VIRGINIA WOOLF – LE POIDS DES MOTS

VIRGINIA WOOLF – LE POIDS DES MOTS Monique Hamelin, Vasthi

« On ne badine pas avec les mots… surtout quand ils doivent durer à jamais. » 1

 Ces mots – les mots même de Virginia Woolf – donnent le ton de ce que pensait du poids des mots cette écrivaine hors de l’ordinaire. Mais après avoir lu cet énoncé dans Virginia Woolf – Journal d’un écrivain, on se questionne à savoir si notre maîtrise des mots nous autorise à parler d’elle. On ose à peine mais en ne rappelant pas périodiquement l’existence de ce journal, il y a peu de chances que la rumeur médiatique vous fasse accéder à ce monde bien particulier des joies et des affres reliés au processus d’écriture, de création et de récriture de l’auteure de Mrs. Dalloway, qui dans sa gestation avait pour nom – Les heures. Oui, comme le film qui a connu son heure de gloire il y a déjà plus d’un an et qui nous présentait des moments de la vie de Virginia Woolf.

Virginia Woolf est née le 25 janvier 1882. Ce n’est qu’en 1915 – à 33 ans et après trois années de mariage – que débute l’écriture de son journal. À sa mort en 1941, il comprendra 26 volumes – soit un volume par année. Son journal – publié à titre posthume par son mari, nous présente – non pas l’intégrale – mais le cheminement de l’auteure durant ces 26 années suivant le processus de création de ses romans, essais, articles et conférences. Outre cela, ici et là, nous glanons quelques éléments de son quotidien, des gens qu’elle côtoie, son opinion sur eux et sur elle-même et à la fin de sa vie, ce que c’est que de vivre dans un pays en guerre puisque Londres a vécu sous les bombardements et que les Woolf ont même dû quitter leur maison qui sera détruite par la suite.

De celle qui rompait avec le roman traditionnel, de cette féministe qui nous donna le célèbre Une chambre à soi qui au départ s’appelait Femmes et fiction, nous percevons, au fil de ses entrées, que – sauf exception – les mots ne coulaient pas de source. Certaines scènes, certains romans avançaient au rythme de 50 mots par matinée. Les bonnes journées, il pouvait produire jusqu’à 200, 250 ou 300 mots. Un moment de production exceptionnel est à noter avec Années – quelque 800 mots ont jailli quotidiennement dès le premier jet. À titre d’exemple, les trois premiers paragraphes de ce texte totalisent déjà plus de 350 mots.

Ce journal est un complément à ses romans dont le temps est souvent une constante. Virginia Woolf rend compte du temps à travers le menu détail, ces petites choses que nous ne remarquons plus. Elle se questionnait (p. 326) sur « Comment intégrer à l’art un propos intellectuel ? Comment  donner à la vie quotidienne et commune… la forme de l’art ? ». Et dans son journal, elle nous donne, dans le menu détail, ces petites choses qui conduisent irrémédiablement l’auteure vers son nouveau roman, sa nouvelle biographie, son nouvel essai. Elle nous livre aussi ses angoisses, ses incertitudes, ses doutes incessants, son va-et-vient entre les sphères du roman et celles de la vie. Elle était prise, entraînée par ses romans dans l’autre réalité et elle revenait épuisée dans la vie.

De l’essai Une chambre à soi, elle résume comme suit ses impressions avant la publication :

« Il est à craindre que Morgan ne veuille pas en faire la critique. Ce qui m’incline à penser qu’il y a dans ce livre un accent féminin assez strident que mes amis n’aimeront pas. Je prévois donc que je n’obtiendrai d’eux aucune critique… sinon sur un ton de badinage évasif. La presse se montrera bienveillante et parlera de charme et de vivacité. D’autre part, je serai dénoncée comme féministe et soupçonnée de saphisme. » (p. 236)

Et au fil de ses promenades, voyages ou événements vécus à Londres, en Italie ou en France, il y a des épisodes qui nous ramènent à nos expériences personnelles, à nos contradictions. Ainsi, qui ne se souvient de telle éclipse ou de telle visite de jardin qui au détour d’une allée vous permette d’admirer les rhododendrons ou une roseraie. Et ces contradictions qui nous habitent en voyage quand nous voulons retrouver le confort du foyer alors qu’aussitôt rentrée, la quotidienneté nous pèse. Ainsi, le mardi 23 mai 1993, elle écrit :

« Et maintenant l’appel du foyer, de la liberté – et plus de valises à faire – commence à s’imposer à nous. Oh, s’asseoir dans un fauteuil, et lire : et ne plus avoir à demander de l’eau minérale pour se brosser les dents ! » (p. 324)

Alors que le 30 mai, une semaine plus tard, rendue au 52 Tavistock Square, elle note :

« Oui, mais, de toutes les damnations, celle de rentrer chez soi après les vacances est certainement la pire. Jamais je ne me suis sentie à ce point sans but et déprimée. Incapable de lire, d’écrire ou de penser. Rien ne culmine ici. Du confort, oui, mais le café n’est pas aussi bon que je le croyais. Et mon cerveau est au point mort. Je n’ai littéralement pas la force de soulever ma plume. »  (p.325)

De la Paix à la Guerre

Si dans les trente premières pages nous assistons avec les yeux de Virginia Woolf au défilé de la « journée de la Paix » du samedi 19 juillet 1919, dans les 150 dernières pages nous côtoyons la guerre dans la quotidienneté de ces intellectuels :

« Ai-je peur ? Par intermittence. Le pire, lorsqu’on a peur, c’est que l’esprit ne peut travailler allègrement le matin suivant. Bien sûr, c’est peut-être le début de l’invasion que cette sensation d’étouffement… » (Samedi 31 août 1940)

« Pendant ces deux dernières journées, on aurait pu croire qu’il n’y avait pas de guerre. Une seule sirène d’alerte. Des nuits parfaitement tranquilles. Une accalmie après les attaques sur Londres. » (Lundi 2 septembre 1940)

Et le mercredi 11 septembre 1940, elle note :

« Churchill vient de parler. Un discours sombre, robuste. Il nous a dit que l’invasion se prépare. Si elle doit avoir lieu c’est apparemment dans la quinzaine qui vient… Le bombardement de Londres prépare de toute évidence, cette invasion. « Notre majestueuse cité… etc. », ce qui me touche, car je trouve Londres majestueux. « Notre courage, etc. » Un autre raid sur Londres la nuit dernière. Une bombe a, cette fois, atteint le palais. John a téléphoné. Il était dans Mecklenburgh Square la nuit du raid. Il demande le transfert immédiat de la maison d’édition… John dit que nos fenêtres sont brisées. Il loge je ne sais où. On évacue le square. Un avion a été abattu sous nos yeux sur le champ de courses juste avant le thé… Nous nous attendons toujours maintenant à un raid vers huit heures trente. De toute façon, qu’il ait lieu ou non, nous entendons à cette heure-là le sinistre bruit de scie qui s’intensifie, puis diminue. Une pause, et cela recommence. Nous disons : « Ils ont remis ça », assis chez nous, moi à mon travail, L. (Leonard) roulant des cigarettes. De temps à autre, on entend une explosion. Les vitres tremblent. Et nous savons ainsi que Londres est de nouveau bombardé. »

Et encore deux choses avant de clore cette critique. Si vous plongez dans la lecture du Journal, la très belle traduction de Germaine Beaumont vous fera voir le poids des mots bien choisis, bien traduits. Et peut-être ferez-vous comme moi vers la fin. Je savais que 1941 est l’année où, encore une fois victime de dépression chronique, Virginia Woolf met fin à ses jours. Je ne voulais plus avancer, je ne voulais plus quitter les mots de l’auteure… J’ai résolu la situation en achetant dans la collection La Pochothèque – Classiques modernes – Virginia Woolf – Romans et nouvelles (1917-1941) dans des traductions entre autres de Marguerite Yourcenar. Ce sont donc plus de  1200 pages de plaisir nouveau ou renouvelé qui m’attendent.

De ce journal, je garderai encore longtemps en mémoire des images – celles des sautes d’humeur, de la vie dans deux sphères, des semaines de migraine, de la difficile naissance des mots, de la récriture – 12 fois, 15 fois dit-elle j’ai revu telle ou telle scène ou tel chapitre et des sentiments intenses de satisfaction, de bonheur, de joie lorsque les critiques sont bonnes. Ce qui me marquera encore plus profondément est sa philosophie de vie – écrire ou faire ce qui nous plaît, se réjouir presque toujours de ce que l’on est en train de faire, trouver la joie de vivre dans ce qu’on est en train de vivre.

 1. Extrait de Virginia Woolf  Journal d’un écrivain. Préface de Leonard Woolf. Bibliothèques 10/18.