FONDAMENTALISMES SANS FRONTIÈRES

FONDAMENTALISMES SANS FRONTIÈRES

Marie Gratton, Myriam

Fondamentalisme ». C’est avec une certaine surprise que j’ai constaté, en consultant mon Petit Robert, combien le mot était d’usage récent. La réalité qu’il recouvre me semble si ancienne.

C’est seulement vers 1920, en effet, qu’il a servi à identifier « un courant conservateur protestant aux États-Unis ». Depuis 1980, ce vocable s’étend aux autres « courants religieux conservateurs et intégristes ». Le mot, dans votre esprit, a donc spontanément et à juste titre une connotation religieuse. Pourtant, c’est sous la rubrique « Société » que je choisis d’aborder la brûlante question des fondamentalismes, mais vous devinez peut-être déjà pourquoi.

Toutefois, avant de justifier plus avant les motifs qui me poussent à traiter d’un sujet aussi délicat, revenons un instant au dictionnaire pour voir ce qu’il nous dit de l’« intégrisme ». C’est « une doctrine qui tend à maintenir la totalité d’un système religieux (spécialement d’une religion) ; attitude des catholiques qui refusent toute évolution ». Au mot « fondamentalisme », je vous en ai gardé la surprise, on cite à titre d’exemple « le fondamentalisme islamique ». Protestants, catholiques, musulmans, tout le monde y passe, ou presque. Ceux que le Petit Robert a négligé de nommer, c’est dans les pages de nos journaux et dans les reportages radiophoniques et télévisés qu’on les retrouve. Quand ils deviennent fanatiques, les fondamentalistes, toutes croyances confondues, ont le don de défrayer les manchettes à cause de la violence extrême de leurs actions, de leurs attentats terroristes, de leurs appels à la guerre, de leur diabolisation de leurs adversaires identifiés comme « infidèles » , « ennemis de Dieu » ou « axe du mal ». D’autres, moins belliqueux, mais non moins convaincus, réussissent aussi à retenir à l’occasion l’attention des médias à la faveur de prises de position idéologiques rétrogrades, paraissant si déconnectées de la réalité sociale et politique contemporaine qu’on se demande comment leurs auteurs peuvent encore espérer convaincre les personnes qu’ils cherchent à rallier à leurs idées.

Les fondamentalismes ont beau être, par définition, des phénomènes religieux, il n’en demeure pas moins qu’ils ont de profondes répercussions sur la vie politique et sociale des pays, des continents dans lesquels ils naissent et se développent au point d’en venir, dans certains cas, à en façonner profondément et durablement la culture. Tant et si bien qu’ils ne conditionnent pas seulement la vie des fidèles très attachés à leurs croyances, mais aussi celle de l’ensemble des citoyens et citoyennes qui ne partagent pas les convictions des fondamentalistes les plus militants, et encore moins leur fanatisme. De gré ou de force, toutes et tous se retrouvent soumis à leurs diktats. Certains fondamentalismes cherchent de surcroît à s’implanter bien au-delà des frontières qui les ont vu naître. Leurs zélateurs voudraient supplanter les lois des pays qui accueillent comme immigrants certains de leurs coreligionnaires pour implanter des tribunaux parallèles pouvant rendre une « justice » conforme à leurs convictions intégristes. Nous en avons aujourd’hui un exemple en Ontario. Des responsables religieux musulmans voudraient y imposer l’établissement de tribunaux où la charia aurait force de loi pour juger de certaines questions concernant, entre autres, le divorce et la garde des enfants. Pareille initiative est fortement contestée par plusieurs membres de la communauté musulmane canadienne qui souvent sont venus chez nous pour échapper à l’intégrisme sévissant dans leurs pays d’origine. La perspective d’être rattrapés ici par les fondamentalistes les effraie, et on comprend pourquoi.

Certaines religions se définissent comme des théocraties, c’est-à-dire, toujours selon mon dictionnaire, comme « un mode de gouvernement dans lequel l’autorité censée émaner directement de la Divinité, est exercée par une caste sacerdotale ou par un souverain considéré comme le représentant de Dieu sur la terre, (parfois même comme un dieu incarné) ». Nous n’avons même pas à imaginer les vertigineux dérapages qu’une telle conception du pouvoir politique peut entraîner. Nous en sommes les témoins obligés et sidérés, là où des dirigeants l’imposent et où le fanatisme de certains, fussent-ils une minorité, vient renforcer jusqu’à ses plus sinistres conséquences la mise en œuvre d’une telle vision du monde et de l’ordre qu’on doit lui imposer au nom d’une prétendue mission divine.

On l’aura compris, ce qui me paraît devoir être dénoncé ce n’est pas le contenu dogmatique de telle ou telle religion, mais l’utilisation politique qui en est faite pour imposer ses ambitions hégémoniques en se réclamant du nom et de la volonté de Dieu. Je ne dois pas être la seule à soupçonner que le zèle pour le service de Dieu et de sa loi sert souvent, sinon toujours, d’alibi à un appétit de puissance qui cherche à masquer son visage, mais qui ne réussit pas à cacher son jeu.

Comme les chefs politiques des régimes théocratiques croient, ou font semblant de croire, détenir de Dieu en personne l’autorité dont on les a, ou dont ils se sont eux-mêmes investis, on comprendra aisément qu’ils ne sont guère enclins à la tolérance, si bien que fondamentalisme et fanatisme se conjuguent spontanément dans leurs jugements et dans leurs actions. Ce n’est certes pas d’hier que les fondamentalismes ont contribué à mettre le monde à feu et à sang, mais leur virulente résurgence à notre époque en a désarçonné plusieurs. Toutes les guerres, toutes les exactions, tous les actes de barbarie que les fondamentalismes déchaînent font la une de nos quotidiens et de nos journaux télévisés, je n’ai pas à m’y attarder.

Paraphrasant le vers célèbre de Racine : « Ainsi que la vertu, le vice a ses degrés », je dirai volontiers qu’ainsi que la vertu le fondamentalisme a ses degrés lui aussi, et que certaines de ses formes, parce qu’elles paraissent assez inoffensives à des esprits un peu distraits, retiennent moins, sauf exception, l’attention des médias. Le fondamentalisme chrétien n’en est plus, Dieu soit loué, à l’époque du « Crois ou meurs ». Sous sa forme protestante, il est toutefois devenu un facteur très important dans la politique américaine. La campagne présidentielle, qui bat son plein chez nos voisins pendant que j’écris ces lignes, et dont vous connaîtrez l’issue quand vous les lirez, est une parfaite illustration du pouvoir du fondamentalisme protestant aux États-Unis. Ce n’est pas le moindre paradoxe qui hante ce pays tissé de tant de contradictions. Pays dont la constitution prévoit la séparation de l’Église et de l’État, mais où la droite religieuse fait la pluie et le beau temps, pays de liberté qui a attendu la deuxième moitié du XIXe siècle pour renoncer à l’esclavage, pays qui proclame que « All men are created equal », mais où la discrimination tant raciale que sexuelle, pour s’en tenir à ces deux-là, a été justifiée sans le moindre scrupule par bon nombre de citoyens, y compris les plus éminents et les plus pieux. Des textes bibliques n’étaient-ils pas censés en être le fondement ?

Chez les catholiques, le nom l’indique, on pense « universel », on voit grand. Aussi, quand Rome, emprunte la plume du cardinal Ratzinger pour transmettre sa vision du monde et sa conception de LA femme — un singulier qui en dit long—, la missive a beau être adressée aux membres de l’épiscopat, on comprend, en lisant cette Lettre aux évêques de l’Église catholique sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde, que son signataire rêve de rejoindre et d’influencer tous les habitants de la planète, à commencer par les femmes. Il argumente en effet à partir du récit biblique de la création, censé fonder une anthropologie indiscutable et irréformable puisqu’elle trouve sa source dans des textes qui nous reportent « au commencement », quand le Créateur a mis en place l’ordre du monde.

Les premiers mots de cette lettre ne laissent d’ailleurs pas beaucoup de place au doute quant à la portée souhaitée par le document. « Experte en humanité, l’Église s’est toujours intéressée à ce qui concerne l’homme et la femme. » Ce qui préoccupe encore et toujours le Vatican ce sont « certains courants de pensée dont les thèses ne coïncident pas avec les perspectives authentiques de la promotion de la femme ». Et qui connaît et promeut les dites « perspectives authentiques », qui, sinon l’« experte en humanité » ? En se fondant sur quoi ? Sur les deux récits mythiques de la création qu’on trouve au livre de la Genèse, qui nous en dit certainement très long sur les opinions qu’entretenaient leurs auteurs sur les femmes et sur les rapports qui les liaient aux hommes, mais qui n’a pas le mérite de nous renseigner sur « le commencement ». Les récits théologiques, s’ils sont de nature à fonder une foi particulière, ne peuvent prétendre imposer une anthropologie universellement acceptable et ne devant jamais être révisée à la lumière des découvertes de la science. Définir la nature de LA femme et déterminer le destin DES femmes en s’appuyant sur des récits mythiques, voilà un exemple flagrant d’un fondamentalisme impénitent, maintes fois dénoncé, mais resservi jusqu’à plus soif. Tant et si bien que beaucoup de femmes estiment qu’elles ont des tâches plus importantes en ce monde que de réfuter une fois de plus le contenu des lettres qu’on leur destine, sans nécessairement toujours les leur adresser, comme dans le cas que je viens d’évoquer. L’idéalisation de LA femme qu’on retrouve une fois encore dans ce texte de Rome n’arrive pas à masquer la méfiance que LES femmes inspirent. À coup d’insinuations malveillantes on les tient principalement responsables des problèmes qui frappent nos sociétés.

Voici pour finir une anecdote qui montre que si le fondamentalisme romain ne porte pas aujourd’hui à tuer, il peut encore « excommunier » pour la plus bizarre des raisons. En haut lieu, il y a longtemps, on décida que le pain eucharistique devait être fait de « pur froment ». On sait maintenant que le gluten contribue à la panification. S’appuyant donc sur les directives du Vatican, l’évêque de Trenton, New Jersey, vient d’invalider la première communion d’Haley Pelly-Waldman, une enfant souffrant de la maladie cœliaque qui avait obtenu du curé de Saint-Denis de Manasquan de recevoir une hostie sans gluten, une substance à laquelle elle est allergique. La mère de la fillette  attache moins d’importance que le Code de droit canonique à la qualité de la farine utilisée dans la confection des hosties… Elle a donc écrit au cardinal Ratzinger pour lui demander de l’aide. Souhaitons-lui bonne chance, elle en a besoin.