MINIDOSSIER FORUM MONDIAL DE THÉOLOGIE ET DE LIBÉRATION DAKAR 2011

THÉOLOGIE FÉMINISTE SUR LA SCÈNE MONDIALE : POUR LA VIE DES FEMMES

Échos du Forum mondial de théologie et de libération de Dakar

Denise Couture, Bonne Nouv’aile

La théologie féministe y a occupé une place visible par la présentation d’un atelier thématique et par la présence de théologiennes dans les divers ateliers et dans les plénières. Plusieurs personnes qui participaient à l’événement, dont j’étais, nous entendions pour dire que l’approche féministe n’a pas encore marqué la manière de faire de la théologie au Forum mondial de théologie et de libération. Nous en sommes encore à l’étape de l’inclusion des voix féministes à côté des autres.

Paroles des théologiennes africaines : la vie placée au centre

Les théologiennes africaines des pays subsahariens, francophones et anglophones, ont placé la vie au centre des échanges, de la manière dont on le fait dans la religion traditionnelle africaine. Parmi elles : Mercy Oduyoye du Ghana, Penda Mbow du Sénégal, Antoinette Yindjara et Jeannette Ada Maïna du Cameroun, Philomena Mwaura et Mary Getui du Kenya.

De quelle vie s’agit-il ? Premièrement, de la vie quotidienne et de la subsistance journalière. La justice de genre signifie l’accès au pain quotidien pour les femmes et pour tous et toutes. Cependant, au Cameroun, des camions remplis de nourriture sortent du pays alors que la population meurt de faim. Les femmes ont dénoncé le fait que l’État et l’Église se déresponsabilisent de cette situaion.

 Il s’agit, deuxièmement, de la santé des femmes et des familles, sous tous ses aspects, dans un contexte de forte prévalence de mortalité infantile et maternelle, d’obstacles à l’accès aux vaccins, de la lutte contre la malaria et contre le VIH/sida, de problèmes d’accès à l’eau, de la perte des travailleurs et des travailleuses en santé qui choisissent l’émigration, et autres enjeux criants.

Troisièmement, il s’agit de la vie spirituelle. Les Africaines ont dit dans un atelier : « Dieu est la vie » ! Dieu se manifeste dans la vie, par la vie, en la vie ; plus que cela, Dieu est la vie. Cela correspond à la vision de la religion africaine qui devient aussi celle d’une théologie chrétienne faite en sol africain. Mercy Oduyoye a depuis longtemps montré l’intérêt pour la théologie chrétienne de valoriser la religion traditionnelle africaine afin que les personnes chrétiennes marquées culturellement et profondément par elle puissent en vivre les aspects libérateurs plutôt que de nier une partie d’elles-mêmes.  Elle a dit à Dakar que la théologie de la libération occupe en Afrique la fonction de la « divination ». Celle-ci est une pratique de la religion traditionnelle africaine qui consiste à lire la vie dans le but d’une guérison individuelle et collective. Dans cette perspective interculturelle et interreligieuse, on peut concevoir la théologie chrétienne de la libération et la pratique africaine de la divination, les deux, comme des invitations au regroupement des personnes afin qu’elles trouvent la vérité à propos d’elles-mêmes et qu’elles prennent des décisions pour changer.

Un autre aspect de la culture africaine à retenir est l’interconnexion entre les différentes dimensions des maladies et des maux : le physique, le psychologique et le spirituel. La guérison vise tous ces niveaux mêlés les uns aux autres (alors qu’en Occident, la sécularisation nous a habituées à séparer le spirituel des autres dimensions de la vie). Dans la perspective africaine, la religion fait partie intégrante de la vie. Il ne s’agit pas d’une dimension de l’être à côté des autres. La religion est la vie, et la vie est la religion, a dit Mercy Oduyoye. La tâche consiste à discriminer si elle est dominatrice ou libératrice et à en conserver les aspects libérateurs pour la vie, qu’il s’agisse de la religion traditionnelle africaine, du christianisme ou de l’islam.

Tout cela nous a fait constater la diversité des contextes des différents continents. Deux théologiennes, l’une d’Asie et l’autre d’Amérique du Sud ont plutôt proposé de faire une théologie féministe sans la religion (dans un cadre libre de religion pour favoriser la spiritualité). Toutes, cependant, ont donné à la vie quotidienne des femmes une place centrale. Toutes ont considéré la théologie, non pas comme une interprétation des dogmes, mais comme l’intelligence par les femmes de leur propre vie dans sa profondeur en liberté et en processus de libération.

Paroles de théologiennes d’Asie, d’Amérique du Sud et d’Amérique du Nord

Plusieurs théologiennes ont eu des paroles fortes. Je noterai plus particulièrement celles de Kochurani Abraham de l’Inde, d’Anete Roese du Brésil et d’Ada María Isasi-Díaz, créatrice de la théologie mujerista aux États-Unis. Les exposés étaient donnés dans différentes langues, surtout l’anglais, le portugais et l’espagnol.

Comme femme qui habite en Inde, Kochurani Abraham a souligné qu’elle ne peut repousser ou rejeter la religion, car celle-ci y est omniprésente. La religion met en relation avec le mystère de la vie et de Dieu, a-t-elle dit. Elle renvoie à une réalité au-delà, à une réalité ultime qu’on ne peut posséder. Aucune religion ne peut la posséder. Pour rejoindre cette réalité insaisissable, il ne suffit pas à la théologie de se situer au plan rationnel, elle doit aussi se situer au plan mystique.

Une tâche de la théologie de la libération consiste à libérer Dieu de la religion, a-t-elle proposé, car les religions enferment Dieu et l’utilisent pour justifier le contrôle. Une autre tâche relativise l’étude des textes sacrés et des traditions pour tourner le regard vers la « texture » de la vie concrète des femmes et de tous (le « texte » de la vie). Kochurani Abraham a honoré la diversité des théologies féministes asiatiques qui parlent de ces multiples « textures » avec le langage des symboles chrétiens mêlé à des référents qui proviennent de diverses religions et spiritualités étant donné le contexte fortement multireligieux de l’Inde qui touche jusqu’à l’intériorité des personnes. Dans ce temps de menace à la santé de la Terre, elle a parlé de cette diversité sur fond du désir de favoriser la biodiversité planétaire.

Anete Roese du Brésil a analysé comment des femmes, des mères et des filles sur quatre générations, en sont arrivées à se libérer du cadre patriarcal autoritaire d’une Église chrétienne Évangélique. Sur le plan des stratégies concrètes de libération, elle a noté la nécessité pour ces femmes de briser avec l’autorité, mais d’une manière où la rupture se produit en premier lieu dans la maison et dans la famille. Il fallait mettre fin à une structure familiale sous la domination du mari et du pasteur, ce qui fut le début d’une spiritualité sans religion. Cela amène Anete Roese à poser les questions qui suivent, qu’elle a dites difficiles à soulever pour elle qui est pasteure d’une Église : comment faire une théologie sans religion ? Est-ce possible ? Ou est-ce la fin de la théologie ? Ou du moins la fin d’un temps ? Elle pose ces questions parce qu’il lui apparaît que la théologie féministe se passe à la périphérie, là où il n’y a plus de religion. Elle explique que la théologie de la libération féministe critique tous les processus de contrôle et déclare la fin de la religion patriarcale. Des sujets transforment leur propre histoire et provoquent la fin d’un temps, d’une Église, la fin d’un cycle, le début de quelque chose de nouveau. La théologie féministe instaure une pratique d’amour de soi et des autres, de non-violence, de résolution de conflit, un nouveau concept de pouvoir, un retour à ses propres origines, à la vie communautaire et à la terre.

Ada María Isasi-Díaz, théologienne étatsunienne d’origine mexicaine, qui pratique une théologie mujerista et qui enseigne au New Jersey, conçoit la théologie féministe comme un discours second qui écoute les histoires de vie des femmes. Le rôle de la théologie n’est pas d’expliquer les dogmes, mais de rendre compte de l’intelligence de la foi de ces femmes. Elle veut leur donner des clés pour qu’elles puissent comprendre les dominations qui les traversent et devenir responsables de leurs propres actions de libération dans le quotidien.

Cinq formes d’oppressions toucheraient les femmes. Elles ont la capacité de les reconnaître et de les refuser : 1) l’exploitation et l’appropriation du travail ; 2) la marginalisation de personnes ou de groupes à qui on attribue moins de valeur ; 3) l’impérialisme sous plusieurs formes, au sens de l’imposition d’un pouvoir de façon normative ; 4) le manque de pouvoir soit parce que l’autorité est contrôlée par d’autres personnes soit parce que ce sont d’autres personnes qui tirent un bénéfice de nos actions. Le pouvoir des femmes et leur capacité d’agir sont fragiles ; et, enfin, 5) la violence systémique. Celle-ci se manifeste par le fait que des hommes pensent spontanément qu’ils peuvent abuser des femmes ou encore par le fait que des personnes pensent spontanément qu’elles peuvent en crucifier d’autres pour des raisons que nous devons reconnaître comme inacceptables.

Selon Ada María Isasi-Díaz, les femmes peuvent refaire constamment une interprétation concrète des oppressions interreliées qui les traversent, en vérifiant lesquelles de ces cinq grandes oppressions se jouent dans ce qu’elles vivent. Cette action leur donne des outils de résistance et de libération et le choix de construire une justice relationnelle.

Une théologie féministe planétaire ?

Au Forum mondial de théologie et de libération de Dakar, on a abordé la question de l’immense variété des approches de la théologie de la libération sur la scène mondiale. Cet enjeu n’est pas près de s’estomper, car la diversité des théologies continue d’augmenter. Elle a conduit à une complexification des analyses des oppressions et des émancipations, qui se mêlent à l’intérieur même des sujets engagés dans la création de la justice. Une solution envisagée pour favoriser une unité tout en honorant la pluralité a été la proposition d’élaborer une « théologie planétaire ». Développerions-nous une théologie féministe planétaire ?

La réponse à cette question fut : oui et non. Oui, parce que nous prenons conscience de l’étroite relation entre les enjeux locaux et mondiaux. On n’imagine plus les enjeux locaux isolés de ceux globaux. En Afrique en particulier, on a raconté comment les solidarités continentales ou internationales aident énormément les petites communautés dans leur lutte contre les entreprises multinationales. Ces communautés, auparavant laissées à elles-mêmes, détenaient peu ou pas de pouvoir pour renverser les décisions des dirigeants. Dans cette lignée, pour Mercy Oduyoye, il n’y a pas de problématiques africaines, il n’y a que des problématiques globales. Ce point n’est pas si facile à comprendre et à intégrer en soi. En réalité, chaque lutte est locale et peut être reliée à un enjeu global, mais elle demeure locale parce que liée à la vie concrète. Dans ce sens, oui, on peut développer une « théologie planétaire » sous la forme entre autres d’un réseau mondial de solidarité. D’autant plus, comme on l’a fait remarquer, que le terme « planétaire » est connoté positivement et associé à la protection de la santé écologique de la Terre.

D’un autre point de vue, on a répondu par la négative à l’idée de rassembler les multiples théologies de la libération sous ce vocable. On a donné entre autres deux raisons de ce refus. D’abord, une « théologie planétaire » pourrait fort bien se situer dans une perspective de la domination, et c’est en effet de ce côté qu’elle se situe le plus souvent. L’expression recèle un piège. Il est bien possible que, si planétaire, cette théologie ne se situe pas du côté de la libération concrète des personnes. Ensuite, on a souligné qu’elle risque de demeurer abstraite et générale, de nous éloigner de la vie et des luttes locales. Le thème de la vie a resurgi. En écho aux paroles des Africaines sur la centralité de la vie, des théologiennes féministes d’Asie, d’Amérique du Sud et d’Amérique du Nord ont amené à l’avant-plan le quotidien des femmes qui luttent pour le souffle de leur propre vie et contre le contrôle. Une « théologie planétaire » ne les intéresse pas si elle ne touche pas la libération des femmes dans leur vie concrète.

Conclusion

Ce fut pour moi un privilège de participer au Forum mondial de théologie et de libération de Dakar. La rencontre de théologiennes provenant de toutes les régions du monde a créé des échanges fructueux et inspirants. Dans les travaux universitaires et dans les discours de tous ordres, le continent africain demeure occulté et oublié. Cela faisait du bien d’entendre de nombreuses femmes africaines faire de la théologie. Trop peu cependant, ai-je trouvé, étaient francophones, le résultat d’une situation d’ensemble selon laquelle la théologie chrétienne francophone africaine se trouve affaiblie par rapport à celle anglophone pour des raisons institutionnelles diverses.

Une de mes questions portait sur la possibilité de faire une analyse féministe du Forum mondial de théologie et de libération de la même manière que certaines théoriciennes féministes en sciences sociales se risquent à proposer une lecture féministe du Forum social mondial. Nous sommes au début d’un tel travail. Comment l’action altermondialiste de ces forums contribue-t-elle à construire « un autre monde possible », le slogan du forum social, sous l’aspect de nouveaux rapports quotidiens d’altérité ?