ENJEUX ET NOUVEAUX DÉFIS D’UNE APPROCHE FÉMINISTE DE LA THÉOLOGIE DE LA LIBÉRATION

ENJEUX ET NOUVEAUX DÉFIS D’UNE APPROCHE FÉMINISTE DE LA THÉOLOGIE DE LA LIBÉRATION

Exposé d’Yvonne Gebara, théologienne,

rapporté par Yvette Laprise – Myriam.

1. L’irruption des femmes dans la théologie de la libération en Amérique latine

L’auteur y distingue quatre moments caractéristiques :

1er moment : Émergence de la théologie de la libération avec la parution du premier livre de Gustavo Gutierrez « La théologie de la libération  », en 1970. Le travail des théologiens misait alors sur les pauvres marginalisés. Les femmes étaient du nombre de ces pauvres mais ne jouissaient d’aucun espace pour parler de leur spécificité. Dans ce contexte, il se trouvait des personnes qui essayaient de parler au nom des femmes (ou des Noirs ou d’autres minorités) mais elles-mêmes, on ne voulait pas les entendre.

2e moment : Vers 1976, commence à percer la différence. On commence à percevoir que, dans la masse des pauvres, il existe des groupes distinctifs dont les femmes. « II ne faut pas oublier la question des femmes » se répète-t-on. Et elles apparaissent dans un paragraphe ou l’autre d’un texte traitant de la théologie de la libération. Les femmes sont devenues une question.

3e moment : Les femmes théologiennes deviennent plus actives. Les femmes deviennent plus présentes et commencent à parler de leur propre réalité. Les femmes théologiennes font d’abord de la théologie à la manière des hommes. Bien que conservant la structure classique pour exprimer leur pensée, les sujets qu’elles abordent touchent aux réalités spécifiques des femmes. Elles cherchent à montrer le visage à la fois masculin et féminin de Dieu, rappellent comment Jésus a aimé les femmes, etc. Ce 3e moment est la caractéristique principale de la théologie de la libération en Amérique latine. Les femmes s’ouvrent un espace et commencent à féminiser les concepts théologiques, à percevoir le côté féminin de la Trinité, le choix par Jésus de disciples tant chez les femmes que chez les hommes, le leadership exercé par des femmes dans l’Église primitive.

Malgré ces avances, la structure théologique demeure la même : Dieu-Père envoie son Fils sauver l’humanité/. L’égalitarisme qui est revendiqué par les femmes ne touche pas la grande tradition chrétienne c’est-à-dire la façon de comprendre Dieu et sa transcendance. La féminisation des concepts peut déranger mais ce n’est pas dangereux. Ce n’est rien de conflictuel. D’un côté, les femmes s’efforcent de dire au monde patriarcal : « Nous existons, nous aussi ! ». De l’autre, le patriarcat se fait accueillant : « Nous sommes contents de voir des femmes avec nous ». Mais ça ne va pas plus loin.

4e moment : Les femmes théologiennes osent critiquer la structure de soutien de la théologie traditionnelle : avec ses dogmes, sa façon de comprendre le pouvoir, de comprendre le salut dans l’Église. Là, ça devient très problématique. Il ne suffit plus d’ouvrir un espace pour que les femmes puissent dire leur mot dans l’Église, ni même de convoiter une place dans les rangs des « ministres ordonnés ». La théologienne féministe ose s’attaquer à la cosmovision qui soutient la théologie chrétienne de même qu’au modèle anthropologique qu’elle propose. Elle critique le système patriarcal, ce système vainqueur qui a éliminé au cours des âges tant d’autres essais de compréhension de Dieu et de l’humanité.

À travers les siècles, en effet, sont apparues diverses façons de comprendre l’être humain. Il y a eu :

1. L’anthropologie négativiste où l’être humain est reconnu avant tout comme un pécheur, un être déchu, qui a besoin d’une intervention d’ailleurs pour être sauvé.

2. Une anthropologie sexiste où tout est centré sur le sexe masculin qui est premier. La femme est un être second par rapport à l’homme. Elle est la tentatrice. Le péché est arrivé par elle. C’est la première qui a péché. Même si on ne croit pas au mythe tel quel, tout cela est présent dans nos structures. La compréhension de l’être humain se fait à partir de la hiérarchisation des sexes.

3. Une anthropologie dualiste : basée sur la division de l’être humain : corps et âme, pensée et agir ; le bonheur, c’est pour après plutôt que maintenant.

4. Une anthropologie hiérarchique : où il y a un premier, un second, un troisième échelon. Plus on est haut dans l’échelle hiérarchique, plus on est proche de Dieu. Les hommes, les seuls admis dans les échelons supérieurs, sont donc plus près de Dieu que les femmes. C’est à la déconstruction de cette dogmatique, de cette cosmovision, de ces types d’anthropologie que s’appliquent les théologiennes féministes appartenant au 4e moment.

Mais le travail de déconstruction en vue d’une nouvelle construction n’est pas simple. Notre formation nous a fabriqué un corps patriarcal avec tout ce que ça entraîne comme résistance. Bien que nous désirions oeuvrer selon l’esprit du 4e moment, nous nous rendons bien compte que notre corps, notre pensée, nos gestes, nos sentiments sont encore en partie attardés dans les 2e ou 3e moments. Cela cause beaucoup de problèmes comme si nous étions des danseuses voulant faire des grands pas mais n’étant pas en conditions de les faire.

Ces quatre moments ne se situent pas dans une succession temporelle mais coexistent. Il s’agit d’un processus hétérogène où il y a de tout. Chaque position est liée à un projet de société et à un projet d’Église avec leurs conséquences tant théologiques que politiques. Malheureusement les pauvres ne se reconnaissent pas dans ces schémas. Les femmes d’Amérique latine ont une religion de survivance et pour survivre elles doivent faire appel à toutes leurs forces. Quant aux théologiennes, qui se situent au niveau de la pensée, elles essaient de relire les Écritures à partir d’une nouvelle anthropologie basée sur des valeurs égalitaires. Parmi ces quatre groupes, c’est le quatrième qui est le plus minoritaire. C’est celui qui dérange le plus les Églises. Il ébranle aussi les structures sociales puisque le peuple, sous l’éclairage de cette théologie, ne voit plus sa situation d’opprimé comme voulue par Dieu.

2. Les noeuds de la question féministe en théologie

1er noeud : Peut-on changer une tradition séculaire qui s’est imposée tant en Occident qu’en Orient ?

Depuis 2 000 ans, les chrétiennes et les chrétiens récitent le même Credo et se reconnaissent dans une cosmovision où Dieu intervient dans l’histoire. Peut-on concevoir le christianisme en dehors de cette cosmovision ?

2e noeud : Peut-on distinguer les valeurs de vie : amour, tendresse, partage… d’une enveloppe culturelle marquée par une certaine vision de l’être humain ?

L’Église institutionnelle a du mal à consentir à revoir sa cosmovision, sa compréhension de l’être humain parce que ça touche sa conception du pouvoir – conception aux antipodes de l’égalité et de la communion.

3e noeud : Peut-on construire l’égalité femme/homme, respecter les différences et promouvoir la communion sans toucher l’édifice traditionnel basé sur Dieu-Père ?

4e noeud : Peut-on réprouver la Bible ? Peut-on lire la Bible, sans la lunette de la dogmatique traditionnelle, à partir des questions que nous portons ? Pour les théologiennes féministes, cette question est fondamentale.

5e noeud : A-t-on la possibilité de garder toute la richesse humaine présente dans le christianisme à partir d’une compréhension autre que la conception mythique du Credo ?

6e noeud : Le christianisme est ce qu’il est : donc intouchable. Qu’adviendra-t-il si l’on s’autorise à parler autrement du salut, de Jésus, de Marie, des rapports à la Tradition ?

Voilà autant de noeuds que rencontre la théologie féministe de la libération. Ces noeuds sont-ils dénouables ? Quelques théologiennes croient que non. Moi, je crois que OUI mais à la condition de faire communauté. On constate que le monde se sécularise, que le christianisme n’a plus de parole. Ne sommes-nous pas en train de tuer les valeurs essentielles de vie du mouvement Jésus.

3. Le talon d’Achille ou le point de vulnérabilité de l’Institution ecclésliale.

L’Église hiérarchique, avec sa théorie de légitimation de son pouvoir, a du mal à accepter un changement de compréhension du monde. C’est pourquoi, outre les questions d’ordre proprement théologique reliées à la théologie féministe de la libération, il exite deux grands problèmes :

1er problème : Le pouvoir religieux, un pouvoir masculin.

Même lorsqu’il est tenu par des femmes dans l’institution, le pouvoir est exercé à l’image de la compréhension masculine comme si cela allait de soi. C’est que le pouvoir, dans l’Église, est bâti sur une compréhension du cosmos où tout repose sur l’image d’un Dieu-être-en-soi, tout-puissant et qui a créé le monde. Cette cosmovision, fondée sur une image de Dieu très limitée – un Dieu à notre image, donc facile à manipuler – est une cosmovision dépassée. La théologie féministe dit non à une image de Dieu qui légitimise un pouvoir religieux qui exclut les femmes de ce pouvoir ; qui légitimise les autoritarismes monarchiques. Quand on touche à la question de Dieu, on touche en même temps à la question du pouvoir masculin, à la question du pouvoir patriarcal. D’après la conception hiérarchisée de la société, il y a d’abord l’homme, ensuite la femme ; les Blancs, puis le indigènes, les Noirs ; les riches puis les miettes aux pauvres. Les rapports humains sont compris hiérarchiquement. Ils sont disposée dans un certain ordre. La théologie féministe dit non à cette compréhension du monde et essaie de revenir à la conception des mystiques du Moyen Age. Ces mystiques ne parlent pas sur Dieu. Ils affirment qu’il y a une divinité en nous, qui nous tire et nous place dans un espace plus large, un Dieu qui nous habite, créateur de nouveauté, de surprises et surtout d’espérances. Selon ces mystiques, on ne sait pas quelle est la volonté de Dieu. Ce que l’on sait c’est qu’il existe en nous du volontaire et de l’involontaire, de l’attendu et de l’inattendu, de l’imprévu… On ne peut plus ainsi manipuler la volonté de Dieu à sa guise. On touche ici en plein la question du pouvoir. Cela change toute notre compréhension de Jésus, de Jésus avant la dogmatique. La théologie féministe qui cherche l’égalité entre la femme et l’homme ne peut accepter l’image de Dieu comme un Dieu-en-soi, homme, roi, commandant…. Cette sorte de théologie viole le mystère de Dieu.

2e problème : L’imaginaire religieux chrétien.

2 000 ans de tradition chrétienne, c’est 2 000 ans de compréhension de l’être humain et du monde à partir d’une enveloppe culturelle construite, à partir d’éléments historiques qui ne sont plus parlants pour notre temps.

L’exemple de Copernic est significatif à cet égard. Jusqu’au 17e siècle, l’humanité était convaincue que le soleil tournait autour de la terre… et malheur à qui osait déroger à cette croyance. Que de personnes ont été sacrifiées au nom d’une tradition figée, considérée comme intouchable.

Ce qui est extraordinaire à notre époque, c’est que des chrétiennes et des chrétiens, à la suite des marginaux de tous les temps, osent penser la transcendance autrement – une transcendance non plus indépendante de tout le reste et domination sur le monde mais comme lieu du tissu de la vie. Le souffle qui anime ces« sorcières » modernes saura-t-il tenir ou sera-t-il éteint par la lourde masse de l’institution ?

Toucher à l’image d’un Dieu-Père, patriarche, – ce qui va bien au-delà de l’adoption d’un langage inclusif – c’est toucher à l’imaginaire religieux patriarcal ; c’est comprendre l’être humain autrement, le responsabiliser de son salut et du salut de ses soeurs et de ses frères. La théologie féministe de libération essaie de récupérer la dignité de l’être humain, la condition humaine de recherche de bonheur sans l’enveloppe d’une histoire qui ne sert plus à notre âge.

Pour contrer ce courant libérateur, les tenants de l’institution recourent souvent à l’objection qu’on ne peut dire ces choses au peuple parce que ça va le scandaliser. Et ils continuent de faire les catéchèses comme avant, et ils continuent de perpétuer l’inégalité, l’injustice, les pouvoirs dictatoriaux dans le monde.

Une théologie féministe de la libération est une théologie humanocentrique, une théologie cosmocentrique. Cette théologie ne travaille pas à partir des structures qui gèrent le péché social. Elle part du péché anthropologique qui rend l’être humain captif de lui-même, captif d’une compréhension enfantine du monde, de Dieu, de Jésus. Toutes les dictatures en Amérique latine ont leur côté religieux, rendant l’être humain incapable de salut. La théologie féministe, par sa compréhension humanocentrique, invite au contraire chacune et chacun à devenir salut pour l’autre.

Cette théologie féministe vit encore dans les catacombes. Elle n’a pas encore acquis son droit à l’expression publique. Elle vit dans les rencontres de femmes qui travaillent avec les pauvres, dans les conversations coeur à coeur, dans différents milieux : universités, quartiers, avec des nuances différentes mais à partir d’un môme souffle. Elle se veut de plus en plus ouverte à une diversité d’approches. À côté des manipulations et des turpitudes de ce monde, nous savons reconnaître que nous vivons un moment extraordinaire de découverte d’un nouveau sens de la vie, d’un nouveau sens de l’appartenance à la terre.

CONCLUSION

L’avènement de différentes théologies dans le Tiers-Monde nous amène à faire des pas :

1. vers un pluralisme théologique c’est-à-dire un nouvel ordre chrétien avec une possibilité de dialogue non pour réduire l’autre mais pour la comprendre ; une marche au rythme de la différence qui éclate partout, une différence dans la réciprocité et non dans la réduction de tout au même.

2. vers une autre compréhension de l’unité qui se construit par le dialogue au niveau des valeurs de vie.

3. vers une autre compréhension de la communion au-delà des frontières institutionnelles et religieuses.

4. vers une autre compréhension de l’autorité, du pouvoir, du droit, de la mission. Un consensus communautaire entre groupes différents semble mettre en chemin une autre compréhension du pouvoir.

5. vers une autre compréhension de l’Église, communauté passionnée d’humanité comme Jésus, notre frère et Marie, notre soeur. La caractéristique féministe de cette théologie commence sans doute par le respect des femmes qui retrouvent leur dignité en se découvrant elles-mêmes comme personnes qui font l’histoire, mais elle va bien au-delà et s’étend à l’humanité entière.

…Quelques réflexions suite aux ateliers…

Nous vivons une crise de lieux communautaires. Partout on sent une certaine fatigue, un épuisement des forces traditionnelles communautaires. Il importe de ne pas oublier que la nouveauté ça se fait. Nous avons comme la nostalgie de reconstruire des liens pour faire face à notre isolement, de sortir de cette communauté individualiste qui atteint autant le pauvre que le riche. Il existe un projet politique anticommunautaire, anticollectif. La société développe aussi une théologie de l’impuissance. Pensez au drame de la faim en Somalie actuellement. C’est là un défi immense à relever à plusieurs.

Mon corps, c’est le moi construit ; le moi-même, c’est ce que je me fais. Dans mon corps, je sens le monde d’une façon patriarcale. Ce corps n’accompagne pas mes rêves d’amour. Etre capable de le dire, de le partager, c’est s’aider à trouver sa cohérence. La société et l’Église nous disent : « Arrêtez vos rêves. Il suffit que la hiérarchie pense ». Si nous arrivons ensemble à sortir de la peur de ne pas être approuvées par les clercs, nous répondrons aux défis posés par notre histoire. La structure patriarcale est au-dedans de nous. Nous la maintenons tout en la critiquant. C’est comme une plaie en nous qu’il nous faut guérir. Mais l’avenir n’est pas bouché. Si beaucoup de choses ne changent pas c’est que nous n’avons pas changé. Mais c’est déjà un pas immense de fait de nous rendre compte que la structure n’existe pas en elle-même.

Notre concept d’Église est limité. Mais nous sommes Église. Cela a des conséquences incroyables. Nous appartenons au mouvement Jésus, mouvement qui n’est pas fermé, d’où l’importance du dialogue et de la proximité.

Se laisser former. On a toujours la tentation d’aller former les autres. On veut leur annoncer la Bonne Nouvelle. Mais comment accueillons-nous l’autre comme « bonne nouvelle » pour nous ? Il n’y a pas de recettes pour cela. Il s’agit de créer des ponts, des alternatives différentes de vie.

Croire que la Bible est Parole parce qu’elle est d’abord vie. Dans l’Écriture, il n’y a que des événements de vie. La Parole de Dieu n’est pas d’abord un écrit mais la vie d’un peuple, la tradition d’un peuple. La culture des gens avec ses limites est la Parole première. Le reste vient après.

Une théologie féministe de libération voit les pauvres comme un collectif marqué par un genre qui articule une classe sociale, une race, une culture. Il importe d oser exprimer notre sentiment à partir de nos entrailles de femmes.