No. 133 – Vers un nouveau tissage de la laïcité et de l’égalité des sexes

VERS UN NOUVEAU TISSAGE DE LA LAÏCITÉ ET DE L’ÉGALITÉ DES SEXES

Mise en contexte et présentation du numéro

La question des liens entre la laïcité et l’égalité des sexes est en débat au Québec. Le sujet est chaud et émotif. Il divise les féministes. Comme collective, L’autre Parole en est à l’étape de l’étude de la problématique. Nous l’abordons à partir des deux postures qui nous identifient, féministes et chrétiennes, c’est-à-dire d’un point de vue critique du sexisme et de la religion, et dans une perspective croyante. L’autre Parole veut contribuer par ce numéro à la réalisation d’un nouveau tissage des liens entre la laïcité et de l’égalité des sexes dans le contexte québécois. Les articles font ressortir leurs entremêlements, des points d’harmonisation et de tension et, surtout, la complexité de la question. Avant de situer plus précisément la contribution du numéro, il importe de présenter brièvement le contexte politique et historique.

Sur la scène mondiale

Au 21e siècle, une discussion publique sur la laïcité a cours dans plusieurs pays. Elle est provoquée par deux phénomènes : une recomposition des rapports entre l’État et les institutions religieuses sous divers aspects; et un besoin de mettre à jour les orientations qui guident le vivre-ensemble dans ce temps de multiculturalisme, d’immigration et de mondialisation.

On l’oublie parfois, mais la laïcité couvre un champ immense, ce qui explique en partie la complexité de la question. Elle comporte trois aspects : la séparation de l’État et des institutions religieuses à laquelle est liée la neutralité de l’État en matière de religion; la liberté de conscience et de religion; et la protection de la non-discrimination des personnes dans tous les domaines de la vie. Un collectif international d’auteurs la définit comme une harmonisation de trois principes : « respect de la liberté de conscience et de sa pratique individuelle et collective; autonomie du politique et de la société civile à l’égard des normes religieuses et philosophiques particulières; non-discrimination directe ou indirecte envers des êtres humains » (www.laicite-laligue.org). L’équilibre de ces trois dimensions, ajoutent les auteurs, se réalise de différentes manières dans différents contextes, elle demeure en négociation constante et en transformation perpétuelle dans chaque État.

Il est intéressant de noter que, selon cette conception de la laïcité, la liberté de religion et la quête de l’égalité des sexes (non-discrimination aux femmes) constituent des parties intégrantes du champ que couvre la laïcité. Parfois alliées, parfois en tension, l’harmonisation de leurs rapports fait partie du complexe de la laïcité.

La laïcité dans le contexte québécois

Dans le débat public au Québec, la notion de laïcité a émergé assez récemment, dans les années 1990, autour de la discussion sur la déconfessionnalisation des écoles. Le Rapport Proulx recommandait la déconfessionnalisation scolaire dans le cadre de ce qu’il a appelé une « laïcité ouverte ». L’expression fut donnée. Elle suggère une prise en compte de la diversité religieuse dans une perspective non confessionnelle. Elle fut concrétisée en 2008 par l’implantation du nouveau programme d’éthique et de culture religieuse qui a remplacé l’enseignement séculaire de la catéchèse confessionnelle, majoritairement catholique.

Plusieurs autres enjeux touchent le champ de la laïcité dans le contexte québécois dont la gestion du patrimoine religieux matériel et immatériel, l’organisation de l’animation spirituelle dans les hôpitaux, dans les écoles et dans les prisons, le niveau de subvention gouvernementale à accorder aux écoles confessionnelles, la présence du crucifix à l’Assemblée nationale, la prière dans des assemblées de personnes élues, et autres. Au Québec, tout le monde s’entend sur le principe de la séparation de l’État et des institutions religieuses et sur la neutralité de l’État en matière de religion, déjà mis en pratique. Ce qui fait l’objet de débat est la manière de les appliquer dans différents secteurs et il en est ainsi en ce qui concerne les rapports entre la laïcité et l’égalité des sexes.

La laïcité et l’égalité des sexes au Québec

Le débat public sur cette question a surgi à l’automne 2006 dans le cadre des discussions sur les accommodements raisonnables et elles furent vives pendant les audiences publiques de la commission Bouchard-Taylor, à l’automne 2007. En ce qui concerne les approches politiques et théoriques féministes, c’est un Avis du Conseil du statut de la femme (CSF), intitulé Droit à l’égalité entre les femmes et les hommes et liberté religieuse, publié en septembre 2007, qui a initié un débat entre les féministes québécoises qui reste ouvert à ce jour. Deux positions du CSF ont retenu l’attention : la recommandation de l’interdiction du port de signes religieux ostentatoires par les fonctionnaires de l’État dans le cadre de leur travail et celle de l’inscription dans la Charte des droits québécoise de la primauté du droit à l’égalité des sexes sur celui de la liberté de religion. Chacun de ces deux points a provoqué des débats. En ce qui concerne le premier point, plusieurs croient qu’il contredit les visées mêmes de la laïcité puisque, dans la vie concrète, la recommandation touche les femmes musulmanes qui portent le foulard, un groupe de femmes minoritaires déjà discriminées dont on augmente l’exclusion. Dans son mémoire déposé à la Commission Bouchard-Taylor en octobre 2007, la Fédération des femmes du Québec (FFQ) s’oppose à cette recommandation invoquant que la critique féministe vise à défendre les droits de toutes les femmes. La question continue de diviser les féministes à ce jour. Elle marque aussi le débat plus large sur la laïcité, mais d’une manière qui a pour effet malheureux de le polariser autour d’un groupe minoritaire de femmes. 

Dans ce numéro

Dans ce numéro, L’autre Parole ne prend pas position en tant que collective soit sur un ensemble d’enjeux soulevés par la laïcité soit sur une question particulière. Nous ouvrons la question, nous présentons quelques analyses parmi d’autres qui restent à faire. Nous posons trois questions. La première, large, a pour objectif de penser ce qu’est la laïcité et son effet sur l’égalité des femmes. Nous demandons : Comment articuler droits des femmes et laïcité? La deuxième question aborde la question polémique de l’acceptation ou de l’interdiction de signes ostentatoires religieux dans la fonction publique. La troisième se situe dans une perspective chrétienne : Comment la pratique de Jésus peut-elle orienter un agir en ces domaines?

 

1 Comment articuler droits des femmes et laïcité?

Les deux premiers articles de cette section, écrits par Louise Melançon et par Micheline Dumont, proposent une analyse de la laïcité qui inclut une lecture historique en France et au Québec depuis la colonie française en Amérique. Ces articles font ressortir nettement la complexité de la question. Ils déconstruisent l’idée que la laïcité signifie la défense des droits des femmes. « Sur le plan des droits politiques des femmes, il est impossible d’affirmer que la laïcité y soit nécessairement favorable », écrit Micheline Dumont. Cette perspective défait la logique binaire entre laïcité et égalité des sexes et permet de penser plutôt leurs relations complexes.

Un second Avis du Conseil du statut de la femme, publié en mars 2011, réitère ses positions antérieures. Son titre, Affirmer la laïcité, un pas de plus vers l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, risque de consolider la logique binaire selon laquelle laïcité et égalité des sexes vont de pair contre toutes les autres positions. Le défi commun consiste davantage à penser un modèle de laïcité comme mode de vivre-ensemble qui prenne en compte la complexité des identités des femmes.  

Johanne Philipps signe le troisième article de cette section. Elle critique la tournure actuelle des débats sur la laïcité et les droits des femmes sous un autre aspect : il concentre toute l’attention sur les groupes religieux minoritaires. Les discussions politiques québécoises confirment son point. À titre d’exemple, l’une des questions de la Boussole électorale de Radio-Canada pour la campagne électorale québécoise d’août 2012 était la suivante : « Combien d’efforts devrait-on faire pour accommoder les minorités religieuses au Québec? » Cela représentait, selon un groupe d’experts, l’un des trente principaux enjeux politiques, et le seul qui concerne la religion. Dans le débat public, en effet, et dans celui sur la laïcité, on pointe les minorités religieuses.

Johanne Philipps déplace la question et demande comment ce temps de recomposition des relations entre laïcité et égalité des sexes pourrait affecter les religions majoritaires. Des lois sont actuellement appliquées de manière dissymétrique aux institutions religieuses. Pourrait-on utiliser le droit pour promouvoir la non-discrimination des femmes à l’intérieur de ces institutions?

Se pourrait-il que des membres du groupe majoritaire au Québec voient la paille dans l’œil de la voisine et ne voient pas la poutre dans le leur propre? Le rejet parfois viscéral du voile musulman par des membres du groupe majoritaire fonctionnerait-il comme un voile de propres enjeux complexes que l’on aurait peine à soulever?

 

2 Faut-il accepter ou interdire les signes ostentatoires dans la fonction publique?

Dans un premier article de cette section, Michèle Asselin présente la position de la Fédération des femmes du Québec : ni interdiction ni obligation. Elle souligne un consensus chez les féministes, celui du caractère non négociable de la défense de l’égalité des sexes dans le domaine des religions. Le point sur lequel on ne s’entend pas est la manière de la concevoir et d’y parvenir. L’auteure souligne que la position de la FFQ inclut une analyse féministe des inégalités entre les femmes. Cela conduit à refuser l’interdiction du port du foulard aux femmes musulmanes, un groupe minoritaire qui subit déjà des exclusions économiques, culturelles et identitaires. L’auteure indique également que la question figure à l’ordre du jour d’une prochaine Assemblée générale de la FFQ et qu’elle demeure en débat à l’intérieur de l’organisation.

Nous publions ensuite la position qu’Yveline Ghariani, membre de L’autre Parole, a présentée à la FFQ en 2009. Elle s’oppose à l’interdiction de signes religieux pour la raison que la mesure aurait pour effet d’augmenter la discrimination d’un groupe de femmes déjà discriminées. Comme modèle de vivre-ensemble, elle dit préférer l’inter-culturalisme à la ghettoïsation et se prononce en faveur d’une « laïcité roseau » plutôt qu’une « laïcité chêne » (Beaubérot) qui permet de construire une société où chaque femme ait sa place.

Le dernier article de cette section est signé par Monique Dumais, intitulé La laïcité selon le Conseil du statut de la femme. Il présente le document significatif (de 161 pages) qu’a déposé le CSF en 2011 à titre de deuxième Avis sur la question, celui-là largement plus documenté que le premier Avis de 2007. On peut souligner que le CSF en appelle aussi, tout comme Yveline Ghariani, à l’inter-culturalisme, mais pour soutenir la position contraire. On voit comment une compréhension spécifique du vivre-ensemble sous-tend l’articulation de la laïcité et de l’égalité des sexes. J’ai entendu quelquefois des professeurs de sciences des religions à l’université souligner que dans ce débat québécois sur la laïcité, un peu tout le monde qui n’avait pas parlé de religion depuis des années s’est mis à le faire comme s’ils étaient devenus des connaisseurs dans ce domaine pourtant complexe. À mon avis, cela se produit dans ce document du CSF. On peut se réjouir de l’intérêt du Conseil du statut de la femme pour une question comme celle de L’infériorisation des femmes et la religion (titre du chapitre 1), mais il faut aussi souligner la méconnaissance des auteures du document en ce qui concerne les études de la religion. Elles écrivent entre autres : « Les religions sont absolues, totalitaristes, entières. L’excommunication guette la croyante et le croyant dissidents. Les fidèles doivent obéir à des dogmes régis par le représentant de Dieu sur terre » (p. 47). Cette définition de la religion est caricaturale et inadéquate. Elle est occidentale et chrétienne, sinon catholique romaine et d’un courant particulier du catholicisme. En études des religions, nous disons qu’elle est « coloniale ». Elle exclut la plupart des religions qui ne sont pas chrétiennes, certainement les religions asiatiques et toutes celles ancestrales, y compris les spiritualités autochtones du Canada. Elle exclut également les tendances religieuses progressistes, chrétiennes, juives, musulmanes ou de multiples autres traditions, toutes celles qui se situent dans une perspective libératrice,  altermondialiste ou féministe. Qu’il me suffise de souligner ce point, et de noter qu’avant d’aller plus loin dans la discussion avec le CSF sur la question de la laïcité, il serait nécessaire entre autres de faire une analyse de la compréhension de la religion selon ce document.

 

3 Comment la pratique de Jésus peut-elle orienter un agir en ces domaines? 

Les articles de cette section posent deux questions corollaires : « Peut-on fonder sur les évangiles notre option pour la laïcité de l’État et l’égalité entre les femmes et les hommes dans la diversité des cultures? » (Marie Gratton) et « Jésus de Nazareth, un laïque? » (Aïda Tambourgi). On lit dans les évangiles qu’il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. La phrase est souvent citée dans les textes sur la laïcité et les deux auteures de L’autre Parole y réfèrent. Pour le vivre-ensemble dans un contexte de laïcité, elles proposent le critère évangélique du parti-pris pour les personnes les plus démunies.

L’article de Marie Gratton part de la pratique concrète de Jésus. L’auteure raconte de façon imagée la relation entre Jésus et les femmes solidaires de son mouvement. Une relation de réciprocité s’instaure. D’un côté, l’action de Jésus révolutionne la considération que l’on accordait aux femmes à son époque. Elles deviennent des actrices de leur propre vie et de la vie commune. De l’autre, des femmes interpellent Jésus et Jésus entend cette interpellation. Cela se produit dans sa rencontre avec la Syrophénicienne, cette femme étrangère, qui convertit le regard de Jésus en ce qui concerne les relations avec les personnes qui viennent d’ailleurs. Comme l’écrit Marie Gratton, « Plusieurs parmi nous […] attendent encore leur Syrophénicienne ».

Dans l’article suivant, Aïda Tambourgi montre comment, par ses paroles et par ses actions, Jésus a distingué les pouvoirs religieux et civils. Jésus était non seulement un laïque, mais il a critiqué radicalement les pouvoirs religieux de son temps et pris le parti des personnes exclues et démunies. Voilà des orientations à partir desquelles on peut aborder la question de la laïcité et de l’égalité des sexes.

Nous publions également dans ce numéro quelques textes hors thème. Une poésie d’Aïda Tambourgi qui évoque les détournements des vérités de foi.  Une recension de Léona Deschamps du livre Remous, ressacs et dérivations autour de la troisième vague féministe. Des critiques des films La Dame de fer, proposée par Monique Hamelin, et Ma semaine avec Marilyn, par Monique Dumais. Et la lettre publique d’appui de l’Association des religieuses pour le droit des femmes (ARDF) à la Conférence du leadership de la vie religieuse féminine des États-Unis (Leadership Conference of Women Religious, LCWR). La LCWR a été mise sous tutelle par le Vatican pour désobéissance, ce qui a soulevé une vague d’indignation à laquelle participe L’autre Parole en toute solidarité.

Dans le contexte québécois, un nouveau tissage entre la laïcité et l’égalité des sexes est en voie de création. Ce numéro de L’autre Parole vise à y contribuer. Bonne lecture !

Denise Couture pour le comité de rédaction