No. 85 – 2000 RAISONS DESPÉRER

La marche des femmes ou un
processus de nouvelle naissance

Pour marquer le passage au nouveau millénaire, on a organisé la Marche mondiale des femmes. Cet événement se veut la reprise de la marche des suffragettes du début du siècle qui réclamaient l’amélioration de leurs conditions de vie. Au Québec, devant le problème toujours présent de la pauvreté d’un grand nombre de femmes et d’enfants, on a su reprendre, il y a quelques années, une telle manifestation de solidarité, en parcourant les routes au rythme du chant hymne du pain et des rosés qu’entonnaient nos sœurs d’alors…

*. Le fait de marcher ensemble autour d’une cause de justice et d’égalité est une réalité qui a des assises dans l’histoire humaine. Le faire dans le calme et la joie plutôt qu’avec les armes ou les poings levés donne une autre couleur à ce geste de revendication. Il s’agit d’un geste symbolique : marcher, c’est se mettre en route, c’est passer à l’action, c’est vouloir avancer. On peut le faire à la manière d’une armée rangée en bataille pour attaquer, on peut le faire comme une caravane qui avance péniblement dans le désert à la recherche d’une terre plus hospitalière… comme on peut le faire seule, de manière distraite, pour vaquer à ses occupations, ou dans un sentier, en pleine forêt, pour contempler et méditer…

*. Personnellement, j’aime voir cet événement de la marche des femmes relié au mouvement des femmes dans son ensemble. Il est sûr qu’il apparaît d’abord dans son aspect sociologique : la revendication de leur statut de plein droit comme citoyennes, l’amélioration de leur condition économique, l’assurance d’une protection pour leur intégrité physique, leur sécurité… Mais je privilégie la dimension intérieure de ce qu’on a appelé la libération des femmes : tout ce travail de prise de conscience, de désaliénation, de développement personnel… qui est l’autre face du mouvement sociologique sans quoi le mot libération n’aurait pas de consistance. Ce qui fait du mouvement des femmes une avancée culturelle, un projet humaniste, et je dirais un processus de nouvelle
naissance… Les femmes naissant à elles-mêmes provoquent des changements, que ce soit dans l’organisation de la société, du travail, de la politique, comme dans la famille, dans les rapports amoureux ou amicaux… Il y a une part d’utopie dans cette affirmation ?… Oui, dans le sens de non accompli… Mais quelque chose est commencé… et devrait faire partie du sens de nos célébrations de l’an 2000.

*. Finalement, ce processus de nouvelle naissance, qui est un processus essentiellement spirituel, peut être symbolisé autrement que par une marche en droite ligne, qui avance vers un but, par le plus court chemin… Il peut, par exemple, prendre la forme d’une errance à travers un long labyrinthe, une descente dans les profondeurs de son être, comme dans des enfers… ou une longue traversée de ténèbres comme la chenille, enfermée dans son cocon, avant de s’envoler métamorphosée en papillon… Ce peut être un mouvement lent qui suit les méandres d’une route à obstacles… comme ce peut être une danse joyeuse ou une ronde de petites filles qui s’amusent librement, légères et créatrices…

Le sens de progrès qu’on a accolé au mot processus vient d’une certaine manière de voir et de vivre cette réalité de la marche, de l’avancement, du développement ou de l’accomplissement des humains. On peut penser que la symbolique de la marche qui nous fait avancer vers une direction précise, en se déplaçant à l’horizontale, serait une symbolique plus « masculine » ; alors qu’une autre manière de se dépasser dans l’espace, moins centrée sur un but en avant à atteindre, mais plus attentive à ce qui se passe à côté de soi, aux alentours, ou à l’intérieur de soi… serait plus « féminine ». Sans réutiliser cela à la manière de stéréotypes enfermants, il est important de réintégrer ces éléments d’expérience de la culture des femmes pour maintenir ouvertes des alternatives à un modèle unique et dominant dans l’histoire humaine. C’est ainsi qu’on peut revaloriser le féminin qui a été dévalorisé, en étant soumis au masculin comme norme de l’humain.

On peut progresser en connaissant des reculs qui permettent de creuser en profondeur, en empruntant des routes plus sinueuses, sans pourtant tourner en rond; mais en faisant une intégration plus lente et difficile du passé et du présent, on avance quand même en suivant un mouvement en forme de spirale, plutôt que celui d’une flèche dirigée vers un but.

Cette manière de voir la marche des femmes aussi bien que le mouvement des femmes lui-même peut certes être utile au moment où on constate certains reculs… où l’on ressent, peut-être, à certains moments, des déceptions par rapport aux générations montantes… où on considère le féminisme en panne… L’histoire des humains, comme le développement personnel, n’avance pas toujours de manière linéaire… mais souvent, par des reculs, par des purifications, par des attentes douloureuses… C’est ainsi que la route de la confiance et de l’espérance peut aussi se tracer, dans la solidarité, l’amitié, l’amour de la vie… Du pain et des rosés !

LOUISE MELANÇON,
Sherbrooke