MON CHER AMI

MON CHER AMI

Denise Bilodeau

Mon cher Ami,

Tu es Mort !  Tout au long des quelques semaines qui ont suivi ton départ “sans retour”, bien des lettres à ton endroit se sont bousculées dans ma tête…  Au-delà des contenus multiformes et des émotions qu’elles réveillaient, chaque fois ces mots ont résonné avec son implacable réalité : tu es Mort !  Et ta mort me renvoie au Mystère, aux Silences et à l’Absence.

Mystère.

En me répétant “tu es Mort”, je reviens constamment au cœur de ce mystère paradoxal : “tu es” qui signifie “tu existes” puisque le verbe être est vivant – et tu es aussi Mort.  Tu existes dans la non-vie !  Tu es à la fois mort et existant pendant que moi je ne suis que vivante n’ayant pas encore accès à cet ailleurs radical de non-vie qui nous sépare.  De là où tu es, je sais que tu ne peux revenir et que je ne peux t’y rejoindre sinon en quittant la vie, et même ce faisant…  Je suis confrontée à l’inéluctable, au non-retour, à l’irréversible, bref à tous ces mots de vivants qui essaient d’accepter une réalité inacceptable, raisonnablement, naturellement.

Cette lettre te rejoint-elle ?  J’aime le penser.  Te l’écrire m’aide à me “sentir” vivante et à essayer de te “re-sentir” autrement.  J’essaie d’apprivoiser le Mystère maintenant entier que tu es devenu.  Tu es parti avec un peu de moi, un peu de celles et de ceux qui ont partagé ta vie.  De même, nous restons avec un peu de toi puisque nous nous façonnons les uns les autres tout au long de notre chemin de vie.  Aussi, j’ose croire que tu continues à vivre à travers moi, à travers nous, et nous à travers toi.  Comment ? Mystère !

Le Créateur de toute chose et de toute vie qui t’a rappelé à lui n’élude pas le Mystère mais il permet peut-être de nous y introduire.  Ta foi au Dieu/e de Jésus le Christ t’a sûrement permis de vivre ta mort avec une certaine confiance et sérénité, ce qui est mon souhait pour toi.

Silences.

Il me revient cette expression souvent utilisée : “c’est un silence de mort”. Comme elle prend une signification vivante aujourd’hui !  Ton silence est devenu non présence physique, non parole, non écrit…  Le téléphone ne sonne plus, de toi.  Je n’entends plus ton rire en éclat et je ne vois plus ton regard moqueur.  Ton silence est Mort.  Il est devenu un état, une manière d’être, à qui ? à quoi ?  Tu es le Silence.  Tu existes, mais dans le Silence…  Chez les vivants, le silence est retrait en soi, il est solitude, il peut être moment de plénitude, lieu d’accomplissement et de communication… Il est une manière d’être à soi, une manière d’être à la vie.  Souvent il fait peur. Peut-être peur de la mort ?

Avant de nous quitter, tu as beaucoup vécu dans un silence où tu portais le secret de ta mort.  Tu as choisi de garder ce secret dans le creux de ton âme et de vivre ta mort dans la solitude, celle que tu avais choisie et à laquelle tu as été fidèle toute ta vie.  Tu es parti en solitaire.  La maladie t’avait longuement préparé à ce silence radical, elle qui te retirait trop souvent, trop tôt et trop vite, de toutes ces rencontres amicales ou autres où on voulait te retenir.  Au long des années, la maladie a « magané » ton corps, et ton esprit souffrait de ne plus nous entendre comme tu le souhaitais.  Maintenant que ton corps est inerte et soulagé ( ?), j’ose croire que ton Esprit peut entendre ce que je tente de te dire…

Du silence où je me retire pour t’écrire cette lettre en forme d’adieu, je te dis que je respecte et admire la démarche vers ta Mort.  Elle a la cohérence même de ce qu’était ta démarche pour la vie : empreinte de silence, de réflexion, de retrait en soi-même, de fidélité.  Bien sûr, j’aurais aimé qu’on puisse parler de ta mort comme on savait si souvent parler “de la vie”.  Mais honnêtement, je reconnais que ces échanges familiers s’étaient estompés depuis quelque temps… Tu étais déjà ailleurs où je ne pouvais plus te rejoindre.  J’ai emprunté, sans le savoir, ce passage avec toi, qui te conduisait vers la-mort-et-après ; et moi, vers la-vie-qui-continue-sans-toi.  C’est un passage par lequel tu m’as initié à la mort que j’accueille avec plus de sérénité.

Nos silences mutuels m’apparaissent désormais enfermés dans des sortes de bulles intercosmiques qui risquent peut-être de se toucher, mais sans bruit. Je reste à l’écoute…

Absence.

C’est de là que la peine surgit.  Que le vide se produit.  Que la séparation blesse.  Dans la vie, toute séparation plonge dans un abîme.  Le silence de l’Absent ou de l’Absente gonfle le cœur d’émotions insupportables.  Le caractère inachevé, probablement inhérent à la séparation, garde souvent le cœur et l’âme parés pour le réveil de la blessure originelle.  Toi, tu as maintenant achevé toute séparation ; tu as traversé le mur de la peine et de la tristesse pour aller au creux même de l’Absence.  Tu es l’Absence.  Tu existes dans l’Absence.  J’ose croire que le bout de l’Absence peut se faire Présence…

Au-delà du regard triste qui habitait ton visage des derniers mois (même un magnifique coucher de soleil n’avait pas réussi à l’égayer), j’aime penser que tu vois maintenant, et seulement, avec le cœur.

Le vivant “aimé” qui devient l’Absent ne tient pas le même langage au cœur que le mort “aimé” qui devient l’Absent !  Maintenant je comprends pourquoi ton regard était triste devant le coucher de soleil…

L’éternité des vivants n’est plus la même pour toi qui a traversé le Temps.  Pourquoi parle-t-on d’éternité quand on parle de la mort ?  Un peu avant de mourir, tu as dit à des amis : “l’éternité, c’est le présent”.  Tu es et existes dans ce Présent que je reçois dans le sens d’un Cadeau, car je te sens encore Présent.  Par ta mort, tu m’as fait cadeau-présent de la vie-à-accueillir-autrement ; de la mort-à-accueillir-réellement comme le bout obligé de la vie.  Là où tu es, moi aussi j’irai un jour…

Et je te laisse avec cette salutation que tu nous as maintes fois répétée : “On se lâche pas” !