leur budget, celles qui n’ont pas réussi à s’adapter au rythme scolaire actuel et en sortent illettrées… Alors se multiplient les soupes populaires, les comptoirs vestimentaires, les distributions de sacs d’épicerie, les groupes d’alphabétisation et les groupes d’aide directe.

La tentation est grande de devenir un groupe généreux, surtout quand les subventions sont proportionnelles aux services rendus. La tentation est grande aussi pour les individus de se faire plaisir en « aidant » ! Serait-ce une façon de faire taire une conscience qui crie encore devant un mauvais partage des richesses et une consommation sans fin ? Les médailles, les prix Nobel, les « personnalités » de la semaine sont plus souvent attribués à la générosité qu’à la revendication. On met en vedette les personnes aidantes et on oublie les personnes lésées dans leurs droits, blessées dans leur dignité humaine.

L’attention est déviée vers les personnes aidantes et on nous fait oublier un système qui crée la pauvreté et ne provoque plus notre colère. Qui n’a pas entendu le nom de Mère Teresa ? Qui ne connaît pas de groupes sociaux bienfaiteurs ? D’autre part, qui connaît et dénonce la situation sociale en Inde ? Qui connaît les noms de quelques lépreux soulagés par Mère Teresa ? On fait connaître les bienfaiteurs et on oublie la situation des victimes. Qui s’indigne devant le fait qu’on doive agrandir les maisons d’accueil pour itinérants ? Quels sont les cris qui s’élèvent pour que cessent l’itinérance et la pauvreté ? Qui remet en cause un système qui tue des êtres humains ?

On se sort de la pauvreté vécue de façon temporaire en se battant avec toutes ses énergies, en se regroupant avec d’autres. Mais la pauvreté vécue au quotidien et sans espoir de jours meilleurs détruit. Les personnes dans une situation de pauvreté quotidienne ont de la difficulté à redresser la tête, le ressort s’est détendu. Des jeunes à Montréal peuvent passer d’un endroit à l’autre pour recueillir condoms, seringues propres, couvertures, hot-dog et le soir se cherchent un abri, mais quel est leur espoir face à l’avenir ? Comment retrouveront-ils la fierté légitime de payer un jour leur soupe et leur toit ?

Sur le plan international, on répète les mêmes modèles. On envoie dans le Tiers Monde des « containers » de vêtements, on adopte les enfants des pays qu’on exploite quotidiennement. On condamne les pays en guerre alors qu’on fait beaucoup d’argent en leur vendant des armes. Et les pays exploiteurs se donnent une image de pays faisant preuve d’humanité. Avons-nous déjà réalisé que la pauvreté peut devenir une industrie et que des gens gagnent leur vie sur le dos des pauvres ?

Dans le texte de guérison d’un paralysé (Me 2, 1-12), l’attention est portée sur la dignité de la personne humaine. On découvre, dans l’Évangile, un Jésus qui a la passion de l’être humain, qui croit à la possibilité de marcher des gens. Il délivre d’abord le paralysé de sa culpabilité. Les gens autour de lui, en ce temps-là, croyaient que ses parents ou lui avaient mal agi. Dieu punissait les erreurs et c’est pourquoi il devait subir ce mauvais sort et l’endurer. Ces gens, dira-t-on, avaient une fausse conception de Dieu… Avons-nous tellement changé nos visages de Dieu aujourd’hui, quand on lance vite la pierre aux personnes qui sont paralysées dans leur démarche ? On pense que c’est de leur faute : elles n’ont qu’à se trouver un emploi, à se secouer un peu, à se prendre en main. Elles profitent du système.

Jésus, de son côté, ne s’apitoie pas sur le sort du malade, ne s’offre pas pour l’amener chez lui, ne lui donne rien sinon de l’aider à découvrir ce qu’il y a encore en lui de force de vie.

Qu’y a-t-il de plus facile à dire : « tu n’es pas coupable  » ou « tu es capable de marcher » ? Peut-être la première démarche est-elle une condition de la deuxième ? Contribuer à défaire la culpabilité pour ensuite aider à relever la tête et à marcher. Jésus croit à une société où l’on dénoue la peur avant d’apprendre à marcher. Rappelons-nous le récit de la femme courbée (Le 13, 10-17), où Jésus défait les noeuds dans le corps de la femme afin que celle-ci puisse se redresser et retrouver sa dignité. Jésus croit à la possibilité de marcher des personnes. Jésus croit à un système collectif où le plus petit est au centre des préoccupations.

Des groupes encore aujourd’hui refont des gestes semblables et poursuivent la lutte pour la dignité humaine. Ils résistent à un système qui veut leur faire panser les blessures sans aller à l’origine du mal. Des groupes et des personnes tiennent à une démarche d’éducation populaire où les personnes concernées par une situation de pauvreté sont informées, conscientisées, apprennent, comprennent, prennent en charge leur propre organisation, se réunissent pour briser l’isolement, trouver ensemble des solutions afin de revendiquer un meilleur partage des richesses et une place pour chaque personne. Ces groupes, comme par hasard, n’ont pas de soutien financier adéquat. C’est plus rentable politiquement de promettre des milliers de dollars pour abriter des personnes itinérantes que de débloquer des fonds pour des logements sociaux à l’intention des familles à faible revenu qui pourront se prendre en charge. Il est moins menaçant de donner que de permettre un espace démocratique à des gens qui pourront prendre leurs responsabilités et revendiquer leurs droits.

Les gens debout font peur. Des gens qui ont accès au savoir et veulent participer à des décisions qui les concernent, dérangent. Est-ce pour cette raison que l’on maintient dans la dépendance des personnes bénéficiaires d’assistance ?

Jésus n’a pas seulement apporté une aide individuelle. Il a contesté un système qui exploitait les pauvres gens, que ce soit sur le plan politique ou sur le plan religieux. Il ne serait pas mort pour avoir « aidé » seulement. Il a été exécuté parce qu’il a rendu des gens conscients des injustices et qu’il a permis qu’on goûte à un peu de liberté. Alors les retours en arrière ne sont plus possibles. Jésus a osé dire : « Lève-toi et marche » au risque de sa vie. Le faire aujourd’hui demande autant de courage.

LUCIE LÉPINE, bibliste

Permanente au Comité de priorités dans les dons de la CRCQ (Conférence religieuse canadienne-région du Québec)