FRAGILE LIBERTÉ

FRAGILE LIBERTÉ

Ivone Gebara, Mediaspaul 2005

Louise Melançon, Myriam

Je ne sais si je peux dire autre chose que Lise Baroni lorsqu’elle écrit la préface de ce livre : Ivone Gebara nous parle de sa “quête de liberté” tout autant que de sa “soif de vérité”, de manière très concrète, et se tenant toujours sur “les crêtes de précipices” (p.5).

1. Le parcours du livre démarre (ch. 1) avec une réflexion sur la nécessaire contextualisation des théologies, et des éthiques, s’adressant à un public d’étudiantes et d’étudiants de la Faculté de théologie de Montréal. De là, elle aborde directement (ch.2) la question de la liberté dans un chapitre qui m’apparaît fondateur, et donc le plus important, pour la philosophe.

Son hypothèse : “la liberté n’est pas seulement le point d’arrivée d’un projet politique libérateur dans lequel nous nous sommes engagés, elle n’est pas seulement le résultat d’un combat particulier, mais un chemin continu et même ambigu, au sein de la vie de tous les jours” (pp.67-68). La liberté, c’est un combat de résistance de tous les jours contre les forces sociales négatives, et aussi les forces négatives qui nous habitent intérieurement, pour nous garder ou nous amener dans l’esclavage sous toutes ses formes. Une telle quête concrète de liberté exige de “penser notre vie” (pp.68ss.) dans le quotidien. C’est la philosophie accessible à tout être humain. Cependant c’est un choix au nom de notre dignité humaine. Et la quête de liberté se fait dans des expériences multiples, selon les personnes, les groupes, les moments de l’histoire, les contextes culturels. Ainsi “le cri de la liberté, c’est le cri de notre finitude…” (p.71) La liberté n’est jamais définitivement acquise : il nous faut recommencer toujours nos quêtes de nouvelles libertés.

Ivone Gebara traite ensuite de diverses thématiques dans l’horizon de sa philosophie de la liberté : le multiculturalisme (ch.3), comme lieu de complexité pour vivre notre liberté en solidarité avec la diversité humaine ; la dimension sexuée, féminine et masculine, de la liberté (ch. 4) ; la question de “donner sa vie” pour la liberté (ch.5) comme modèle absolu ( ?) ; la religion en rapport avec la liberté (ch.6), et au regard de l’expérience chrétienne ; et finalement (ch.7), notre auteure se risque à poser quelques repères pour vivre la quête de liberté dans le contexte de “globalisation capitaliste”.

2. Je retiens particulièrement de cette lecture trois éléments :

a) le premier, c’est l’accent mis sur le sentiment comme point de départ de l’expérience de la liberté (ch.2), du processus de libération aussi bien personnelle que collective. C’est parce que je sens de la douleur, un manque, l’esclavage ou le poids d’habitudes culturelles que se déclenche en moi un processus de réflexion, et une action pour m’en sortir, et cela nourrit aussi l’expérience collective : « Le sentiment est … un médiateur entre moi et moi-même, entre moi et le monde de mes relations… à ses différents niveaux, (il) fait partie de notre processus de connaissance, de notre pensée et de toutes nos relations. Il est capable de déclencher la pensée, l’amour,la quête de justice, la solidarité. » (p. 81)

b) Le second élément qui me semble tellement juste, et dont j’ai toujours été consciente comme intellectuelle féministe, c’est la manière prétentieuse de concevoir la liberté comme valeur universelle, au-dessus des limites de la condition humaine, de la couleur de la peau, du sexe, des contingences de l’histoire (ch.4). Ivone rappelle l’enracinement de cette conception abstraite de la liberté dans la philosophie de l’époque des “Lumières” (18e siècle) qui identifiait la liberté à l’Esprit (Hegel), à la raison. Pour les femmes, le fait d’être plus proche de la nature, des tâches matérielles, etc… les tenait à l’écart.1 L’un des principaux enjeux des mouvements féministes du XXe siècle fut, et est encore, de confronter cette “liberté au masculin” qui exclut non seulement les femmes mais aussi tous les groupes qui ne sont pas partie prenante de cette tradition intellectuelle et politique du 18e siècle occidental.

c) enfin, notre auteure traite des rapports entre religion et liberté à partir d’une approche philosophique encore une fois : la religion, avant d’être une institution, consiste en la recherche de sens chez les individus et les collectivités. La religion est une expérience humaine qui comporte, comme toutes les autres, du positif et du négatif : nous sommes des êtres de mélange, dit-elle (p. 154), et nos croyances viennent du même terreau. “Croire, c’est faire un pari sur le réel, accueillir un horizon, une direction, un sens particulier marqué par une certaine bonté, un certain projet de vie, et par conséquent, un certain sens” (p.160). Mais cette foi s’habille de croyances relatives au contexte, à la tradition dont nous sommes marqués. Dans une société sécularisée, dans un monde technologique comme le nôtre, la perception de la foi ne peut qu’être touchée profondément. En regard de la liberté, l’aliénation religieuse peut exister. Des autorités spirituelles peuvent faire en sorte de nous garder dans un certain esclavage, comme aussi la société capitaliste dans laquelle nous sommes.

Mais le message chrétien primitif, comme la tradition des prophètes et de Jésus lui-même, nous invite à la quête de la liberté. Dieu est liberté. Ce n’est pas un concept, Dieu, c’est un appel à être, avec Dieu en nous, comme Jésus, fils et filles de Dieu, en annonçant, dans des pratiques libératrices, la sortie de l’esclavage. Être à la suite de Jésus, c’est prendre parti pour ceux et celles qui sont davantage exclus des systèmes de pouvoir, dans l’esprit de Matthieu 25, être auprès de ceux et celles qui ont plus besoin d’être reconnus dans leur dignité humaine, et leur valeur de “fils et filles” de Dieu. “Le Dieu de Jésus… s’affirme comme le Dieu en nous, l’Emmanuel, le Dieu d’une relation de proximité… une relation d’intimité et de partage entre frères et sœurs, entre amis et amies.” (p.174) La lecture de l’expérience chrétienne, comme le fait Ivone Gebara, s’ouvre sur l’horizon de l’éthique, comme un appel de sens au-delà de nous-même, celui de bâtir la communauté humaine, et cela dans la vie quotidienne. Tel est le nom de Dieu.

1. J’ai beaucoup apprécié que Gebara réfère à une femme remarquable de cette époque, Olympe de Gouges, qui a écrit un document alternatif à celui de la Charte des droits de l’homme de 1789, en France, pour inclure l’exercice des droits naturels des femmes (pp.112-113).