La marche, cette incontournable

La marche, cette incontournable

Dès la Genèse, Yahné munit la nature et ses habitants de puissance : les astres éclairent, la nuit précède le jour, la pluie fertilise la terre et garde les océans à flot. Chaque animal vertébré ou invertébré doit voir à se garder en vie et chaque végétal aussi. La matière s’expose aux besoins de chaque espèce. Adam et Eve, forts de leur puissance, rêvent déjà de pouvoir divin, mais l’histoire les engage dans le corridor de la vie terrestre. Le genre humain est né : un long combat s’amorce… Désormais, l’homme aura la puissance de prospérer, de disposer de sa vie jusqu’au moment où celle-ci sera rappelée au pouvoir du Créateur.

Marcher… Comment ? Où ? En masse ? En clan ? En solo ? En pleine lumière ou dans le brouillard ? Sur un sol argileux ou sur du roc ? Dans le sable ou dans le limon ? Marcher… Pourquoi ?

À la naissance, l’enfant hérite d’un monde parsemé d’inégalités. Toute sa vie durant, il sera confronté à des choix dont les décisions dépendront — fort probablement — du pouvoir qui lui est ou non accordé dans le milieu où il fait entendre ses premiers pleurs. Entre son premier cri de nouveau-né et son dernier souffle (combien de temps plus tard ?), quel mystérieux parcours effectuera-t-il ? Si le petit enfant nouvellement né ne crie pas, il risque qu’on l’oublie et, qu’éventuellement, il en meurt.

L’enfant grandit. Il distingue les visages, les bruits, les couleurs, les odeurs. Peu à peu ses gestes se font plus certains : il se dresse sur ses jambes, trébuche, se relève, tombe de nouveau, se redresse encore. Puis ses pas s’affermissent : la marche de l’existence s’enclenche… Une histoire unique s’écrit. C’est la vôtre, c’est la mienne, c’est celle de chacune, de chacun.

À ma naissance, j’ai hérité des conditions familiale, religieuse, sociale et économique établies. J’ai grandi dans un milieu agricole, sur le bord d’un lac parmi des parents généreux. Mon enfance fut heureuse. Dans ce noyau, s’est organisée mon existence à travers des choix qui relevaient parfois du compromis. Cela n’a pas réussi à m’écarter des égarements qui ont entraîné, à leur tour, déceptions et souffrances. Plus je gagnais en autonomie — en pouvoir — plus mes décisions rejaillissaient sur mon entourage avec leurs conséquences. Autour de moi, on a lancé des cris que je n’ai pas entendus. Jeune adulte, je n’ai pas compris — et enfant je n’ai pas pressenti — que chaque décision porte en son sein une conséquence. Ce n’est que plus tard que je dus admettre cette vérité.

J’ignore à quel endroit vous vous trouvez en lisant cet article, mais je sais que, tout comme moi, vous n’échappez pas à la mégalomanie du monde actuel. Notre planète et ses habitants sont entrés dans une phase de dépassement accéléré : avancer toujours plus vite, toujours plus loin ; gagner à tout prix….

Parfois, je me surprends à imaginer ma vie au Moyen Âge ou au temps de Socrate plutôt qu’au 20e siècle. Ou encore, je me vois vivant tranquille dans les hautes montagnes d’Orient ou sur les bords du golfe de Salerne, loin de cette frénésie quotidienne et de ces exigences actuelles qui usent prématurément. Vivre serait-il moins épuisant ? Sans doute… Toutefois, une voix intérieure me dit que l’essentiel du combat serait le même : atteindre le rivage à travers victoires et défaites. Car dans ma marche avec les autres mes pas se font et se défont tour à tour.

En tant que femme, quel goût suscite en moi ce monde auquel mon quotidien se réfère ? Quand je m’installe confortablement devant mon téléviseur et que je reçois des images du monde entier les questions surgissent. Pourquoi les répressions personnelles et collectives ? Les manigances d’exodes forcées de communautés qui ne demandent qu’à vivre dans la stabilité et la sécurité de leur coin de terre ? Pourquoi les cours des Bourse grimpent-ils quand les P.D.G. annoncent la fusion de leur entreprise à coûts de milliards de dollars ? Pourquoi les discours sans failles et rassurants des économistes et des politiciens malgré les catastrophes humaines et la pauvreté qui gagne de plus en plus de terrain ? Pourquoi les mesures outrancières de l’ordre, du parfaitement correct paralysant l’esprit critique et entretenant la peur ? L’hégémonie de la pensée du gagnant auquel est soumis le monde actuel frôle l’aliénation. Nombre d’existences se gaspillent tandis que d’autres sont en déroute : la conquête des marchés est rusée, jamais innocente. On vit à l’heure des extrêmes : une banalité devient un scoop, tandis qu’on se donne bonne conscience en rappelant à l’ordre du bout des lèvres ceux qui provoquent l’agonie de populations à qui on arrache à petit feu l’essentiel quotidien.

Comment garder son existence en équilibre et heureuse devant ces faits ? Quelles intuitions ces tactiques habiles peuvent-elles susciter dans l’esprit de celles et de ceux qui sont, soit acteurs, soit spectateurs de ces images — souvent manoeuvres ? À force d’être témoins, en direct ou à distance, de ravages de toutes sortes, notre conscience ne nous invite-t-elle pas à entreprendre la marche de la reconstruction — bien qu’encore indéchiffrable — d’un monde en déconstruction ? Le sentiment d’impuissance qui nous habite ne serait-il pas la porte d’entrée donnant accès à l’indépendance d’esprit nécessaire pour distinguer ce qui est vrai de ce qui est faux afin de parvenir à la juste connaissance des choses. Qui que nous soyons : enfants, parents, collègues, amis, voisins témoins des vicissitudes de notre monde, ne sommes-nous pas toutes et tous ensemble l’espoir de demain ?

Dieu a doté l’homme de la puissance de devenir lui-même et de juger de sa propre vie. Il semble que de mauvais génies embrouillent son itinéraire et l’oblige à des tournants serrés et à des sauts périlleux. Depuis les temps anciens l’homme travaille à se dépêtrer de ses insuffisances. Ne serait-il pas plus sage pour lui de s’en accommoder dans ses combats qui le mènent à l’autre rive ?

Le monde actuel possède un outil privilégié : l’image sans frontières à  travers laquelle sont lancés des cris de femmes, d’hommes, d’enfants, de vieillards. Jusqu’à quel point, sommes-nous disposer à nous laisser interpeller par elle ?

HELENE SAINT-JACQUES, BONNE Nouv’AILES