BEIJING 1995

1- Beijing, une expérience humaine extraordinaire

C’est en tant que membre du Conseil du statut de la femme et appuyée par l’UQAM que j’ai participé au Forum des ONG. Cette expérience m’a permis de découvrir la complexité et la fécondité des mécanismes onusiens : discuter sans cesse, tenter de nommer, de comprendre, de convaincre, faire deux pas en avant, en reculer un mais essayer sans relâche de faire avancer la situation des femmes dans la paix, l’égalité et la justice. Depuis 1946, la Commission de la condition de la femme des Nations Unies s’interroge sur les droits des femmes à l’échelle de la planète et cela fait 20 ans seulement qu’on essaie de se donner un point de vue mondial sur la situation des femmes et d’élaborer des politiques d’action communes. Le processus s’avère lent, laborieux, rencontre de multiples résistances et nécessite une foule de compromis. Mais je persiste à voir les Conférences mondiales comme une chance extraordinaire pour les femmes du monde entier de se rencontrer et de construire ensemble un projet pour toute l’humanité.

La rencontre de milliers de femmes au Forum des ONG m’a profondément bouleversée ; des femmes qui, souvent avec des moyens rudimentaires mais avec des stratégies ingénieuses, travaillent sans relâche à faire reconnaître les droits des femmes en éducation, au plan de la santé, en économie, en politique ; des femmes qui luttent pour la démocratie, contre la violence. Ces femmes, je reprendrai un terme de Jean- Paul II pour les qualifier (pour une fois que je suis d’accord avec lui), ces femmes ont du génie pour transformer la planète et assurer une qualité de vie à toute l’humanité. Plusieurs d’entre elles font également preuve d’un courage incroyable.

Pendant le Forum je me suis principalement intéressée au développement des droits des femmes et aux différents courants religieux qui interfèrent au niveau de ces droits. Le Saint-Siège et l’Islam ont principalement retenu mon attention.

2. Le SAINT-SIÈGE

Le Saint-Siège était absent du Forum des organisations non gouvernementales qui s’est tenu à Huairou à 50 kilomètres de Beijing. Il a concentré ses énergies à la Conférence officielle qui avait lieu dans la capitale chinoise ; j’ai supposé que la boue de Huairou était trop salissante pour des soutanes romaines.

Voici ce que je retiens des propos du Vatican :

Le Vatican a soutenu que la plate-forme présentée à Beijing constituait une pression idéologique émanant des pays occidentaux qui voulaient imposer aux femmes du monde entier leur vision particulière des choses. Ces accusations visaient à discréditer la plate-forme en accusant les occidentales de ne pas laisser suffisamment de place aux autres femmes. Le Vatican tentait de s’affirmer comme le défenseur des femmes démunies face à l’hégémonie des femmes occidentales. Cet argument fallacieux et insultant pour les féministes occidentales ne pouvait résister à la vérité des faits : la plateforme est issue des travaux des conférences régionales préparatoires à Beijing, c’est-à-dire des conférences qui se sont tenues dans chacune des grandes régions du monde (Dakar, Vienne, Amman, Mar Del Rata et Jakarta).

En attaquant {a plate-forme et en mettant en cause les féministes occidentales, le Vatican s’efforçait de camoufler le fait que lui-même, par ses multiples interventions, tente d’imposer aux femmes du monde entier sa morale sexiste, patriarcale et extrêmement méprisante de l’autonomie des femmes. La présidence de la délégation vaticane par la catholique américaine Mary Ann Glendon ne changeait rien au fait que le point de vue du Vatican en était un de mâles clercs célibataires souffrant de misogynite aiguë (sorte de mts qui sévit particulièrement dans les officines romaines et pour laquelle on n’a pas encore trouvé d’antibiotique efficace).

Fait positif à signaler, le Vatican s’est opposé à la violence faite aux femmes et en parlait explicitement dans ses textes. Mais il a continué d’occulter le fait que ce sont justement des féministes occidentales qui ont d’abord dénoncé cette situation.

Le Saint-Siège a accusé la plate-forme de ne pas être sympathique à la famille et il a persisté à s’objecter aux politiques en matière de contraception et d’avortement. Pour bien des personnes, il apparaît que c’est le Saint-Siège qui, par son attitude d’opposition constante, bloque l’émergence de nouveaux modèles de famille respectueux de l’égalité entre les sexes. D’ailleurs le Vatican n’avait pas beaucoup de crédibilité sur le site du Forum parce qui ! est très difficile de se déclarer en faveur de l’égalité entre les sexes et de refuser de la pratiquer à l’intérieur de ses propres murs.

À différentes occasions le pape a salué la démocratie et rappelé l’importance pour le Vatican d’avoir le droit de prendre la parole aux Conférences des Nations Unies. Sa délégation a parlé au nom de toutes les femmes catholiques mais ces femmes n’ont jamais été consultées. Je suis catholique et je considère qu’il y a là usurpation de mon droit de parole. Jusqu’à quand allons-nous tolérer cette situation ?

3. L’Islam

J’ai assisté à plusieurs ateliers concernant la situation des femmes dans l’Islam. Les points de vue semblent s’accorder avec la tenue vestimentaire des intervenantes. Je m’explique.

Des femmes musulmanes sans habillement spécial, sans voile et sans tchador, j’en ai rencontré plusieurs. Elles venaient d’Indonésie, de Malaisie, du Bangladesh, d’Ouganda, etc. Ces femmes se disent de foi musulmane et apparaissent attachées à leur identité religieuse mais tiennent un discours critique sur leur organisation religieuse. Ces croyantes font une analyse rigoureuse de la situation concrète des femmes de leurs pays et discernent les éléments de leur tradition religieuse qui ont une influence néfaste sur leurs droits civiques et politiques. Elles sont clairement en faveur de la séparation de la religion et de l’État et elles ne veulent pas que la vie civile soit régie par la charria.

J’ai aussi rencontré des femmes portant un simple foulard. Ces femmes étaient d’origine iranienne et vivaient en exil. Elles contestent toutes les formes de contrôle que les femmes subissent à cause du régime dictatorial actuellement en place. Elles font la promotion d’un Islam différent de celui des Imams iraniens et ont pour projet politique de faire tomber le régime actuel. Elles collaborent avec différents groupes politiques qui partagent les mêmes visées pour leur pays.

J’ai également côtoyé des femmes complètement recouvertes de vêtements amples de la tête aux pieds et arborant un large voile. Les vêtements de certaines d’entre elles étaient colorés ; c’est le cas de françaises converties à l’Islam et des soudanaises. Les autres, les iraniennes par exemple, portaient carrément le tchador. Ces femmes discutent comme des théologiennes traditionnelles : elles se réfèrent à la loi, à la tradition immuable et invoquent le prophète qui les aurait libérées de toutes les aliénations des traditions antérieures. Elles ont réponse à tout et il s’avère pratiquement impossible d’entrer en dialogue avec elles. Le discours de ces musulmanes m’est apparu complètement décroché de la réalité concrète des femmes ; ce serait l’harmonie entre les femmes et les hommes, en tout temps et en tout lieu, quand on a la chance de vivre sous la charria. Ces musulmanes ne veulent évidemment pas de séparation entre la religion et l’État…quand l’Islam est majoritaire. Par ailleurs, quand l’islam est minoritaire, elles sont favorables à la séparation de la religion et de l’État pour le respect de leurs droits droits démocratiques

J’ai également assisté à la séance plénière du Forum qui portait sur le Moyen-Orient. Des femmes de douze pays ont tracé un portrait de la situation des femmes dans cette région du monde et ont identifié des stratégies pour l’avenir. Ces femmes étaient issues de pays majoritairement ou totalement musulmans. Deux d’entre elles seulement portaient le voile. Presque toutes ont commencé leur intervention en invoquant Dieu, le Dieu très grand, le Dieu Tout-puissant. Mais ces femmes ont aussi dénoncé le sexisme qui sévit dans leurs sociétés, elles ont évoqué la violence, les inégalités entre les sexes. Elles ont critiqué le manque d’éducation des filles, les carences au plan de la santé, etc. Au plan de la stratégie elles ont réclamé la démocratie dans leurs pays en rappelant que sans démocratie les droits des femmes ne peuvent pas avancer. Elles ont demandé que leurs pays signent les Conventions des Nations Unies sur l’élimination de la discrimination à l’endroit des femmes et elles ont également réclamé que leurs pays modifient leur législation en fonction de ces conventions.

4. Quelques constatations et pistes pour l’avenir

II importe de souligner que tous les groupes religieux présents à Beijing n’étaient pas intégristes ou ne défendaient pas des positions rétrogrades à l’endroit des femmes. Je pense aux femmes des différentes églises protestantes qui étaient activement présentes et intervenaient vigoureusement dans une perspective de justice sociale. Je pense aux catholiques québécoises, membres de diverses organisations progressistes, préoccupées de se solidariser avec des femmes engagées pour le développement, l’éducation des filles, les droits humains, fort distantes et parfois même critiques des positions romaines.

Il faut mentionner également la présence active et remarquée des Catholics for a Free Choice ce groupe qui origine des États-Unis mais qui a aussi des antennes en Amérique latine. Les Catholics for a Free Choice travaillent activement pour contrer le machisme des positions du Saint-Siège. Ils se distinguent par la compétence de leurs membres théologiennes, universitaires, la rigueur et le caractère systématique de leurs analyses, la qualité de leur documentation. Ce groupe fait actuellement circuler une pétition pour demander que le Saint-Siège, cette entité religieuse, perde son statut d’État aux Nations Unies1.

J’ai également eu la chance de rencontrer une représentante de l’organisation originaire de Malaisie, Sisters in Islam. Il s’agit d’un groupe de femmes qui promeut la solidarité et la prise de conscience féministe chez les femmes musulmanes. Ces femmes courageuses organisent des rencontres, publient des ouvrages critiques sur certains aspects de l’Islam.

L’existence de ces groupes religieux progressistes me dit que la lutte à (Intégrisme se fait non seulement par des personnes engagées politiquement à gauche, des démocrates, des personnes éprises de droits humains mais aussi par des personnes qui, à l’intérieur de leur religion, luttent pour faire reconnaître l’égalité des sexes, la liberté d’expression. Je pense que l’on ne peut se passer ni des unes ni des autres et que ces deux groupes ont des affinités réelles.

Que faire ? Suite à Beijing je suis plus convaincue que jamais que la critique continue et assidue des discours intégristes relève de notre responsabilité collective parce que ces discours mettent en péril les droits des femmes, de toutes les femmes. Je pense qu’il est également important de supporter les groupes religieux progressistes qui, de l’intérieur, luttent contre le fondamentalisme et les différentes expressions d’intolérance. De plus, je crois qu’il est urgent de faire connaître et de diffuser la plateforme votée à Beijing. Bien qu’imparfaite, elle constitue une référence importante pour faire avancer les droits des femmes dans le monde et devrait s’avérer un outil précieux au cours de la prochaine décennie. Il nous appartient de faire en sorte que cette plateforme se traduise dans les faits au Québec, au Canada et ailleurs dans le monde.

Et nous devrons bientôt nous remettre au travail pour cerner les limites de la plateforme, identifier les modifications qui devraient être apportées lors des prochaines négociations. Beijing 1995 représente le résultat de nombreux compromis. Ce n’est pas la fin d’un processus, mais qu’une étape dans notre vaste entreprise de transformation de la situation des femmes dans le monde.

MARIE-ANDRÉE ROY