L’intégration des femmes au développement aux Philippines : une nouvelle gestion sociale des femmes

L’intégration des femmes au développement aux Philippines : une nouvelle gestion sociale des femmes*

(* L’intégration des femmes au développement aux Philippines : une nouvelle gestion sociale des femmes, thèse présentée comme exigence partielle au doctorat en science politique par Colette St-Hilaire, en février 1993, à 1’Université du Québec à Montréal. )

Parmi les femmes du monde en marche, prennent place les femmes des Philippines. Les informations fournies ici sont tirées de la thèse de doctorat en science politique de Colette St-Hilaire, présentée en 1993 à l’Université du Québec à Montréal.

Notre souci, en écrivant cet article, n’est ni de résumer ni d’évaluer l’excellente thèse de madame St-Hilaire, (nous n’en avons pas la compétence) mais d’en extraire certains passages susceptibles de nous faire mieux connaître nos soeurs des Philippines. 

Nous les rejoignons au début des années 1970. La Filipina se caractérise alors par des valeurs traditionnelles : elle est la gardienne de la moralité, chargée du bonheur de la famille et de l’harmonie de la relation conjugale. Sa place est à 1a maison. Son mari, qu’elle veut agressif et déterminé en tant que pourvoyeur, doit partager avec elle les décisions relatives au foyer.

Aux Philippines, la ménagère est en même temps une paysanne fortement intégrée au travail agricole : élevage des animaux, jardinage, choix et préparation des semences, ensemencement, repiquage du riz, sarclage, récolte, décorticage non mécanique, embauche de main d’oeuvre agricole, préparation des repas, marché, achat de produits pour la ferme, soins aux enfants et aux malades, lessive…

La prise de conscience de l’exploitation, de la dépendance et de la corruption qui règnent alors en maître dans le pays mobilise les étudiants dans la lutte pour 1a justice, la souveraineté et la démocratie. Alertés par ce mouvement, diverses couches de la société emboîtent le pas. Des femmes souhaitent être de la partie mais les rôles que leur assigne la culture dominante mettent des limites à leur engagement. Malgré tout, comprenant que leur oppression vient des autorités autant religieuse et politique que clanique et mâle, elles commencent à s’organiser. Proscrit, en 1972, par la loi martiale, leur groupe, Makibaka, demeure malgré tout comme le symbole incontesté de la renaissance du mouvement des femmes aux Philippines.

En 1975, c’est la base qui s’organise pour mettre sur pied des projets de lutte à la pauvreté et l’organisation politique des femmes des milieux populaires.

En 1978, les femmes actives dans les organisations de défense des droits de 1a personne se constituent en groupe autonome. La plupart d’origine bourgeoise, ces femmes profitent de leur statut pour s’insurger contre la dictature.

En 1983, Pilipina est créé pour faire inscrire la question des femmes au programme de la libération nationale et sociale des Philippines. Un autre groupe, formé d’ex-prisonnières politiques et de jeunes universitaires radicales, fonde Kalayaan (organisation des femmes en liberté). Ces femmes sont les premières à parler de patriarcat et de sexualité. L’assassinat de Benigno Aquino va donner naissance à d’autres regroupements tels que AWARE (femmes pour l’action et 1a réconciliation), WOMB (femmes pour la destitution de Marcos et le boycottage), SAMANAKA (regroupement des femmes des bidonvilles).

Enfin GABRIELA réussit, avec le temps, à créer un réseau ralliant une centaine de groupes. En 1991, la coalition estime à 40 000 le nombre de ses membres, réparties en huit sections régionales et 27 organisations sectorielles. À Manille, GABRIELA est alors considérée comme la principale organisation des femmes des milieux populaires. Manille compte alors plus de programmes d’études féministes que Montréal.

Quant au discours sur l’intégration des femmes au développement, afin de relever leur statut et favoriser le développement dans son ensemble, il remonte à 1973. Deux projets, SHIELD et DIWATA, financés par l’aide canadienne, s’inscrivent dans ce discours.

Le projet SHIELD est un programme intégré de développement communautaire. Son objectif est de contribuer à l’amélioration de l’état de santé et au bien-être économique de la population pauvre de Mindanao par le biais d’une approche intégrée mettant l’accent sur le développement des compétences locales et la mise en oeuvre d’activités créatrices de revenus.

Pour ce qui est de la santé, la catégorisation des femmes en simples bénéficiaires, promotrices ou entrepreneuses ne tient pas compte de l’organisation autonome des femmes et, puisque la santé maternelle et infantile occupe le centre des discussions, la santé des femmes, elle, n’existe pas. Quant au bien-être économique, le projet étant incarné au sein d’une structure économique et sociale dominée par une élite terrienne et une bureaucratie politique, les femmes paysannes engagées dans SHIELD finissent par être les sujets actifs d’un développement qui travaille contre elles.

Le succès économique de SHIELD, au moment de notre enquête en 1990, conclut madame St-Hilaire, est loin d’être assuré alors qu’on voudrait en faire le fondement même de l’émancipation des femmes et du développement communautaire.

Quant au projet DIWATA, son approche globale visait à transformer les rapports femmes/hommes sous le thème CED (genre et développement). Élaboré et administré par deux réseaux de femmes des Philippines, le projet apparaît, à première vue, comme une victoire importante des féministes philippines. DIWATA a mené à l’unification du mouvement des femmes sans que soit sacrifiée la diversité des intérêts et des orientations des groupes. Il a mis des fonds à la disposition des groupes qui en avaient grand besoin. Cependant la production et la mobilisation des femmes pour en faire les sujets du développement a contribué à marginaliser les groupes populaires et certains groupes de féministes et de partisans socio-politiques plus radicaux.

Qu’en est-il, aujourd’hui, de la situation des femmes aux Philippines ?

La Filipina est redescendu sur terre moins ambiguë. Son statut de travailleuse et ses contributions à l’économie commencent à être reconnues. Mais la condition de la Filipina, dans la sphère privée, où survit la subordination des femmes, n’a pas été soulevée. La Filipina n’a pas gagné en autonomie mais elle est devenue administrable, mieux adaptée aux opérations d’un développement planifié. Avec ces études, elle acquiert une nouvelle visibilité. Cependant l’émancipation des femmes, favorisée par l’éducation et leur intégration, n’a pas conduit à remettre en cause la domination du grand propriétaire, de l’Église ou du mari.

Depuis 1975, on assiste à une réinterprétation du discours traditionnel : la Filipina ambiguë est progressivement devenue mère et nourrice, travailleuse, paysanne pauvre soutien de famille ou bénéficiaire c’est à dire qu’on l’a de plus en plus définie dans les termes du développement. Les lieux mêmes de production et de diffusion de l’identité de la femme philippine se sont déplacés : après avoir été imaginée par les poètes, les curés et les politiciens, la Filipina est maintenant pensée à partir des institutions universitaires et des organismes de développement. Et grâce au dispositif du développement, la visibilité des femmes se concrétise par une mobilisation des ressources et une gestion des femmes au sein de l’État et des structures économiques, politiques et même militaires.

En s’alimentant aux études sociologiques, en adoptant le discours libéral de l’intégration des femmes au développement, en arrimant la femme réelle des campagnes aux discours et aux programmes de développement de la dictature Marcos, la Commission des femmes aura contribué, selon madame St-Hilaire, à l’institutionnalisation d’un puissant mécanisme de contrôle des femmes.

Au dire de la présidente actuelle de GABRIELA : Les femmes, aux Philippines, sont peut-être plus visibles que dans les autres pays asiatiques, mais l’oppression perdure. Très peu a changé malgré les années de prise de conscience et d’organisations populaires vécues. Trop souvent la véritable prise de conscience des structures d’oppression demeure limitée à un petit noyau de femmes organisées. Néanmoins il y a une espèce de subconscient, de connaissance collective qui est partagée par les femmes de toutes les couches de la population et qui nous aide à nous rappeler que — avant la colonisation espagnole — nous étions les égales des hommes. (L’Espérance des peuples, no 379, déc. 1998)

YVETTE LAPRISE, PHOÉBÉ