COMMENT ÊTRE LA MEILLEURE MÈRE POSSIBLE D’UNE FILLETTE EN 2002

COMMENT ÊTRE LA MEILLEURE MÈRE POSSIBLE D’UNE FILLETTE EN 2002

Je n’ai pas eu ma fille à vingt ans, à vingt-cinq ans, à trente ans ou trente-cinq ans. J’avais trente-neuf ans, comme il faut. Elle a eu dix ans tôt cette année et trois petits mois plus tard, j’en ai eu cinquante. Un des éléments importants de ma réflexion féministe, au cours des années 80, m’a amenée à m’intéresser à tout ce que ma mère a pu me dire au sujet de sa mère, à tout ce que ma mère m’a raconté sur sa vie à elle avant ma naissance et juste après.

Le fait de devenir mère d’une fille, tard dans la vie, a fait tourner mes réflexions vers le présent et vers l’avenir. Cet avenir, je le vois nécessairement à travers mon propre passé et ce passé me fait lire le présent. Parce que j’ai grandi dans le monde des forces armées, je vois les événements politiques et militaires actuels comme affectant la vie de ma fille.

Je suis à compléter un cours sur l’Islam, donné par une célibataire dans la quarantaine, une femme musulmane, algérienne, commencé trois jours après l’effondrement des tours du World Trade Center à New York. Un cours que je n’aurais pas suivi s’il avait été donné par un homme. Tous mes cours d’histoire durant mon bac en théo furent donnés par des hommes. Pour le moment, je ne veux pas entendre les hommes historiens. Je m’intéresse encore à leur point de vue, mais pour le moment, je veux écouter parler l’autre moitié de l’humanité. Ce moment durera, je ne sais combien de temps. Ça dépendra des événements …

J’ai grandi proche de bases militaires vingt ans après la 2e Guerre Mondiale. dans une atmosphère où se disait la peur de » la 3e « . J’ai vu à la une du Républicain Lorrain, le journal de la ville de Metz, en août 61, la construction du Mur de Berlin. C’est aussi en 61 que les anticastristes échouaient dans leur projet d’invasion de Cuba via la Baie des Cochons. Lors de tels événements, les forces armées sonnaient l’alerte un peu partout, même en Alsace où nous étions géographiquement loin de certains hot spots. La peur de » la 3e  » obligeait.

En 61, j’ai eu neuf ans. Une enfant de cet âge n’est normalement pas consciente des événements politiques et militaires, mais j’avais un frère de seize ans. qui posait sans cesse des questions à nos parents sur ce qui se passait. Si. lorsque J’étais bébé, mon silence était surtout dû à un retrait émotionnel quelconque. je me souviens qu’en grandissant, je trouvais plus utile d’écouter que de parler. Je dois mon awareness précoce à mon grand frère. au travail de mon père (intelligence gathering), ainsi qu’à l’armée canadienne qui nous envoya en Alsace-Lorraine et aux discussions’ parfois voilées entre mes parents et mon grand frère.

En 62, il y eut la crise des missiles à Cuba. Cette fois-là, mon père m’a amenée prendre une marche pour me,dire au revoir. Il n’y avait rien d’explicite, mais je savais qu’il pensait que bientôt la planète serait au milieu de  » la 3e « . J’avais dix ans et il me disait, en mots voilés encore, que j’avais tout ce dont j’avais besoin pour continuer sans lui si nécessaire. L’idée qu’une nouvelle guerre mondiale causerait la mort de mon père m’a beaucoup effrayée.

Et puis,  » la 3e « a été évitée de justesse, encore ….. L’arrêt de l’école de midi à l4h,était le moment où notre famille se reposait ensemble dans le salon. Quelle pratique. civilisée ! Passer deux heures, au milieu de la journée avec sa. famille. Papa était toujours à lire ses journaux : Le Figaro, Le Monde, Le Républicain Lorrain. De temps en temps, nous entendions une exclamation et Pierre disait : : « Quoi, Papa ? « , et la discussion partait. ..

Il faisait noir en France lorsqu’un soir de novembre 1963, la machine militaire canadienne arracha mon père. de son lit, et qu’à trois heures de l’après-midi (heure de Dallas), on tira sur  » le mari de Jackie « .  À Metz, la nouvelle mise. en alerte est plus. vive .,dans ma mémoire, car j’avais onze ans.

Pourquoi raconter cela, quand on me demande de parler de la relation mère fille ? Parce que ma fille aura bientôt dix ans et demi, parce que cette année-ci j’ai enseigné à des jeunes venant de l’ex-Yougoslavie, parce qu’un jeune mi-Québécois, mi-Algérien de Montréal a assassiné la petite sœur d’un copain (et treize des ses camarades de classe), parce que, comme tout le monde, je vis parfois des tensions avec ma mère et mes frères, parce que les acquis des femmes sont fragiles, pas seulement en Afghanistan, parce que cet été une fillette ravissante appelée Fatimah se baignait avec ma fille, avec un costume de bain qui lui allait jusqu’aux genoux ; parce que, même si je suis arrivée la première à la section réservée aux télés, le vendeur, . un québécois, a voulu servir un gars avant moi. Je l’ai dit au gérant, puis j’ai quitté le magasin.

J’ai l’impression que depuis l’effondrement des tours à New York, l’Amérique se réveille d’une enfance heureuse, voire gâtée et apprend que la Terre/Mère a d’autres enfants, des enfants en colère. Si .je peux être d’accord avec l’affirmation que l’American way n’est pas the only way, je ne peux pas, par contre, être d’accord avec l’ idée qu~ l’Américain est à éliminer. Je. crois que les femmes peuvent sauver [‘humanité. d’un 3e conflit à l’échelle mondiale, si partout dans le monde on donne ,plus de. place et de pouvoir aux femmes .

Une des membres de Myriam disait récemment qu’il y a un plafond de verre qui fait que seulement 14 % de femmes accèdent à des postes importants au sein des grandes entreprises. Alors, même si 20 % des chauffeurs d’autobus dans ma ville sont des femmes (si c’est 20 %), pas plus que 14 % des personnes humaines de mon sexe peuvent aspirer, en ce moment, à accéder à des postes importants.

Ce qui me désole, c’est que la société at large n’est pas confortable avec une femme dirigeante (que dire d’Indira Ghandi, Benazir Bhuto, Golda Meir et de l’actuelle ambassadrice pakistanaise aux États Unis ? .. ).

Ce qui me désole, c’est que mes propos sont ignorés lorsque je parle avec des hommes dans mon entourage. Je propose une discussion intéressante par courriel, pour recevoir, des semaines plus tard, une copie d’un échange qui montre que la discussion s’est poursuivie entre hommes, sans moi. L’histoire des femmes ne peut même pas être effacée : elle n’a pas la chance d’être consignée !

Ce qui me désole, c’est que mon enfant, de dix ans et demi, approche de ce que j’ai décidé d’appeler » le moment d’la claque » dans la vie d’une femme. Le moment où son intellect et ses cordes vocales sont niés. Le moment où mon intellect et mes cordes se sont réveillés. Le moment où le corps de la fillette change.

Cet été, je lis à voix haute avec ma fille Girls To The Rescue, Book #4, Tales of clever, courageous girls from around the world, une anthologie d’histoires courtes sur les péripéties de fillettes courageuses et compétentes. Tous les matins, je vais reconduire ma fille à son cours de trois heures de gymnastique. Je vois son corps devenir fort et agile. Je l’écoute parler et réagir au monde qui l’entoure. Je vois son intellect se développer. Je m’intéresse à tout ce qu’elle a à dire.

Mais comment lui dire que le moment d’la claque s’en vient ? Comment lui dire, qu’au moment où elle veut devenir une membre active de la société c’est précisément le moment où l’on veut qu’elle devienne invisible ? J’ai l’impression que l’Afghan qui dit directement à sa femme :  » Tais-toi, mets le voile  » manifeste plus d’honnêteté que des hommes occidentaux qui taisent mes paroles et me mettent un voile invisible en m’ignorant.

Que puis-je faire ? Pour moi, pour cette enfant chérie que la Providence m’a donnée ? Parler. Je me tourne vers une conscience nouvelle que j’appelle » on parle aux fillettes, on écoute ce que disent les fillettes ». Je dis à ma fille que je crois que ce qu’elle pense, sent et dit est important, même si elle peut recevoir le message contraire. Je parle de cela à d’autres mamans, devant ma fille, devant d’autres fillettes et devant les hommes. Je lui dis que même si elle décide de garder un silence vocal dans certaines circonstances, cela ne veut pas dire qu’elle garde silence en pensée. Elle peut toujours me parler de ses frustrations. Elle écrit dans un journal régulièrement.

Les paroles des femmes sont plus difficiles à cacher aujourd’hui. Là réside mon espoir : le réservoir grandissant des paroles de femmes. Lorsque j’étais reporter pour le DCN de Southam Business Publications, j’assistais aux ouvertures publiques de l’ Hydro Québec et des Sociétés de développement et d’énergie de la Baie James. Cette dernière m’a fourni, un jour, un kit publicitaire sur le barrage en construction, à l’époque appelée LG-2, sur la rivière La Grande dans le nord du Québec. Il y était écrit qu’une fois le barrage construit, ça pourrait prendre des années, avant que la première goutte d’eau ne passe par-dessus le haut du barrage et que la rivière revienne couler de nouveau dans son lit habituel.

Ainsi avec le mouvement des femmes, celles-ci ont commencé à enregistrer leur histoire, à faire bouger les choses en leur faveur. Mais ce n’est pas encore assez. J’attends que le niveau de l’eau, derrière cette construction gigantesque des femmes, monte. La première goutte de cette eau vive des femmes n’est pas encore passée par-dessus le barrage. La culture humaine at large n’incorpore pas encore assez ce que la femme est et dit. Les choses ne se font pas à la manière des femmes, parce que seulement 14 % d’entre elles ont un peu de pouvoir, et même ce 14 % ne peut faire à sa guise.

J’ai vu une autre goutte d’espoir qu’un jour la culture sera vraiment changée quand j’ai entendu un garçon (nommé Adam, ah !) dire ce qu’il retenait de ses échanges avec sa blonde alors inscrite en études sur les femmes à Bishop ‘s University. Ce que je donne à ma fille chérie ? Mes paroles, mon espoir, mon réalisme que ce monde sera dur pour elle, que » la 3e  » s’en vient peut-être, mais qu’elle doit croire en l’avenir de la femme et de sa vie de femme.

Catherine Baril, Myriam