THÉOLOGIES FÉMINISTES ET LIBÉRATION : VINGT ANS PLUS TARD

THÉOLOGIES FÉMINISTES ET LIBÉRATION : VINGT ANS PLUS TARD1

Louise Melançon, Myriam

La théologie de la libération est née, il y a 40 ans, en Amérique latine, dans le contexte des théories du développement des pays du Tiers-monde, et dans la mouvance de Vatican II. Son lieu premier est l’expérience des communautés de base parmi les pauvres qui correspondait, peut-on dire, à la mise en valeur dans les textes conciliaires de la notion de l’Église comme peuple de Dieu.

 L’analyse sociologique marxiste qui servait à l’époque aux mouvements révolutionnaires, apportait aussi aux théologiens impliqués avec les pauvres ou avec les personnes engagées dans la pastorale auprès des pauvres, des éléments d’incarnation du discours théologique. Leur foi engagée permettait une relecture des textes prophétiques des évangiles et, si je pense en particulier à Gustavo Gutiérrez, une réinterprétation des éléments majeurs de la doctrine chrétienne. Il s’agissait, finalement, d’une expérience de foi qui prônait l’engagement avec les pauvres dans l’amélioration de leurs conditions d’existence, et dans la promotion de la justice et de la fraternité2.

Mouvement de libération des femmes et théologie

Au départ, la théologie de la libération n’identifiait pas les conditions spécifiques des femmes : les femmes étaient vues comme des pauvres au même titre que les hommes et les enfants. C’était encore une théologie masculine. Plus tard, des femmes théologiennes, participant de la conscience féministe, feront ce travail d’articuler la pauvreté des femmes comme femmes. C’est le cas, de façon éminente, de Ivone Gebara3.

Le mouvement des femmes avait commencé en Europe et en Amérique du Nord à peu près en même temps que les luttes de libération en Amérique latine. Il ne faut pas oublier que ce sont les mouvements révolutionnaires des étudiants, des travailleurs, au début des années 1960, qui ont donné naissance au mouvement des femmes et au féminisme dont notre génération a été partie prenante. Les femmes impliquées dans ces mouvements ont pris conscience de leur condition de dépendance, d’infériorité, à l’intérieur même de ces mouvements qui réclamaient des changements pour plus d’égalité et de justice. Il allait de soi que des femmes croyantes accédant à la conscience féministe s’engagent dans le travail théologique avec le désir de l’interroger, de le critiquer, de le réformer ou de le changer. Au moment où Mary Daly publiait The Churh and the Second Sex (1968) avait lieu à Medellin, en Colombie, la Conférence des évêques latino-américains, (la première après le concile) où Gutiérrez et d’autres théologiens présentaient leurs premiers travaux. Le Beyond God the Father de Daly paraissait en 1973, alors que deux ans auparavant Gustavo Gutiérrez avait publié son livre Teologia de la liberación.

La théologie féministe n’a donc pas le même lieu d’origine, ni la même expérience d’origine que cette théologie latino-américaine. Mais on peut noter leurs ressemblances qui viennent de l’impact du concile Vatican II, de l’influence de théologiens européens4 experts au concile, d’un courant de renouvellement de la théologie en Europe, notamment en exégèse biblique, en ecclésiologie (Congar, Chenu…) et du développement d’une théologie politique (Metz).

Théologies féministes : diversités culturelles et théoriques

D’une certaine manière, on peut dire que la théologie féministe, du moins en Amérique du Nord, à partir des années 1980, s’est contextualisée davantage, et donc s’est diversifiée, grâce à l’interpellation des femmes noires (womanist theology) et ensuite des femmes immigrantes latino-américaines (mujerista theology). La réalité des classes sociales et des cultures marginales s’imposa à la théologie féministe blanche occidentale. À l’analyse du sexisme s’ajoutaient le racisme, la couleur et la culture. Pourtant, il existait déjà aux États-Unis des essais de théologie noire (Cone), et un début de réponse américaine à la théologie de la libération : en particulier, Rosemary Radford Ruether avait commencé, déjà en 19725, ses travaux en théologie de la libération, et traitait déjà de la perspective des femmes.

Par ailleurs, la prise de parole des femmes noires, des Latino-Américaines, et on peut ajouter des femmes autochtones, ont permis de développer une compréhension plus réaliste et complexe du patriarcat.

Elizabeth Schüssler Fiorenza, pour sa part, nous a donné une réflexion remarquable sur ce sujet6. En tant que femmes, nous sommes toutes héritières de l’oppression ; cependant, nous ne sommes pas toutes situées au même endroit dans la structure sociale et dans la pyramide du pouvoir : ce ne sont pas toutes les femmes qui accumulent les oppressions, comme les femmes pauvres de Lima ou les femmes noires de Harlem. Depuis les années 1990, d’autres groupes sociaux, comme les marginaux sexuels ont réclamé la reconnaissance de leurs droits. Des théoriciennes féministes7, à partir de ce contexte, ont remis en question bien des éléments du discours féministe, dont la question des « genres », et de l’identité sexuelle. Sur le plan théologique, cette interpellation nouvelle entraîne dans d’autres voies que celle de la théologie de la libération.

Au Québec, sur une période de 25 ans, la condition sociale des femmes québécoises s’est beaucoup améliorée : un grand chemin a été parcouru, grâce aux luttes sociales et féministes, au travail du Secrétariat de la condition féminine, à l’engagement des femmes dans des groupes aux objectifs divers. Sur le plan religieux, L’autre Parole, et d’autres groupes, ont sans aucun doute contribué à répondre aux besoins d’un grand nombre de femmes cherchant une voie spirituelle intégrée à leur développement, à leur libération. On ne peut nier qu’il y eut un mouvement d’ouverture aux femmes au niveau pastoral, précédé et accompagné par leur accession aux études théologiques. Mais l’impact de la théologie féministe dans le monde ecclésial, et même académique, est très relatif. Comme théologiennes féministes, compte tenu de notre situation géographique et culturelle, nous nous sommes démarquées des Américaines et des Canadiennes-Anglaises, comme des Européennes et des Françaises8. La société distincte est présente jusque-là. De ce point de vue, il y aurait peut-être lieu de parler de théologie féministe de libération en contexte québécois ?

Situation actuelle de la théologie de la libération

La théologie latino-américaine de la libération a évolué depuis vingt ans. Certains parlent de recul des communautés de base en faveur du mouvement pentecôtiste, et de déclin de cette théologie qui a été tant réprimée. Mais elle reste là, après une évolution qui l’a fait s’ouvrir à d’autres réalités et contextes, comme les femmes, les Indiens, le problème de l’environnement, etc.

Le contexte mondial a changé : les analyses ont aussi dû se mettre à jour. La mondialisation oblige à repenser les aspects politiques, économiques, et culturels du projet de libération. Mais le système dominant, oppresseur, est toujours à l’œuvre. Aussi la pertinence de cette théologie demeure. C’est une démarche théologique qui a été reprise partout dans le monde. Elle est devenue plurielle, parce qu’adaptée aux divers contextes des peuples qui cherchent à transformer leurs conditions de vie, par la résistance, sinon par des alternatives. C’est une pratique de la théologie qui convient au mouvement prophétique, où l’engagement auprès des pauvres, des exclus, des malades, etc. reste prioritaire pour annoncer Dieue de manière libératrice pour tous.

Le mouvement féministe s’est aussi mondialisé. La Marche des femmes, originaire du Québec, s’est répandue dans de nombreux pays qui apportent leurs différences, surtout culturelles et religieuses, mais dans une solidarité croissante. Pour nous, au Québec, la venue d’immigrants de plus en plus nombreux change le visage d’une société homogène à deux cultures. Et la solidarité des femmes doit assumer cette évolution. C’est un défi important quand il s’agit de cultures dont les traditions n’ont pas – encore – intégré le mouvement de libération des femmes. Mais L’autre Parole a déjà fait le pas de faire se rencontrer les spiritualités des femmes. Il me semble que le travail de la conscience féministe dans les expériences de foi se présente comme le défi du 21e siècle que nous venons de commencer.

En conclusion, je dirais que s’il y a des théologies féministes de libération, il y a cependant à la base la conscience féministe, cette expérience de prise-de-conscience de notre oppression ou aliénation vécue comme femme, depuis notre enfance, dans des conditions concrètes, sociales, culturelles, plurielles. C’est un processus de libération personnelle qui n’est pas abstrait de la réalité sociale des femmes, de toutes les femmes, et donc qui avance dans la solidarité et l’engagement. Et sur le plan religieux, dans l’expérience de foi, il y a aussi un travail critique à faire avant que soit intégrée cette expérience féministe de libération. Le mot libération ne se comprend pas autrement que comme l’exercice de notre liberté, comme sujet responsable, dans les conditions concrètes de nos vies. C’est loin d’un slogan qui a souvent été utilisé dans nos sociétés occidentales pour cacher des comportements plus proches de la dépendance que de l’accession à la liberté.

1. Vingt ans après mon article “Une théologie féministe de libération”, L’autre Parole,  no 26, 1985,  p 12-13.
2. Cette théologie se distinguait nettement des courants révolutionnaires qui prônaient la violence. Malheureusement, je crois qu’on a utilisé cela pour la réprimer, dans la société politique comme dans l’Église.
3. Ivone Gebara a témoigné de l’impact de sa rencontre avec les femmes pauvres, et de ses lectures en théologie féministe, sur sa réflexion comme philosophe et théologienne. cf. “Parler en tant que femme., DIAL 2836, 1er novembre 2005 : www.alterinfos.org/spip.php ? article888 ; aussi:www.ppp.ch/cms/article.php3?id_article=487.
4. Mary Daly a fait ses études doctorales à Fribourg, et les théologiens de la libération ont pour la plupart étudié en Europe, Gutierrez, à Louvain.
5. Liberation Theology, Paulist Press 1972
6. But She Said, Beacon Press, Boston 1992 ; Discipleship of Equals, Crossroad, New York 1994.
7. Comme Judith Butler, en lien avec la “queer theory”.
8. Est intéressant et éclairant à ce sujet l’article de Denise Couture, dans Religiologiques 21, printemps 2000, pp.83-99.