RÉTROSPECTIVE DES INTERVENTIONS DE L’AUTRE PAROLE DANS LE DÉBAT SUR LA LAÏCITÉ AU QUÉBEC

RÉTROSPECTIVE DES INTERVENTIONS DE L’AUTRE PAROLE DANS LE DÉBAT SUR LA LAÏCITÉ AU QUÉBEC

Denise Couture

La collective féministe et chrétienne L’autre Parole intervient sur la question de la laïcité au Québec depuis l’automne 2012. Dans le présent article, je voudrais rappeler ses principales interventions et faire ressortir le caractère novateur de l’approche qu’elle a privilégiée. Celle-ci conduit à concevoir la laïcité d’une manière nouvelle et inattendue, à partir du point de vue de la défense des droits des femmes dans le domaine religieux. Elle remet en doute l’idée bien ancrée que les institutions religieuses représentent des zones de non-droits pour les femmes et pour les minorités ; et elle conteste l’évidence que les femmes n’ont qu’à sortir de la religion si elles veulent être libres. Sur ces questions, des féministes spirituelles ou religieuses peuvent contribuer d’une manière originale au débat, car elles luttent déjà depuis plusieurs décennies pour les droits des femmes à l’intérieur des institutions religieuses tant sur la base des chartes et des lois sociales que sur celle de la compréhension interne de la foi dans leurs traditions religieuses respectives.

La rétrospective des interventions de L’autre Parole sur la laïcité comporte trois moments principaux, présentés ici du plus récent au plus ancien :

a) une journée de réflexion sur la laïcité et la religion majoritaire en février 2014 ;

b) l’animation d’un atelier aux États généraux de l’action et de l’analyse féministes en novembre 2013 1 ;

c) un numéro de la revue intitulé Vers un nouveau tissage de la laïcité et de l’égalité des sexes, publié en septembre 2012.

Une journée de réflexion sur la laïcité et la religion majoritaire, février 2014

La journée de réflexion s’est tenue au moment où se déroulait la Commission parlementaire québécoise sur le projet de loi n60 à propos de la « Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement », Charte des valeurs qui a suscité une polarisation des positions à propos de l’interdiction ou non du port du foulard par les femmes musulmanes dans la fonction publique et parapublique. Lors de la Journée de réflexion, nous n’avons cependant pas abordé cette question, mais les liens entre la laïcité et la religion majoritaire au Québec.

Pourquoi s’intéresser à la religion majoritaire ? D’abord, parce que c’est la spécialité de L’autre Parole ; ensuite, dans le but de déplacer les termes du débat et d’ouvrir la possibilité de penser la laïcité d’une manière qui soit réellement dans l’intérêt des femmes. Des exposés présentés lors de la Journée d’étude (publiés dans le présent numéro de revue) ont montré que le fait de concentrer toute l’attention sur la discrimination subie par les femmes dans les religions minoritaires (en particulier l’islam et le judaïsme orthodoxe) a des effets négatifs sur les femmes.

Premièrement, on en vient à associer la laïcité et la protection des droits des femmes. Pourtant, la pratique actuelle de la laïcité favorise l’acceptabilité sociale et étatique de discriminations faites aux femmes dans les institutions religieuses. On ne voit plus la réalité de cette situation et on ne voit plus qu’elle pourrait changer.

Deuxièmement, on consolide l’idée que les femmes n’ont qu’à sortir de la religion pour être libres. Mais cette vision a l’effet contraire de celui recherché, car on abandonne ainsi les femmes aux dictats des pouvoirs masculins à l’intérieur des institutions religieuses. Remarquons que la religion est le seul domaine social dont on accepte une telle chose.

Troisièmement, on ne voit plus la discrimination subie par les femmes dans la religion majoritaire. Pourtant les femmes québécoises s’y retrouvent en nombre fortement majoritaire. Compte tenu de ses politiques anti-femmes, le Vatican s’en tire ainsi beaucoup trop bien, faisant l’objet de très peu de critiques sociales alors qu’au contraire, il devrait être attaqué sérieusement tant du point de vue social que religieux pour son antiféminisme extrême qui a un impact concret sur toutes les personnes.

N’oublions pas que le Saint-Siège détient le statut d’État observateur aux Nations Unies où il fait valoir activement ses points de vue politiques. Au Québec, on peut penser à la large couverture médiatique des événements qui se produisent au Vatican (par exemple, les élections des papes ou les canonisations). Dans les salons, les membres de la famille regardent sur l’écran de télévision des rangées d’hommes. La ségrégation des femmes brûle nos yeux ; elle brûle celui des enfants, des filles. Il faut dire et redire que nous refusons cette logique d’exclusion des femmes. Il ne suffit pas de critiquer les autres religions en ce qui concerne la discrimination faite aux femmes et aux minorités, il faut contester celle de la religion majoritaire qui touche toute la population.

Un atelier aux États généraux de l’action et de l’analyse féministes, novembre 2013 

Environ trente-cinq femmes venant de partout au Québec et représentant une diversité d’organismes féministes sociaux ont participé à l’atelier de L’autre Parole intitulé : La laïcité et la religion majoritaire au Québec, Point de vue féministe. Les animatrices ont privilégié une démarche participative qui a laissé beaucoup de temps à la conversation entre les femmes. Elles ont utilisé le symbole d’une boule de laine que l’une lance à la prochaine qui prend la parole pour tisser une toile de solidarité entre les expériences et les perspectives diverses. Les échanges ont été fructueux. Les participantes ont jugé cruciales les questions posées par l’équipe d’animation de L’autre Parole et ont encouragé la collective à poursuivre son travail sur la religion majoritaire et la laïcité.

Voici la description de l’atelier telle que rapportée dans le Cahier des États généraux : « Atelier participatif abordant la laïcité à partir d’une autre perspective que celle de la visibilité des signes religieux dans l’espace public afin de remettre en cause les différentes institutions patriarcales qui, souvent au nom de traditions religieuses, empêchent les femmes de vivre leur pleine humanité. »

Nous avons soulevé les questions qui suivent :

— Aujourd’hui, l’État québécois est-il neutre par rapport à la religion majoritaire ?  Réponse : non, il reconnaît le droit canon catholique, un droit associatif particulier. L’État québécois ne pose pas la question d’une atteinte à l’égalité entre les femmes et les hommes par ce droit particulier.

— Dans les sociétés libérales, d’où vient qu’on laisse les religions discriminer les femmes et les minorités sexuelles (mais on n’accepterait pas une discrimination explicite des personnes de couleur) ? N’est-ce pas parce qu’il est encore socialement acceptable de le faire ? Réponse : oui, nous vivons actuellement la situation d’une acceptabilité sociale de la discrimination faite aux femmes et aux minorités sexuelles par les institutions religieuses. Cela pourrait changer.

— Comme effet de cette situation, les femmes croyantes ne se trouvent-elles pas exclues de la citoyenneté ? Réponse : oui, les institutions religieuses représentent actuellement des zones de non-droits pour les femmes.

— Pourquoi les femmes croyantes sont-elles la seule catégorie à qui on demande de quitter un domaine pour se libérer du sexisme ? Réponse : la pratique et la conception dominante actuelle de la laïcité consolident cette situation et ne permettent pas de la remettre en question.

— Quand on demande aux femmes de sortir des religions pour être libres, ne donne-t-on pas encore plus de force aux fondamentalismes religieux ? Réponse : effectivement.

— Ces questions ne devraient-elles pas faire partie des débats à propos de la laïcité ?

Un numéro de la revue intitulé Vers un nouveau tissage de la laïcité et de l’égalité des sexes, septembre 2012

Au début de septembre 2012 paraît le numéro 133 de la revue L’autre Parole intitulé Vers un nouveau tissage de la laïcité et de l’égalité des sexes (http://www.lautreparole.org/revues/133). Il aborde les relations entre la laïcité et l’égalité des sexes dans le contexte québécois du point de vue spécifique de féministes chrétiennes qui ont développé une critique à la fois du sexisme et de la religion.

Deux articles féministes et théologiques manifestent particulièrement de l’originalité de la perspective (textes d’Aïda Tambourgi et de Marie Gratton). Ils construisent des liens entre la pratique de Jésus et une vision contemporaine de la laïcité. Chacune des auteures réfère à l’énoncé évangélique bien connu qu’il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Jésus a séparé les pouvoirs étatique et religieux. Il a critiqué radicalement les pouvoirs religieux et il a pris parti pour les personnes exclues et démunies (Aïda Tambourgi). Par sa pratique, Jésus a révolutionné les rapports entre les hommes et les femmes à son époque. Il s’est même permis d’apprendre des femmes. Dans le mouvement de Jésus, les femmes pouvaient agir comme des actrices de leur propre vie et de la vie commune (Marie Gratton). Ces lectures théologiques inspirent pour aujourd’hui une position en faveur de la séparation de l’État et de la religion et qui critique tout sexisme pratiqué par les religions.

Deux articles, féministes et partant du point de vue historique, cette fois, de Louise Melançon et de Micheline Dumont, présentent l’évolution de la laïcité au Québec et en France. Ils montrent la complexité des relations entre la laïcité et la défense des droits des femmes trop souvent simplifiée à outrance dans le débat social. Louise Melançon intitule son texte La laïcité, un problème complexe. Elle relie la conception de la laïcité à celle du vivre ensemble, tant en ce qui concerne les relations entre les femmes et les hommes, qu’entre les groupes sociaux, dont les personnes immigrantes. Selon l’analyse historique de Micheline Dumont : « Sur le plan des droits politiques des femmes, il est impossible d’affirmer que la laïcité y soit favorable. » L’auteure conclut son article de manière imagée et claire : « Je ne suis pas contre la laïcité. Elle peut certes constituer une donnée importante dans la vie démocratique. Mais on ne me fera pas avaler qu’elle est une garantie pour les droits des femmes », écrit-elle.

Il faut souligner que cette idée selon laquelle la laïcité n’assure nullement la défense des droits des femmes qu’elle a été et qu’elle demeure, au contraire, un facteur défavorable aux femmes demeure, à ce jour, à contre-courant de la conception dominante.

Depuis 2007 et la parution de l’Avis du Conseil du statut de la femme (CSF), intitulé Droit à l’égalité entre les femmes et les hommes et liberté religieuse, les féministes québécoises se sont divisées sur la question du port de signes ostentatoires (selon le terme employé à l’époque) dans la fonction publique, le CSF s’étant prononcé en faveur de son interdiction, la Fédération des femmes du Québec (FFQ), contre. Le numéro de 2012 de L’autre Parole participe à ce débat, sans prendre position comme collective. On y publie un texte explicatif de la position de la FFQ (Michèle Asselin), un énoncé d’une membre de L’autre Parole qui va dans ce sens, présenté publiquement à la FFQ (Yveline Ghariani) et un résumé de la position du CSF (Monique Dumais).

Un article féministe et historico-juridique sur la laïcité (Johanne Philipps) aborde la question des relations entre droits des femmes et religions dans les sociétés libérales et laïques. Il s’est agi d’un des premiers textes qui abordent la question sous cet angle précis. Il montre comment le processus de laïcisation, tel qu’il s’est produit dans ces sociétés, a conduit à accepter que les institutions religieuses bénéficient d’une exception en ce qui concerne l’application des droits des femmes et des minorités. Il analyse les conditions historiques et actuelles de cette exemption. Demeure-t-elle pertinente aujourd’hui ? Comment le mouvement féministe (dans la perspective d’une solidarité entre féministes sociales et croyantes) pourrait-il favoriser le recours aux chartes des droits pour contrer la discrimination que font subir des institutions religieuses aux femmes et aux minorités ?

Conclusion

La compréhension actuelle de la laïcité concède aux institutions religieuses, à l’intérieur de leurs organismes, la possibilité de discriminer les femmes et les minorités. Cela relève d’une telle évidence qu’il semble presque impossible de la remettre en question. Comment briser cette évidence ? Comment transformer la conception courante si bien ancrée de la laïcité ? Les diverses interventions de la collective L’autre Parole des dernières années ont soulevé ces questions. Il est primordial de les poser et de les garder ouvertes.

 1. Les États généraux de l’action et de l’analyse féministes ont été lancés par la Fédération des femmes du Québec en 2011. L’événement soulignait le vingtième anniversaire du forum québécois Pour un Québec féminin pluriel qui avait marqué le début d’une démarche plus politisée du mouvement féministe. Des milliers de femmes ont participé aux États généraux, clôturés par un forum tenu à Montréal en novembre 2013. Voir : http://www.etatsgenerauxdufeminisme.ca