UNE LIGNE DE DÉMARCATION EST-ELLE POSSIBLE ?

UNE LIGNE DE DÉMARCATION EST-ELLE POSSIBLE ?

Roselyne Escarras – Houlda

D’abord, de quoi parle-t-on quand on parle de guerre ? « Lutte armée entre groupes sociaux ou toute espèce de combat, de lutte » dit le Petit Robert. Selon des auteurs marxistes : « La guerre, c’est la continuation de la politique par d’autres moyens. »

Quand on ne s’écoute plus, la lutte se fait par d’autres moyens. Un mot rassemble ces moyens : « violence ». Mais, attention ! La violence n’est pas seulement l’usage des armes ou l’abus de la force physique. Elle peut être psychologique, ce que nous autres, les « douces », savons bien pratiquer – parfois pour nous défendre mais ça n’empêche. Nous connaissons aussi la guerre économique ou financière qui développe le sous-développement des  pays que l’ont dit du « Sud »,  qui augmente la dette et les dettes, qui fait de chacune de simples ressources pour rentrer ou sortir du « marché » du travail au gré des fluctuations de la Finance. Nous connaissons aussi la guerre de l’information où l’on nous martèle sur tous les canaux1 des informations2 standardisées qui nous enferment dans des schémas de pensée. Nous connaissons encore la guerre de la santé qui refuse de fournir à moindre coût les services et produits du progrès humain aux gens les moins nantis d’ici ou d’ailleurs. Il y a la guerre du travail où l’on  « réingéniérise » (Lire : « licencie ») à tour de bras pour être plus « rentable » ( Lire : rendre plus grassouillets les bénéfices des actionnaires). Finalement, les champs de bataille sont nombreux car, même si ce sont les guerres entre les États qui sont les plus spectaculaires, le plus médiatisées, elles ne sont pas leur exclusivité. La guerre se mène aussi entre des classes sociales, entre hommes et femmes, à l’intérieur d’une famille, d’un couple, entre des collègues de travail…

Ce qui me semble caractériser la guerre c’est, d’une part, ce mode de violence, de rapport de force. C’est, d’autre part, qu’il existe comme postulat une ligne de démarcation sommaire autour de laquelle se construisent deux camps.

C’est cette ligne de démarcation autour de laquelle se situent  les « pour » et les « contre », que je voudrais explorer.

Mon hypothèse est que cette ligne serait moins grossière pour les femmes.

Comment les femmes se situent-elles par rapport à cette ligne ? Pourquoi prennent-elles partie pour tel camp ? Par rapport à quels critères se situent-elles ? Comment y participent-elles, sur le front ou ailleurs ? Qu’en retirent-elles ?

Voyons donc sur quel mode les femmes entrent dans la guerre, d’abord dans une guerre entre États, la  Guerre mondiale de 1939/45.

«  Beaucoup d’images de propagande de guerre montrent que les femmes soutiennent vigoureusement l’effort de guerre. Leur attitude est cependant aussi diverse que leur vie. Certaines sont des patriotes fanatiques. Derrière ce patriotisme ‘extrémiste’ se cache souvent la peur ou l’angoisse…. A l’opposé on trouve les pacifistes tout aussi minoritaires que les ardentes patriotes. »3

Les femmes qui sont au front sont essentiellement des infirmières. C’est surtout de celles-là dont on entend parler et dont on vante la douceur et le dévouement. Puis il y a celles qui, pour remplacer les hommes qui sont au front, travaillent dans des usines. Certaines y voient un emploi, un salaire, une liberté.

Mais dans les usines d’armement, il n’est pas question de relever leur qualification surtout  si on ne leur confie que des opérations élémentaires. Et dès que les raisons d’attirer un grand nombre de femmes dans les industries de guerre disparaissent, les salaires et les emplois féminins baissent de nouveau.

Mais elles avaient croqué la pomme et elles pouvaient envisager désormais un autre destin que celui de ménagère. Cette expérience fut un substrat fertile pour l’éclosion de luttes ultérieures.

De plus,  en participant davantage à la vie publique, certaines femmes y ont gagné en conscience politique. Pour ne pas soutenir le conflit, certaines y ont  résisté à leur manière en sabotant le travail dans les usines d’armement, d’autres de la classe moyenne, plus à l’aise, ont abandonné leur travail pour ne pas participer au conflit.

En Europe, en particulier en France, de nombreuses femmes sont entrées dans la Résistance. Si elles y jouent souvent des rôles plus « doux » de courrier, les clichés qui les entourent les ont parfois protégées et leur ont permis de jouer des rôles essentiels.

Dans cette guerre, la position des femmes n’est pas seulement une résistance à l’envahisseur. Elle est aussi motivée par des impératifs économique : s’en sortir ; démocratique : participer à la vie citoyenne, être libéré du confinement dans la cellule familiale.

Plus récemment, au Salvador, le  contexte de la lutte révolutionnaire des années 81 à 92 a permis « L’irruption du monde et des problèmes publics dans la sphère privée où étaient enfermées les femmes »4 estime  Jules France Falquet.

L’étude de JF Falquet en dit long sur la multiplicité des motivations des femmes qui entrent dans la lutte.

 « La nécessité a joué un grand rôle : la misère, la répression indiscriminée et brutale de l’armée gouvernementale et la fuite vers les endroits où il y avait des gens organisés, l’incorporation d’autres membres de la famille, en particulier les pères et les frères parfois pour les protéger. »

« Certaines femmes ont commencé dans le mouvement pastoral, influencé par la théologie de la libération :  < Dans la guerre, j’ai appris d’autres choses, pas seulement me consacrer à se marier et à avoir des enfants.>

« Au début elles défendaient certaines causes : fin de la misère, droit des enfants à vivre, amélioration du sort des pauvres, des ‘autres’. S’y est « ajoutée peu à peu la conscience d’avoir certains droits, du fait de leur participation, et tout simplement comme personnes, en l’occurrence comme femmes. Certaines ont étendu à elles-mêmes leurs idéaux révolutionnaires. Et, fortes de leurs organisations féminines, ont construit un véritable mouvement social des femmes… »

Comme dans la guerre de 39/45, la lutte « contre » ne se réduit pas à abattre « l’ennemi ».  La ligne de démarcation conçue par les femmes n’est pas aussi simpliste. Leurs conditions de vie les amènent à englober dans leur lutte des objectifs démocratiques et économiques, pour d’autres qu’elles-mêmes au début, puis pour elles enfin.

Cette vision plus large des femmes serait-elle génétique ? C’est plutôt le résultat de leurs conditions sociales et, à travers ces conditions, de certains traits communs qui impriment leur identité.

La  lecture du livre « Les identités meurtrières » d’Amin Maalouf5 m’avait déjà beaucoup aidée à réconcilier les appartenances multiples qui m’habitent. Elle me permet aussi, aujourd’hui, de voir plus clair dans la ligne de démarcation des camps durant la guerre.

Pour Maalouf, on veut réduire l’humain à une seule identité : libanais ou français,  par exemple. On veut toujours nous en faire choisir une, au lieu de voir qu’il s’agit d’une somme d’identités qui interagissent en permanence.

« Ce qui détermine l’appartenance d’une personne à un groupe donné, c’est essentiellement l’influence d’autrui… »

« L’appartenance commence très tôt, dès la première enfance. Volontairement ou pas, les siens le modèlent, le façonnent, lui inculquent des croyances familiales, des rites, des attitudes, des conventions, la langue maternelle, bien sûr, et puis des frayeurs, des aspirations, des préjugés, des rancœurs, ainsi que divers sentiments d’appartenance et de non-appartenance. »

Et parmi ces sentiments d’appartenance, notre identité « féminine ».

« Très tôt, à la maison comme à l’école ou dans la rue voisine, surviennent les premières égratignures…

« Ce sont ces blessures qui déterminent à chaque étape de la vie, l’attitude des hommes6 à l’égard de leurs appartenances et la hiérarchie entre celles-ci. Lorsqu’on a été brimé à cause de sa religion, lorsqu’on a été humilié ou raillé à cause de sa peau, ou de son accent, ou de ses habits rapiécés, on ne l’oubliera pas. »

La notion de compétition, de bataille est très tôt imprimée chez les humains de sexe masculin. Ils peuvent facilement  se retrouver  dans les situations qui font référence à ces notions. On leur demande de se montrer « fort », de mettre en veilleuse certains traits de leur personnalité. Alors que les « faibles » femmes ont heureusement le droit aux nuances. Quelle castration à laquelle, d’ailleurs, nous participons parfois nous-mêmes dans l’éducation de nos garçons.

« J’ai constamment insisté jusqu’ici, dit encore Maalouf, sur le fait que l’identité est faite de multiples appartenances ; mais il est indispensable d’insister tout autant sur le fait qu’elle est une et que nous la vivons comme un tout.

« L’identité d’une personne n’est pas une juxtaposition d’appartenances autonomes, ce n’est pas un « patchwork », c’est un dessin sur une peau tendue : qu’une seule appartenance soit touchée et c’est toute la personne qui vibre. »

Même en période de guerre, engagées dans la défense de notre « tribu », nous refusons d’effacer nos identités de femmes, mères et compagnes, d’effacer notre ressentiment contre l’oppression et l’exploitation dont nous sommes familières.

C’est notre environnement social lui-même qui a modelé ces appartenances, ces sentiments. Le même environnement qui voudrait nous amener à nous muer en massacreuses parce que notre tribu est menacée. Nous avons pris des distances par rapport à la tribu. Certes, nous voulons la défendre mais nous voulons aussi  protéger nos proches.

Et surtout, nous sommes sensibles à la douleur de celles qui, dans « l’autre camp »,  vivent ce même drame. Nous avons un sens aigu  de la solidarité internationale.

C’est ce qui fait que, pour la plupart d’entre nous, nous ne pouvons nous résoudre à diviser le monde autour d’une ligne sommaire de démarcation.

Mais attention !  Ne croyons pas que c’est inné. On n’a pas encore découvert le gène de l’altruisme. Et il serait dommage d’oublier nos solidarités comme le font déjà certaines femmes de pouvoir : femmes d’affaires, d’armée ou d’État.

1.                D’ailleurs concentrés en quelques mains
2.                Sans oublier la surinformation qui paralyse
3. http://membres.lycos.fr/femmeguerre1/
4. http://www2.unil.ch/GRC/docs/ain/aml/falquet.txt.html
Jules France Falquet : Femmes salvadoriennes dans la guerre, entre rupture et reproduction : analyse et bilan de douze ans de participation.
Colloque organisé par le Groupe Regards Critiques et l’Association d’étudiantEs pour l’Amérique latine à l’Université de Lausanne. 10-11 Mars 1995
5. Les Identités meurtrières. Éd. originale Grasset, 1998/ Livre de poche, 2001.
6. Je dirais “les humains”.